• — S’il est une chose que je redoute plus que la perte de toute autre richesse, c’est le jour où le dernier sage aura tourné le dos à une planète dont les hommes seront restés sourds à ses appels. L’homme sage, pétri d’un immense savoir, disait qu’il n’était animé d’aucun sentiment lui permettant de s’élever dans la société, dont il n’a jamais revendiqué un seul instant qu’il puisse en être le chef.

    D’après ses dires, quel serait l’homme assez stupide pour imaginer que la société qui réunit les humains puisse un jour appartenir à l’un d’entre eux ? Qui pourrait se targuer de détenir plus de sagesse que celui qui la suivit pas à pas durant une vie entière ? Qui d’autre pourrait expliquer à l’enfant émerveillé par les beautés du monde, que les couleurs du ciel sont les compagnes de l’espoir ou des désillusions ? Qui d’autres que celui qui connait les soupirs et les désirs de la forêt peut dire au frère souffrant, que sur notre Terre, au contraire de la nature qui se complaît à renaître mille fois et mille autres encore, qu’aucun homme n’est immortel ?

    Combien de fois, aura-t-il démontré au cours de sa modeste existence, que la mort n’est rien de dramatique, sinon qu’elle est le passage d’un jardin vers un autre, et pour le franchir, il n’est besoin d’aucune pirogue ? Nous avons besoin de toute la durée de la vie pour comprendre ce qu’elle est vraiment, ainsi que les raisons pour lesquelles, inlassablement, nous escaladons les jours comme d’autres gravissent des marches, qui souvent ne débouchent sur rien, car est-il besoin de le rappeler, aucun escalier n’a jamais conduit au paradis.

    Quand le dernier sage aura tiré sa révérence, les humains pourront se plaindre d’être devenus orphelins. Il était si plaisant à écouter, diront ceux qui ne lui prêtèrent qu’une oreille discrète ! Il disait les choses n’usant que de mots simples, accompagnés de gestes qui jamais ne se voulurent amples. Ne disait-il pas justement qu’il ne peut y avoir de compréhension sans écoute et d’amour sans émotion ni sentiment ?

    C’est alors que dans les souvenirs amers de ceux qui resteront, ils s’efforceront de revivre leur dernière rencontre.

    Au fond de leurs yeux, il restera à jamais inscrit l’image du vieux sage. Ils auraient pu croire qu’il fût un véritable homme de science issue de grandes académies secrètes élu par ses pairs. Ils le retrouveront, souriant d’admiration, alors qu’il avançait dans le layon. Nul n’aurait pu le confondre avec un autre personnage. Il marchait toujours d’une allure qui lui était particulière. Ceux qui le suivaient pensaient qu’il se déplaçait au pas de course, alors qu’au contraire, il marchait lentement, prudemment, levant les pieds qu’il avait toujours nus, afin de mieux appréhender la douceur ou la rudesse du sol. Il allait toujours avec cette même prudence, comme s’il se gardait de déranger un ordre établi depuis toujours, à moins que ce ne fût pour éviter de contrarier une âme en détresse, à la recherche de son salut.

    Quand le sage quittait sa forêt, ce n’était que pour se rendre dans une autre. Il n’avait jamais traversé aucun océan ni même découvert aucune mer. Il ne les ignorait pas volontairement. Seulement, il ne pouvait imaginer qu’elles pussent exister. Certes, il se doutait bien que les fleuves et les rivières qu’il avait parfois remontées jusqu’à leur source, terminaient leur course en quelque immense bassin, mais que sans tarder, par un chemin secret elles revenaient afin que les poissons ne restent pas sans eau.

    Cependant, s’il avait les jambes solides, elles étaient légèrement arquées, ce qui le faisait aller en se dandinant, tel un vieux marin qui n’aurait jamais quitté sa chaloupe épousant le flot au gré des caprices du vent. À moins qu’il ne fût lui-même cette embarcation qui naviguait sur un océan imaginaire que les hommes nommaient forêt. Pour courir sur son dos, il fallait un canot solide, capable d’affronter les flots indomptables de l’existence, alors qu’elle lançait sur la canopée ses vagues à l’assaut du temps. Lui, imperturbable, allait devant en compagnie du vent. Certains prétendaient que du haut de leur poste d’observation, n’en croyant pas leurs yeux ébahis, ils avaient vu le sage debout sur la forêt qui avançait. Tantôt, elle partait vers le sud, tantôt elle revenait vers l’est.

