• — J’aimerais partager avec vous, une réflexion générée parle comportement de mon petit fils de quatre ans à l’époque. Il était plongé sur son jeu électronique ; oui, déjà ! Quand il s’aperçut que je l’observais, il me demanda :

    — Tu veux que je t’apprenne Papi ?

    — Ainsi, venait-il de me rappeler qu’à cet instant, par rapport à lui plus de soixante années s’étaient écoulées et que du haut de son innocence, il avait déjà quelque chose à m’enseigner. L’ignorant j’en suis conscient, il m’indiquait que je me rapprochais de la porte de sortie, puisque je n’avais plus rien à lui apprendre. Le savoir venait de changer de camp. Je le remerciais gentiment et je me levais, prétextant une chose à finir dehors avant la nuit. Ostensiblement, je tournais la tête pour voir qui posait sa main sur mon épaule. Mais il n’y avait personne ; que ces années qui construisirent ma modeste vie.

    Je me demandais alors si un jour je serai en mesure d’expliquer à ce merveilleux enfant, avec des mots simples, enfin, s’ils existent toujours, que de mon temps, les jeux étaient beaucoup plus passionnants, car ils ne ressemblaient à rien d’autre que la réalité. Nous traversions les jours comme nous le faisions des rues, en toute quiétude, nous heurtant seulement aux choses de la vie qui n’encombraient pas celles des personnes. Avec quels mots qui ne le forceront pas à sourire, lui confierais-je que lorsque le progrès arriva timidement dans nos campagnes, loin de s’extasier ou de frapper dans leurs mains, les anciens ont levé leurs bras vers le ciel et s’écrièrent d’une même voix :

    — Oh ! Tout cela est peut-être beau, mais ce n’est pas bon pour nous ! Ça nous tuera !

    Avec quelles phrases pourrais-je lui dire que la vie nous effleurait quand nous étions sur son passage et que bien souvent nous pouvions presque la toucher du bout des doigts et la caresser ? Certes, elle était rude, mais les hommes d’alors ne l’étaient pas moins ; on pensait même qu’ils faisaient les efforts nécessaires pour lui ressembler. L’existence était un spectacle grandiose dans lequel chacun avait sa place en plus d’y jouer à la perfection le rôle qui lui avait été désigné. Il ne serait venu à personne l’idée de s’étonner que les saisons se posent délicatement sur les choses, la nature et les hommes, imprimant un sceau sur un document, les couleurs et les saveurs qui donnent tant de charme au quotidien.

    Pourrais-je lui expliquer que ce temps jadis ressemblait à un immense poème rédigé sur le plus beau de tous les parchemins puisqu’il était lui-même le temps ?

    Me croira-t-il quand je lui dirai que les mots chantaient à chaque ligne parce qu’ils étaient écrits avec l’encre du cœur et de l’amitié ? Bien sûr que les larmes coulaient, lui répondrais-je, car il me le demandera forcément. Il ne sera pas sans savoir que même l’amour, parfois tire la brume des yeux remplis de questions. Mais celles des gens d’antan se faisaient discrètes. Elles choisissaient l’ombre des soirs afin que nul ne les voie.

    Les sourires ?

    Ah ! Oui, ils étaient éclatants. Tiens ! dirais-je alors en me gaussant  ; ils ressemblaient aux fleurs qui bordaient les chemins et ils se reflétaient dans les regards de ceux qui posaient les yeux dessus. C’est qu’observant le monde qui nous entoure, j’ai soudain le sentiment que ce n’est pas un siècle qui vient de s’écouler, mais des dizaines, tant les changements sont profonds et irréversibles.

    Pour nous punir, j’ai l’impression amère que le temps nous tourne le dos, et qu’avec lui il emporte la lumière et les joyaux qui scintillaient dans notre existence d’alors.

    Me voici aujourd’hui aux côtés des hommes de demain, avec, dans le creux de la main un bien modeste cadeau : L’image de la vie comme je la sentais alors courir à fleur de peau.

    Comment pourrais-je lui dire que cette chose essoufflée est cependant immense et indispensable à son bien-être, puisqu’elle est celle qu’il s’apprête à traverser, même si pour l’heure, elle lui semble n’être qu’une apostrophe ?

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  •  

    – Sans que nous ayons rien remarqué, un beau jour ils nous ont tourné le dos en même temps qu’ils le firent de leur passé.

    — J’imagine que ne pouvant exorciser les lieux ou les personnes, ce sont eux qui partirent comme s’ils s’étaient vaincus eux-mêmes, dis-je prudemment. Ils préférèrent abandonner le nid où les parents venaient leur donner la becquée et s’envoler vers d’autres cieux !

    Pour essayer de les réconforter, j’ajoutais que les conflits de générations n’étaient pas une nouveauté, et probablement qu’un jour ils le retrouveraient ce chemin qui devait être resté gravé en leurs mémoires.

    – Vous avez peut-être raison, me répondirent-ils encore en cœur.  

    Nous leur avons sans doute appris à voler trop tôt. Quand nous leur vantions les beautés du monde, nous ne pensions pas qu’ils courraient si vite à leurs découvertes ! Nous nous sommes trompés aussi lorsque nous leur avons révélé qu’il existait des sentiers qui conduisaient discrètement vers le bonheur.

    Alors ils sont partis à sa recherche. Nous ne leur avons jamais dit que nous dûmes nous sacrifier pour les élever, car nous avons estimé ne remplir que notre rôle, afin qu’ils deviennent ce qu’ils sont aujourd’hui. Nous n’avons jamais abordé de sujet qui eut permis à leur esprit fragile de se sentir blessé. Nous-mêmes, nous avons grandi avec les rudesses et les privations, car le temps d’avant ressemblait à cela. Mais avec nos enfants, nous ne fîmes pas de même. D’ailleurs, est-il utile de serrer la ceinture à un gosse qui ne porte pas encore de pantalon ? Soyons honnêtes ; nous savons depuis toujours que nous ne pouvons parler de sacrifices à nos enfants, puisque c’est notre rôle de parents d’assurer leur avenir ! Nous sommes, pour eux, des barrières de protection qui les empêchent de tomber dans les précipices d’où ils ne pourraient pas remonter.

    — Les écoutant, je me posais une question que je pris garde qu’ils en prennent connaissance. Je me demandais comment quelqu’un qui n’avait jamais semé le vent pouvait récolter la tempête. Le temps ne se rebellera-t-il jamais en leur faveur, me dis-je encore ? Une blessure fait donc semblant de se refermer pour nous faire croire que nous pouvons oublier. Mais à n’en pas douter, il suffit de passer un doigt dessus pour se rappeler la douleur qu’elle occasionna.  

    La mère me confia que leurs enfants les savaient proches des anciens. Ils n’étaient jamais de fêtes à la maison sans qu’ils n’aient leur couvert à notre table. Comment ont-ils oublié toutes nos recommandations ? Quel est donc ce phénomène qui leur fait négliger que nous existons ? D’où vient cette force puissante et méconnue qui les empêche de reproduire le modèle qu’ils avaient sous les yeux ?  

    Je ne désire pas que leurs enfants aient les mêmes dispositions à leur égard ; avait ajouté en soupirant la brave femme. Nous savons trop la douleur que cela engendre.  

    Nous ne souhaitons à personne de telles souffrances. Elles sont si pernicieuses, qu’il me semble que ce sont elles qui sont à l’origine de notre vieillissement et en même temps de l’allongement de notre vie, comme si elles prenaient du plaisir à nous digérer jusqu’à la dernière lueur d’espoir.