    Ô oui ! Qu’il fût beau, ce temps où les hommes n’avaient qu’un rêve : celui de devenir le disciple du sage, ne voulant rien d’autre des richesses que celles de la forêt.

    Quand le dernier sage aura disparu, il restera alors aux hommes les larmes. À travers elles, ils apercevront le souvenir du vieil homme s’arrêtant ici ou là, plongeant la main dans le sol, pour y puiser la terre fine et riche. Il la portait à sa bouche afin d’en savourer le grain, puis à son nez pour respirer le parfum des entrailles de la puissante sylve.

    Puis il la portait à l’oreille, afin d’écouter si une âme était prisonnière ou souffrante. Si tel était le cas, il partait en direction de la colline, la terre soigneusement rangée dans un pagra, (petit panier tressé en arouman) comme on le fait d’un bijou précieux. Parvenu au sommet du mont, d’un geste d’une extrême délicatesse, il laissait échapper la terre en la filtrant à travers ses doigts, à l’instant où le vent venait à la rencontre de l’âme. La terre s’envolait avec le souffle et le sage marmonnait quelques prières dont seuls les érudits en connaissent les paroles. Ces prières, il ne les tenait pas d’autres hommes. Un jour les Dieux l’en avaient investi. Il y avait longtemps, très longtemps. C’était ce jour où il était devenu sage avant de devenir homme.

    Quand le dernier sage aura rejoint ses compagnons qui l’attendent sous l’arbre à palabres, alors se fera entendre dans le ciel un grondement si puissant que sur Terre, les hommes courberont le dos en signe de soumission. Hélas ! Il sera trop tard. Même en courant par les sentiers, ils ne retrouveront plus le vieux sage qui aurait pu leur désigner la plante qu’il ne faut pas couper, car c’est elle qui porte la vie.

    Mais cela, c’était avant que le dernier sage rejoigne l’esprit de la forêt.

     

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  • — La journée avait été comme beaucoup d’autres avant elle. Elle avait respecté la tradition équatoriale, ne s’affirmant qu’après moult étirements brumeux. Elle désirait probablement offrir aux hommes fatigués, un moment ressemblant à un entracte dans leur vie.

    En pareil moment, lorsque le jour se retire sur la pointe des pieds, j’aime venir de ce côté de la maison qui surplombe la crique, grossie pour l’occasion par la dernière ondée tropicale.

    Je ne fais aucun effort pour retenir mes pensées. Je sais depuis toujours qu’elles aiment gambader et plus encore suivre le fil de l’eau, dont les petites vagues clapotent le long de la berge. Je sais que dans un moment, ce qu’avait été un cours d’eau paisible s’égarera sur le domaine, mais qu’il ne le fera pas dans un mauvais esprit. Non, il est curieux de ce qui se passe, vient effleurer les bâtiments pour écouter ce qui se dit à l’intérieur, pour le colporter vers les fermes voisines. Disparu au-delà les clôtures, je sais qu’il va unir son destin à la rivière qui borde le fond de la propriété. À partir de cet instant, il en sera fini de ma belle crique qui mêlera son flux à celui de l’autre cours d’eau, comme les hommes unissent leur misère pour y survivre.  

    Il en ira ainsi jusqu’à l’océan, où, de criques en rivières, de fleuves en marais, l’âme de notre belle région voguera une dernière fois sur les flots avant de disparaître à jamais. Qu’importe, la Terre a toujours démontré qu’elle n’avait pas qu’une âme. Pour nous le prouver, à chaque sillon ouvert elle nous offre un lambeau de la suivante et ainsi depuis la nuit des temps et jusqu’au dernier jour.

    Embrassant l’image qui m’est offerte, je me dis que tous les éléments sont réunis en ce lieu pour rendre les hommes heureux.

    Nous avons la lumière, l’eau et la nature ! C’est comme si nous étions à l’endroit même où la vie se fabrique. À mes pieds se trouve l’essence même de l’existence.