    – Afin de ne pas ajouter à leur peine, je n’abordais plus que des sujets de conversations qui leur permettaient de retrouver les heures heureuses de leur vécu si riche. J’aimais alors, voire sur leur visage, se poser à nouveau des sourires, disputant leur place aux rides si nombreuses, qu’à travers elles, je pourrais presque compter les ans. Les émotions ressenties durant des échanges portant sur un temps désormais révolu permettaient à quelques sillons de disparaître un moment, comme si des années venaient à s’effacer. C’est à cet instant de notre rencontre qu’ils se mettaient alors à parler sans que je fasse rien pour les arrêter. Ils remontaient à leur tour le chemin de leur jeunesse et ils m’invitaient à les suivre à travers ce passé heureux.  

    — Le temps ressemblait à un délice que chacun se partageait, me dit le vieil homme avec un franc sourire enfin retrouvé. Chacun avait sa place dans la société en même temps que dans le cœur des autres. Les rivalités ne divisaient pas les gens. Elles les rendaient seulement plus forts et parfois aussi meilleurs. Elles jouaient le rôle d’une locomotive tirant de nombreux wagons.  

    – Je ne me lassais pas de les écouter. J’avais ouvert une porte par laquelle entrait une bouffée d’air frais. À l’instant où je les quitterai, je savais qu’ils seraient encore un long moment heureux, et que par la fenêtre, à la minute où ils reprendraient leur place, il n’y aurait plus que le bonheur à leur adresser de grands signes.

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                                                                              FIN 


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  • — Il y avait quelque temps que je n’avais plus rendu visite à un couple de personnes âgées, des amis de longue date. Connaissant la sensibilité qui leur tenait compagnie depuis le jour où ils se dirent « oui », je devinais que ma présence leur serait salutaire. N’avez-vous jamais remarqué qu’à partir d’un certain âge, chez les anciens, on rencontre souvent de pareilles appréhensions et les semblables attentes, même s’ils ne les avouent jamais ? Il leur importe peu que leur maison soit immense ou modeste, bourgeoise ou discrète, comportant de nombreuses pièces ou une seule dans laquelle ils ont réuni toutes les émotions d’une vie.

    Derrière la fenêtre donnant sur le monde dont ils finissent par oublier qu’il exista, ils se tiennent immobiles. Oh ! Pas pour admirer le paysage ; assis ou debout, triturant un objet ou un mouchoir brodé à l’ancienne, qui les accompagna tout au long des années, ils sont là, dis-je, imaginant des situations, rêvant au temps passé ou espérant on ne sait quoi.

    À travers les carreaux, ils ne voient plus la montagne, qui pourtant est belle en toutes saisons. S’ils résident le long de la côte, il y a des années que le va-et-vient de la mer n’attire plus leur regard et qu’ils ne songent plus à commenter les vols des oiseaux migrateurs s’enfuyant vers les pays au climat plus accueillants dès que l’automne installe ses couleurs, afin de signaler aux retardataires qu’il n’est plus l’heure de s’attarder en chemin. Que la campagne soit verte ou dénudée ne semble plus les préoccuper. Il y a bien longtemps qu’ils ne succombent plus à son charme.

    Les regardant vivre avec une infinie tendresse, on a le sentiment qu’ils se détachent de tout ce qui représente la grandeur de la vie. Ils n’ont plus d’espérance, et plus rien ne les inspire. Ils gardent les yeux rivés sur le chemin qui conduit le visiteur jusqu’à eux. Les voyant s’agiter derrière la fenêtre à l’instant où ils m’aperçoivent, je sais que je trouverais la porte ouverte avant que je claque le heurtoir sur son socle. Quel bonheur au moment où je franchis le seuil de la maison !  

    De courtoisie, la visite prend rapidement un air plus joyeux. Je me retrouve entouré comme si j’étais celui qui apportait les nouvelles dont ils n’espéraient plus la venue.

    Les sentiments, comprenant qu’ils sont les rayons de soleil des conversations, se mêlent sans tarder aux mots. Les débats deviennent solennels lorsque le sujet est de la plus haute importance. Ils ont un caractère confidentiel si l’on évoque la famille qui est au centre des échanges. Entre chaque phrase, des silences pèsent de tout leur poids sur les gens réunis autour d’une table sur laquelle les bras sont tendus, les mains ne tenant plus en place.  

    Dans ces instants où les pensées réclament une pose, seul le balancier de la vieille pendule scande le temps. Les tic-tac ressemblent à des ponctuations, indiquant qu’il est l’heure de reprendre son souffle. Depuis que je les fréquentais, je savais qu’il était inutile d’aborder des sujets qui permettraient à la tristesse d’accompagner nos échanges. De même était-il superflu de poser certaines questions embarrassantes concernant leurs enfants, si je ne voulais pas voir les yeux se remplir d’une humidité qui finissait toujours par quelques hauts de corps que soulève le chagrin lorsque l’on ne peut plus le contenir.  

    Avec une grande humilité, ils s’excusaient d’être encore sensibles à ce point de se donner en spectacle devant des étrangers.  

    Mais, comment ne l’auraient-ils pas été, quand on sait que la vie durant leur cœur fut le refuge de l’amour et que celui-ci y avait pris ses aises ?

    Une fois, une seule fois j’avais demandé des informations des enfants dont les sourires égayaient les cadres suspendus aux murs jaunis. C’est ce jour-là que je vis les visages des parents s’assombrir à la façon d’un ciel qui se charge de nuages annonçant le mauvais temps.

    — Des nouvelles de nos petits et des petits-enfants, m’avaient-ils répondu comme si ma question les avait surpris ?  

    Me montrant l’allée que je venais de remonter, le vieil homme ajouta :

    — Pour vous, elle est libre de tous obstacles. Pour eux, nous pensons qu’elle est semée d’embûches insurmontables.  

    Il semblerait que ce sont les non-dits et les maladresses du cœur qui ont dressé des barrières infranchissables. Depuis leur départ, je me demande s’il n’y a pas une main invisible qui a verrouillé un portail que nous ne distinguons pas, car il n’est destiné qu’à eux.

    — Êtes-vous donc fâchés à ce point qu’ils ne viennent pas de temps à autre ?  

    — N’allez surtout pas penser de pareilles choses ; m’avaient-ils dit d’un même élan, révélant une complicité de tous les instants. (À suivre).  

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  • – Il est des jours comme celui-ci, où l’on ne peut retenir plus longtemps l’amertume qui aigrit les pensées. L’envie d’abandonner nous murmure ses plaintes à l’oreille, alors que, en nous, se réveille le sentiment de frustration.

    La mort dans l’âme, fixant mes pieds qui implorent presque que je les laisse en cet endroit, j’ai bien envie d’y déposer mon bagage. Je viens de traverser toute une vie, même si elle fut modeste ; et savez-vous ? Lorsque je me suis retourné, je n’ai rien retrouvé, aucun de mes pas, plus aucune trace ! Rien de ce qui fit les jours ne m’apparut. Les sourires échangés ont disparu ainsi que les promesses ; les regards si profonds que parfois, j’y devinais une âme se sont éteints ! Des mains, cependant soudées pour toujours, croyait-on, se sont désunies, et des yeux dans lesquels brillaient les étoiles se sont remplis de larmes. Pourtant j’en ai parcouru du chemin ! C’est comme si j’avais marché chaque jour dans la tempête et que foulée après foulée, ma mémoire se soit effacée.

    J’ai rencontré des frères et des sœurs, chaque jour plus nombreux ! Tous comme moi, las, épuisés et fatigués par le temps qui ne leur ménage aucun répit. Sur les lèvres des uns et des autres, se formait toujours la même question : sont-ce les jours qui nous fuient, parce que nos émotions ne leur conviennent plus ?