    Pourquoi les hommes vont-ils toujours chercher en des endroits hostiles ce qu’ils ont sous les yeux ? Pourquoi s’égarent-ils par des sentiers prenant plaisir à demeurer rudes à leurs pieds ? Comment n’ont-ils pas encore compris que le bonheur se nourrit des fruits du jardin céleste et non des chimères qui les entraînent jusqu’aux portes de l’enfer ?

    Pour confirmer mes dires, les palmes se laissent bercer par l’alizé faiblissant, m’adressant par des signes convenus les derniers secrets que leur a murmurés le jour. Leur histoire, pareille à la plus belle chanson, raconte l’avènement de la nuit, celui du temps ainsi que les berceuses interprétées par les étoiles.  

    Je rêve les yeux grands ouverts, et cela ne me déplait pas. Mon esprit profite d’une petite vague provoquée par la chute d’une longue feuille du palmier wasseye, pour s’évader. Je ne le retiens pas, sachant qu’il va lui aussi vers la mer qu’il a enjambée plusieurs fois. C’est alors que je pense que nous n’avons pas droit à l’erreur lorsque nous décidons d’aller d’un continent à l’autre. À chaque fois que cela s’est produit, j’ai éprouvé un plaisir immense, car derrière moi, j’avais laissé une histoire ancienne. Les continents ont beau être immense, souvent ils se résument en quelques mots simples : les hommes, les traditions et leurs espérances. Mais pour bien les comprendre, il ne faut pas venir en visiteurs curieux. Il nous faut abandonner nos vieux habits pour revêtir ceux qui conviennent à notre nouvelle vie. Nous devons presque oublier qu’avant la dernière il y en eut une autre.

    C’est alors que je me surprends à marmonner dans le silence de ma contemplation, que pour fréquenter un lieu telle la forêt Amazonienne, pour l’aimer et la comprendre, nous devons emprunter son langage. Nous devons oublier pour un temps qu’il en fut un autre où nous avions vécu. Chez elle, rien n’a été créé de manière banale. Tout est utile et tout est partagé. Elle produit autant qu’elle offre, et pour faire bonne mesure, elle ne regarde pas à donner davantage. Elle est comme une mère veillant jalousement sur ses enfants. Grandiose ! Encore ce mot était-il modeste pour dire qu’en son sein, tout est démesuré. Oh ! Elle ne le fait pas par orgueil, seulement pour permettre aux hommes du monde entier de goûter aux délices de l’existence.

    Sous son couvert, elle force l’intrus à l’humilité. Au pied d’un arbre géant, je deviens une chose insignifiante. Traversant une savane, je me transforme en une herbe folle comme celles qui recouvrent le sol. L’eau, élément indispensable à la vie, dans notre région, est omniprésente. Mieux que toutes les routes, elle nous offre ses chemins et nous fait frissonner au passage de ses sauts, pour nous faire comprendre qu’elle ne saurait être ce fleuve tranquille chanté sous tous les climats.

    Ici, le soleil demeure à l’année en bonne place. Il utilise l’un de ses rayons comme un laser, pour tracer une ligne imaginaire qui fait le tour du monde. On lui donna le nom d’équateur.

    Ironie de l’existence. De part et d’autre de la ligne, certains ont décidé que ce serait le nord puis le sud, comme on aurait dit les riches et les pauvres, les beaux et les laids, tous séparés et montrés du doigt.  

    Imaginaire ! Oui, il en faut de l’imagination pour se persuader qu’en d’autres lieux il y eut aussi la vie, qu’avant ce jour il y en eut tant que nous avons refusé de les compter. Mais il faut aussi du courage pour admettre que ce qui fut notre existence d’alors sera abandonné sur le seuil de la forêt. Nous devons la pénétrer qu’après avoir fait comme celui qui prend une douche. D’abord, il se déshabille, se frotte énergiquement pour faire disparaître les traces du jour et revêt ensuite un habit propre.

    Dans notre nouveau pays, nous devons accepter la mue qui nous est proposée. L’habit qui se dessinera ensuite sur notre corps propre sera celui qui nous verra épouser notre nouvelle vie.