    J’ai découvert que tout au long d’une existence, il y en a des gens à réconforter, des larmes à éponger, des cœurs à consoler à défaut de pouvoir les soigner. Puis, soudain, sur le seuil de la misère, je me suis senti petit et impuissant.

    Aujourd’hui, après un périple de tant d’années, me voilà arrivé sur les berges d’un fleuve, comme si la destinée me commandait de respirer avant de repartir. Regardant l’eau courir, elle me donne l’impression que c’est un chemin qui s’enfuit, m’abandonnant à mes états d’âme. J’ai l’étrange sentiment que c’est ma vie qui s’écoule à mes pieds. Elle se précipite vers l’océan son grand frère, à qui elle a tellement de choses à dire.

    Une existence ! Cela paraît interminable quand on cherche à en compter les heures. Cependant, même si l’on croit avoir fait plusieurs fois le tour du monde, on s’aperçoit que notre vie ou notre histoire est toute petite au regard de l’univers et surtout elle est beaucoup trop courte ! Tandis que nous arrivons là où je suis et que nous voulons faire un bilan, on comprend qu’on n’a rien fait, ou si peu de choses en vérité. On pensait avoir remué des montagnes, et ce ne sont que des monticules que nous avons déplacés. On prétendait avoir secouru des milliers de gens, et ce ne sont que quelques amis que nous avons recueillis dans nos bras. Nous croyions avoir édifié des monuments, et ce ne sont que de modestes demeures qui n’abriteront que quelques générations ! Nous imaginions, du monde, avoir découvert tous ses secrets alors qu’il nous livra que de rares images, juste celles qu’il voulait que l’on retienne de lui.

    Maintenant que me voilà à ressasser mes souvenirs, je me rends compte que je n’aurai pas dû m’asseoir ici. Je n’aurais pas dû refuser la dernière pirogue qui m’invitait à enjamber le ruban ondulant sous les caresses de l’alizé. J’aurais dû continuer le plus loin possible, là-bas, où des cœurs saignent encore, où des rumeurs grandissent dès le levant et que les gémissements accompagnent les soirs.

    Sans doute bien tardivement je me rends compte que ce n’est pas l’air que nous déplaçons avec force gesticulations qui font tourner les meules des moulins, mais l’eau calme et docile qui remplit sans relâche les godets de la roue à aubes. Écrasant inlassablement, elles transforment les bons grains en farine et pareil à eux, il n’est que les sourires pour assécher les larmes qui empêchent l’amour d’apparaître tel qu’il est, limpide, pour imprégner les cœurs.

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  • — Le vieil homme se tut, car la nuit était descendue de l’espace et rendait la terre invisible. C’était l’heure où les âmes reviennent au village récolter les offrandes qui leur sont destinées, mais dont personne ne doit savoir qui a choisi une chose ou qui s’en est retournée sans rien prendre, en signe de mécontentement envers celui qui l’a déposé.

    Au fond des carbets, les enfants dorment déjà dans les hamacs, ils laissent leurs esprits rejoindre leurs rêves. Longtemps après cet épisode qui avait fait de moi un homme, un jour le chagrin me revisita et prit possession de tout mon être. Jamais auparavant, je n’avais connu pareille douleur. Mon corps m’avait commandé de me lever même si le jour traînait encore de l’autre côté de la forêt.

    Ma nuit avait été agitée, le sommeil se refusant à mes yeux. Dès qu’ils se fermaient, je voyais des arbres qui se mettaient en route, escaladant des collines, plongeant dans des plaines profondes et lointaines avant de revenir vers les villages qu’ils traversaient sans que rien ne fût dérangé. Lorsque je décidais de poser le pied à terre, j’étais aussi épuisé que si j’avais marché durant des lunes.

    La fumée des feux devant chaque carbet finissait de chasser les moustiques et autres insectes. J’entrepris de faire le tour du village à la découverte de l’homme qui m’enseignait les choses de la vie avec une infinie patience.