    Oh ! Je ne renie pas le passé pour autant, non, surtout pas ! Mais je l’ai enfermé dans un livre qui ne quitte jamais mon chevet. Il est bon, parfois, de poser la main sur la couverture.

    Rêve ! Sans doute que je rêve dans mon petit jardin qui prend des allures de paradis. Mais mon bonheur est là, presque à portée de main. Il n’est pas seulement aujourd’hui. Il sera demain et encore le jour suivant.

    Dans un moment, la crique rejoindra son lit sans qu’il fût nécessaire de la dompter et encore moins de la domestiquer. Le soir se décroche du ciel et vient me rejoindre. J’ai confié mes états d’âme à la crique qui ne me méprise pas pour autant. Oui, vraiment, je me demande ce que l’on peut chercher ailleurs, alors que le bonheur se vautre à nos pieds, dans la quiétude d’un jour se faisant discret.

     

     

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  •  

    — Je remercie la vie d’avoir déposé à mes pieds à chacune des aurores un jour nouveau. Je les ai reçus avec les mêmes émotions que ressentent les enfants, découvrant au pied du sapin le matin de Noël, de nouveaux cadeaux, sous l’œil clignotant des guirlandes multicolores.

    Oui, c’est bien ainsi que dans la discrétion d’un matin brumeux je découvris tenant la main de la vie une seconde petite chose timide, mais ô combien merveilleuse.

    C’était le bonheur, frêle et craintif. Il paraissait insignifiant, dans l’ombre de sa grande sœur, mais il ne me fallut pas longtemps pour que je comprenne qu’avec le temps il deviendrait mon meilleur allié. Le temps, toujours lui, comprenant que le jeune bonheur était frileux, le revêtit du plus bel habit qu’aucun autre ne portât avant lui. On eut dit un habit de lumière tant il lui donna des couleurs.

    Bonheur ! Le mot était lâché, avec un accent abrupt, presque à regret, comme si je ne le méritais pas. Alors, je me suis appliqué afin qu’il n’ait jamais à me reprocher de l’avoir délaissé, oublié par les sentiers qui font sans jamais s’essouffler, le tour de la Terre.

    Je le veillais comme s’il avait été l’un des miens dont je devinais qu’il me serait interdit de le renier, même si malencontreusement il venait à fauter.

    Cette petite chose ne fit pas que grandir dans le creux de ma main. Il se réfugia au fond de mon cœur, à la manière qu’a le bon grain de choisir le fond du sillon pour y germer dans la quiétude de l’humus.  

    Je me doutais que la vie était une autre de ces éphémères et que je ne devais pas attendre pour l’accueillir à la manière que l’on fait des héros. Oui, bien comme un héros, car derrière eux, ils laissent toujours une trace qu’aucun souvenir ne parvient à effacer.

    Le grain semé devenu épis, abandonne à la terre qui l’a nourri, sa paille devenue mémoire. J’eus besoin de temps pour comprendre que je devais faire de même.

    Alors, le bonheur bien au chaud dans mon cœur, l’espérance portée à bout de bras et la volonté enfouie dans mes souliers, je suis parti. Non pas à la conquête, mais à la découverte du monde qui me tendait ses chemins, comme les amis vous ouvrent leurs bras. Il n’était pas de jour où je ne remerciais pas la vie de m’avoir offert ses présents. Ce jour où je l’étreignis, je ne pris même pas le temps de lire le mode d’emploi qui l’accompagnait. Ce fut à la halte d’un soir, sur un piton rocheux dominant une profonde vallée que je pris conscience que la vie tendait devant mes yeux larmoyants, son livre contenant ses secrets et ses recommandations. Distraitement, je le parcourus, quand soudain mon attention fut attirée par des mots qui m’attiraient sur le rebord de la vie. Je m’imprégnais de cette lecture devenue presque divine à cet instant.  