    Je dus me rendre à l’évidence, il n’était pas là ce matin. Ne le trouvant en aucune part, j’élargis ma recherche, explorant chaque layon, prospectant tous les sentiers, mes sens en éveil.

    Tandis que je marchais, j’entendis en ma mémoire les phrases que le vieux sage me répétait si souvent. L’une d’elles revenait sans cesse à mon esprit.

    — Vois-tu, disait-il ce jour-là, il est inutile de chercher à remonter le temps. On doit seulement aller à la cadence qu’il nous impose, jusqu’au jour où sur notre route la mort nous rejoint. Il ne faut pas la craindre, sinon comment la vie pourrait-elle exister si elle ne la remplaçait pas un jour ? En fait, elle est la porte qui conduit vers un autre monde. Elle ne s’ouvre que pour accueillir le nouvel arrivant puis se referme dès que l’âme a pénétré le pays invisible. En nos corps, la mort grandit au même rythme que l’existence. Mais comme elle est immatérielle, elle profite de la faiblesse du temps installé en nous pour le dépasser et nous emporter. Quand en toi, tu sens que ta vie fait des signes de détresse, alors il est l’heure pour toi de partir vers ton arbre. Tu sais que tu n’as plus rien à faire au village où c’est la place des vivants et de ceux qui sont chargés d’expliquer aux autres.

    – Soudain, les mots de l’ancien venaient de fuir mes pensées. Mes yeux s’étaient fixés sur mon ami.

    Il était immobile, assis, les jambes repliées sous lui. Son buste était droit, ses mains posées sur les genoux. Il semblait méditer, face à la plaine qui s’étendait au pied de la colline. Il paraissait figé depuis la nuit des temps. Je m’approchais à pas feutrés, craintif comme un jeune chien. Il demeurait là, le regard perdu, son visage n’exprimant rien, seulement détendu comme quelqu’un que l’on vient de soulager d’une lourde charge.

    C’est alors que je vis, couché à ses côtés celui que je pensais être son arbre. Il avait dû être un beau sujet, si l’on tenait compte de l’épaisseur du tronc. Je compris que l’un et l’autre s’étaient attendus pour faire la longue route qui se dessinait maintenant devant eux. La mort avait gagné, car elle avait su se montrer plus patiente.

    – Mais alors, cette nuit, cette agitation en mon corps ?

    Serait-ce en voyant s’approcher la faucheuse que le temps s’enfuit de mon côté pour m’investir de même qu’en mon arbre ? Je regardais une dernière fois du côté du vieux sage. Je ne savais pas ce que pouvait représenter le mot aimer ; mais, à cet instant, je compris qu’à ma manière je l’avais sincèrement apprécié et que de cette amitié venait de naître une profonde douleur qui rôdait autour de mon cœur. Ne pouvant plus rien faire pour lui, je lui demandais pardon pour les fois où j’avais douté d’un mot, ignoré une question ou soulevé un problème qui l’avait dépassé. Le plus délicatement possible, je posais une main sur son épaule et l’autre sur le tronc de celui qu’il avait estimé être son temps.

    Sans me retourner, je partis vers mon arbre, à l’opposé de la forêt. Il était inutile que je reste là, à me lamenter.

    Mon vieux compagnon ne m’apporterait plus rien.

    D’ailleurs, ne m’avait-il pas dit jadis qu’il était idiot de demeurer prostré auprès de celui qui s’apprête à partir pour le dernier voyage ?

    –  Cela risque de contrarier ceux qui sont chargés de le conduire dans le firmament, en un lieu secret où le temps prend naissance, avait-il insisté. 

    – Depuis ce matin triste, à chaque visite, je serre plus fort le bois de mon manguier pour m’assurer qu’il est toujours en vie et qui sait, si ce n’est pas aussi pour sentir la main de mon ami effleurer la mienne à travers l’écorce.