    - Qu’importe le chemin parcouru ainsi que les gens rencontrés, et la peine que les uns et les autres ont pu te faire ; intentionnellement ou non. Pardonne également aux sentiers qui oublièrent de retirer les pierres de dessous ton pas. Pardonne aussi aux buissons qui laissèrent pendre leurs rameaux épineux afin d’éprouver ta résistance. Il fut des gens qui t’ont méprisé ; pardonne-leur. Un jour, l’un de ceux-ci te tendra la main que tu ne pourras pas refuser. N’en veut pas à ceux qui tournèrent la tête à ton approche, feignant de découvrir que dans le pré voisin les fleurs y étaient plus belles et parfumées que de ce côté de la route. Un jour, l’un de ces personnages t’offrira de ses plus belles graines récoltées en son jardin. Pardonne au ciel lorsqu’il envoie la foudre. Il n’a pas l’intention de t’effrayer. C’est seulement qu’il t’indique qu’il est prudent de rester dans la réalité. Pardonne à celui qui jette l’opprobre sur toi. S’il agit ainsi, c’est que sa propre peur l’effraie.

    - Je venais de découvrir que si j’avais mis si longtemps à découvrir ce livre merveilleux, c’est qu’à la grande horloge du temps, l’heure du grand déballage avait sonné.

    Avais-je été digne du bonheur que l’on m’avait confié ?

    La vie était-elle satisfaite de m’avoir choisi afin que je la colporte de cœur en cœur, de village en village ? L’aurais-je suffisamment remerciée d’avoir mis au-dessus de moi un ciel plus souvent bleu que nuageux et tourmenté ?  

    C’est alors qu’il me revint des bribes de ma propre existence. Ne me suis-je pas montré injuste en pointant mon doigt vers des cieux que je maudissais après qu’ils eurent cueilli en mon jardin des fleurs à peine écloses ? N’ai-je pas été trop sévère dans mes jugements lorsque je la trouvais insipide et sans enthousiasme à mon égard ? Je sais, tout cela n’était que des pensées dont se nourrissait la lassitude et je restais persuadé qu’elles ne pouvaient alors que rester suspendues à mes lèvres, ignorant le chemin de mes pensées.

    Les routes que j’ai empruntées pour y conduire la vie, parfois se sont croisées, mais jamais chevauchées. Certaines ont disparu dans les broussailles et d’autres se sont égarées dans les sables. L’une de ses sentes courait vers la forêt. C’est elle que je choisis, devinant que le petit bonheur que j’avais parfois malmené avait besoin d’un lieu tranquille pour finir de grandir. 

    À sa manière, la vie me fit comprendre que j’avais fait le bon choix et elle me le prouva en me montrant, qu’au début de l’histoire de la Terre, il en fut ainsi, qu’elle connut elle aussi l’incertitude et même l’inquiétude.

    On n’eut pas besoin de me le commander pour que j’empoigne les mancherons de la charrue. J’ouvris mon premier sillon. La terre éventrée ne gémit point. Je semais sans tarder les graines récoltées autour du monde et bien vite nourrir mon bonheur des meilleures récoltes.

    Merci la vie ! Merci de m’avoir fait distinguer le bien du mal, les bons jours des mauvais et de toujours m’avoir guidé vers les sourires. Certes, je connus aussi des larmes, mais bien vite je compris qu’elles étaient indispensables à la terre, car elle seule possède les secrets pour les transformer en magnifiques fleurs délicates et odorantes auxquelles le bonheur et l’amour s’abreuvent sans modération.

     

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    — Combien de fois aurai-je rêvé que le doux souffle me caressant le visage, me trouvant assoupi sur la terrasse à l’heure du perdant était le tien ? Tu te tenais debout, légèrement penchée sur moi. Je t’imaginais alors discrète, saisissant mes songes au fur et à mesure qu’ils se présentaient sur balcon de mes pensées.

    Hélas ! À peine j’ouvrais les yeux, que je voyais s’enfuir les chimères. Ce n’était que la brise qui reprenait sa course. Pour respecter le repos des hommes, elle avait suspendu le temps dans les hautes ramures et invité la mer à se retirer si loin, que nul ne percevait la rumeur des vagues courant à sa surface.

    Estimant sans doute que la vie redoutait de retenir sa respiration, avant que celle-ci montrât sa mauvaise humeur, le vent léger agita mollement les folioles des palmes. Il mit à profit l’instant pour leur faire interpréter un air doux et langoureux, comme celui que tu m’aurais chanté mère, dans les moments où en moi s’installait la crainte et l’angoisse que génèrent les ténèbres.