    Le tronc de mon arbre devint si gros que je posais mon oreille dessus pour l’écouter vivre. Il fut si important que mes bras ne purent l’encercler.

    C’est que du temps, il s’en était écoulé. Je pouvais donc l’estimer, le mesurer et même le déguster lorsque la saison des fruits rayonnait. Ainsi, chacun d’entre nous à notre allure nous cheminions à travers l’existence. Je dialoguais avec mon arbre, passant de longs moments à ses côtés comme si je voulais tout connaître de lui. Je désirais déceler en lui la moindre anomalie, inspecter la plus petite blessure, observer chaque signe qui m’indiquerait les premières alertes, les premières souffrances. J’auscultais la charpente et les rameaux comme des membres humains douloureux. Parfois, je me désolais lorsque des branches tombaient emportant avec elles des lambeaux de mémoires.

    – Ne t’alarme pas, avait dit le vieux sage. Tu dois comprendre que pour faire du bois neuf, il doit se défaire de celui qui est arrivé à échéance. Il se nourrit de ce qu’il laisse partir, ainsi il ne perd jamais le fil de ses pensées. Et puis, avait-il conclu, parfois, il est bon d’abandonner un peu de l’existence pour en gagner davantage l’instant suivant.

    – Le temps se succéda à lui-même. Depuis le jour de la mise en terre de mon arbre, il y en eut de nombreux autres d’affaler pour assurer l’espace de plantations vivrières. Le mien se désolait, abandonné au bon vouloir de la reconquête de la forêt heureuse de retrouver une part de son territoire. Elle pouvait refaire son unité et en ces lieux, un temps transformé en grenier, la nouvelle pousse était drue à ce point qu’il me fallut lutter chaque jour pour maintenir mon layon ouvert. Un matin, posant mon maigre bagage au pied de mon arbre, je ne pus m’empêcher de le lui demander.

    – N’as-tu pas le sentiment d’être devenu gênant au milieu de toute cette végétation ? On dirait qu’ici, nous sommes de trop et que l’on nous pousse vers le néant. Notre temps n’intéresserait-il plus personne, que les éléments nous imposent le leur ? Je vois bien que toi aussi, tu souffres autant que moi. Tu ne produis plus de bois nouveau, tes fleurs n’attirent plus l’abeille, ni le colibri et les termites envahissent ta charpente. Comme moi, tu n’es pas fait pour vivre à l’étroit et étouffé par la forêt devenue trop dense. Nous nous ressemblons, mon ami. Mes membres sont pareils à ton houppier, décharné, noueux et douloureux.

    Mais le vieux sage avait insisté ce matin où nous cheminions vers les territoires de chasse en me disant que le temps n’était pas fait que pour nous.

    – Il faut savoir le partager et surtout le transmettre le moment voulu. Il te faudra seulement imprégner le tien de ta présence et de ta culture afin que celui qui marchera derrière toi jamais ne perde le sien.

    – Au contraire de l’ancien j’avais pris femme et, elle m’offrit de beaux enfants ainsi que leur descendance. C’est vers le plus jeune d’entre eux qu’un jour je m’approchais et que je lui demandais, alors qu’il semblait rêver, le regard perdu dans le rideau de pluie qui labourait la place du village.

    – Cherches-tu à travers le ciel quelque chose que tu ne saurais voir, entendre ou comprendre ?

    Bien des lunes avant ce matin, j’avais découvert que le temps était à portée de main et que nous pouvions vivre en parfaite harmonie. Le mien arrivait à son terme ; mais il sera bien aise, quand il s’apercevra qu’il n’aura que quelques branches à escalader pour se réfugier dans un arbre jeune qui sera planté dès que la pluie aura cessé et qu’il aura tout son temps pour expliquer au petit nouveau que la vie n’est pas un cadeau du ciel. Elle se mérite, s’entretient, s’enrichit et se partage.
                                                FIN 

     

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