    Oui, il est si loin, ce temps où tel le malvoyant, j’avançais dans les jours, m’appuyant sur le temps qui me prêtait son épaule. J’aurais tant aimé alors qu’une âme charitable posât sa main sur mon visage, afin qu’à travers le doute qui m’habitait je découvre enfin à quoi ressemblaient la douceur et la beauté.

    On me disait alors qu’elles ont le grain aussi fin que celui de la peau d’un fruit mûri au soleil de l’été. Il me restait à imaginer qu’une main ne pouvait qu’être veloutée, et qu’à son contact, on devait apercevoir le paradis, bordé d’un immense jardin céleste, parcouru d’innombrables couleurs et autant de fragrances emprisonnées dans les cœurs des anges heureux.

    Dans la noirceur et la tristesse des jours, je ne pouvais que deviner les mots prononcés par les lèvres soulignant la grâce de ton visage. Ils ressemblaient à cet instant, au vol léger de la colombe, accrochant dans les airs à force de volutes, des éclats d’une lumière, retombante sur nous, afin que je puisse contempler tes yeux, dont la grisaille qui occupe mon cœur, me privait de leurs éclats.

    Mère, pour quoi m’avoir oublié en chemin, sur lequel seule une triste destinée, vers le monde me conduisit et où se complaisent seulement les êtres se repaissant de la nuit ?

    Certes, le temps m’apprit qu’il suffisait de regarder les gens pour comprendre qu’aucun d’eux n’apparut parfait. Pensais-tu alors que je n’aurais jamais été assez fort ni tolérant pour admettre qu’un faux pas n’a jamais empêché un être de continuer son chemin et qu’en aucun cas il ne pouvait être une faute impardonnable ?

    Que s’est-il donc passé dans ta vie pour que tu choisisses d’y demeurer en retrait, avec pour seule compagne la solitude ? Ton passé était donc mystérieux à ce point que tu refusas même de le partager avec ton propre enfant, le fruit de tes entrailles, celui qui malgré lui te fit connaître quelque instant de bonheur, même s’il fut ensuite partagé avec la douleur ?

    Autour de toi, pas même ta propre mère t’avait dit qu’un fardeau partagé était une peine soulagée et qu’il permettait au jour de s’éclaircir ?

    Pour comprendre qui il est et ce qu’il est, tout être doit avoir enfoui à la plus belle place de sa mémoire l’histoire qui est la sienne.

    Nul ne peut avoir la prétention d’écrire celle qui ne lui appartient pas. Aucun chemin de vie ne doit ressembler à celui d’un calvaire et on ne peut demander à un innocent de planter ses propres fleurs sur le bord de sa route. Elles doivent pousser spontanément.

    Mère, une vie ne réclame pas que l’on doive la parcourir à genoux, et nul ne doit être tenu responsable des fautes commises par les autres, dussent-ils être nos ennemis.

    C’est vrai, d’aucuns prétendent que chacun doit porter sa croix. Mais aucune part, il est dit ou écrit qu’elle doive blesser l’épaule qui la supporte.

    Le hasard me fit longer de nombreuses routes, autant de chemins et des centaines de traverses, ainsi que des layons s’enfonçant sous les forêts. Aujourd’hui, à l’heure où l’automne s’installe durablement en mon corps, sur aucun sentier je n’aurai découvert un mot de toi qui m’aurait conduit à ton lieu de retraite. J’ai rencontré des milliers de personnes. Avec insistance parfois, j’ai plongé mon regard tel un effronté au fond des leurs, afin de voir s’ils pouvaient te ressembler.

    Hélas ! Dans aucun d’eux je n’ai vu la moindre étincelle qui m’aurait laissé à comprendre que tu m’aurais reconnu.

    Alors, sais-tu, mère ? N’étant l’héritier d’aucune histoire propre à notre famille, je me suis installé dans celle des autres. Mais pas à la meilleure place, tu le devines ! J’ai attrapé au vol le dernier wagon du convoi. Pareil à ceux que la locomotive tirait, je me suis laissé transporter d’un lieu à un autre ? Parfois, à la faveur d’une longue courbe, je scrutais les visages qui se penchaient aux fenêtres.

    N’en ayant pas reconnu, j’ai compris que je m’étais trompé de train. Parfois, dans certaines gares, on décrochait le dernier wagon pour des causes que j’ignorais. Je faisais du sur place dans ma vie, jusqu’à ce qu’une main me joigne à un nouveau convoi. Je partais alors vers une destination inconnue, car il était écrit qu’arrivé de nulle part, je ne pouvais avoir le privilège de choisir un lieu agréable, à défaut d’être le refuge que j’attendais.

    Voilà pourquoi, mères du monde, vous ne devez pas laisser derrière vous une part de vous-même. Il n’est que les arbres qui ont l’autorisation d’abandonner leurs feuilles au vent d’automne. Toutefois, avant de les laisser partir, ils prirent le temps d’inscrire sur chacune d’elles ce que fut son histoire ainsi que l’arbre qui les a nourris. En elles, se trouvent gravées les images des racines qui leur ont laissé en héritage, la plus belle histoire de la vie puisée dans des entrailles de la Terre.

    Le temps passa, mère. Je lui ai abandonné certains de mes sentiments, comme le pèlerin allège son fardeau devenu trop pesant. Seulement, le mien ne s’est pas allégé pour autant, car telle la malédiction, le doute et l’ignorance n’ont jamais lâché prise.

    Pire, ils s’appuient sur moi de tout leur poids auquel s’ajoute celui des ans.

    Il est vrai qu’à l’époque, mon cœur n’était qu’une petite chose fragile. Mais si tu l’avais écouté battre, mère, tu aurais compris que ce n’était qu’à toi qu’il adressait sa musique et qu’il était déjà assez grand pour y accueillir ta peine. Au fil des jours, j’aurai trouvé le moyen de la transformer en bonheur, parce que lui aussi au commencement ne fut rien d’autre qu’une graine timide et fragile. Elle ne souhaite qu’une chose. Être semée par une main généreuse en une terre qui l’est tout autant, afin qu’elle grandisse heureuse, à l’ombre de la vie.

     

     

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  • C’est alors que le temps se joignit à notre joie de vivre. Afin de rendre la vie plus exaltante, il découpa l’espace en parties égales qu’il nomma les saisons. Nous venions de basculer du renouveau vers un été qui nous mena sans tarder à son solstice. L’extrême bien-être qu’il procure, les hommes le nomment le nirvana. C’est l’état dans lequel se trouve l’esprit quand il ne peut plus expliquer aucun sentiment ou ressentiment. C’est l’extase. Il n’existe plus rien que la plénitude !

    Le corps et l’esprit deviennent indépendants l’un de l’autre. Ils ne résident plus dans la même enveloppe. L’un gambade dans les rêves alors que l’autre est à la recherche de la moindre jouissance et du plus petit frémissement. Il n’existe plus de bruit, les sentiments particuliers ont disparu et les yeux se ferment, car en cet instant, il n’y a rien à voir. C’est le vide dans toute la grandeur du mot. Si le regard se cache derrière les paupières closes, c’est que l’on ne doit rien s’approprier de ce qui nous retient prisonniers pour quelque temps encore. On doit seulement s’imprégner du souffle qui pénètre en nous et qui nous servira quand dans notre vie il fera sombre. Alors, à nouveau nous fermerons les yeux et un souffle léger s’attardera sur nous, comme s’il cherchait à nous rendre l’envie de reprendre notre marche en avant.

    L’été, c’est encore cette belle saison qui sème l’amour dans les cœurs. Les parfums investissent et enivrent tous les êtres présents sur la Terre. On se dépêche de vivre en piétinant les instants heureux. De même que le sang des hommes s’échauffe parfois, en moi je sens la sève à la limite de la perdition. Son flux est puissant, tourmenté et permanent. Ma surface exposée aux rayons d’un soleil indifférent prend une teinte foncée. Je me trouve à la merci d’une apoplexie imminente. J’inspire profondément et abondamment, priant les ténèbres qu’elles ne s’attardent pas de l’autre côté du monde où sans doute il fait meilleur.

    J’attends le calme de la nuit pour procéder au phénomène inverse, qui me permet enfin de rejeter dans l’atmosphère le gaz carbonique, qui était tout près de nous asphyxier. Je ne me prive pas d’expirer le plus longuement possible. Dans ces moments d’intenses respirations, j’ai même entendu les racines me crier :

    — Eh ! Doucement, là-haut ! Il est parfaitement inutile de nous faire recracher tout ce qui est bon, dont nous avons eu tant de mal à emmagasiner ! 

    Bien sûr ; elles savaient elles que le bonheur n’est pas éternel. Elles sont ancrées dans les profondeurs du sol depuis l’aube du premier jour.

    Moi, non. Je ne fus qu’une nouvelle, qui le resta du premier au dernier jour. Je croyais être installée confortablement et pour l’éternité, alors que mon temps perdait chaque jour un grain de sable dans son sablier. Je me croyais indispensable, car je passais mes journées à contempler le ciel, alors qu’un simple regard vers le sol m’aurait fait comprendre qu’il était jonché d’autres indispensables. Elles gisaient là ; des milliers d’irremplaçables et cela depuis des générations.

    Pourquoi me dis-je, ai-je gardé si longtemps les yeux tournés vers la grandeur du ciel, alors que c’est l’univers de la nuit qui m’attendait en me faisant des signes que j’ignorais ?  À partir de ce maudit jour où la réflexion me visita pour me faire prendre comprendre la réalité des choses, tout alla très vite. Trop vite. Ce flux qui circulait en moi et que je m’ingéniais à réguler jusqu’à la limite de l’évanouissement parfois se faisait de plus en plus lent. J’en éprouvai même des étourdissements qui me firent passer par toutes les teintes. Comble de l’ironie, j’entendis même des promeneurs applaudir à ce qu’ils appelaient un feu d’artifice de l’automne.

    Le mot était lâché.

    L’automne, qui n’est rien d’autre que l’antichambre du désespoir. Ce qui est beau pour les uns se transforme en souffrances pour les autres. Dans les jours diminuant, la clarté se fait de plus en plus discrète, comme si elle avait ordre de nous habituer à l’agonie. À présent, la vie ne circule plus en moi. Je m’accroche par instinct à la brindille qui elle aussi se meurt.

    Puisant le courage dans ce qui me reste de conscience, voilà que je demande au vent de mettre un terme à mes supplices. Je l’implorais pour qu’il me fasse rejoindre la cohorte de mes sœurs trop tôt disparues. Mais il n’entendait rien. Il voulait sans doute me punir de l’orgueil dont je m’étais trop longtemps nourrie.

    Un matin où je le suppliais, alors que la brume glaciale avait investi ma fragile structure, je l’entendis même me dire que seuls les éléments humbles ont un destin différent. Ce sont les rares dont le temps aime à allonger leur route.  

    Je me tus et ne demandais plus rien. Chaque matin, le vent se renforçait. Je ne cessais de me flétrir comme si j’avais traversé mille vies. Mon limbe se déchira. Il n’était plus en mesure de déchiffrer les musiques métisses qui parcourent le monde. Il ne retenait que quelques lambeaux de partitions que d’autres avaient déjà oubliées. Elles étaient les gémissements d’une forêt agonisante, s’apprêtant à pénétrer la saison oublieuse avant de rejoindre la morte-saison.

    Une tempête se leva et m’arracha sans la moindre précaution. Elle me transporta très loin et m’oublia devant la porte de l’enfer.

    La vie dont j’avais chanté les bienfaits venait de m’abandonner aux mandibules de milliers d’insectes qui me partagèrent avec les champignons légistes qui finirent de me disséquer. Je me transformai en terreau ! Je compris que si ma vie avait été indispensable, voilà que la mort l’était tout autant.

    Hélas ! Si j’ai joui dans l’une des existences sans doute plus que de raison, dans l’autre qui m’attend, en revanche, je ne retiendrai rien, ni de la graine qui germera sur mes souvenirs pour raconter au monde qu’avant elle, il y avait déjà la vie, mais pas n’importe quelle vie ! Uniquement celle qui laisse des heures heureuses et des sourires au fond de l’âme.

     

    Amazone. Solitude


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