• Dans la famille, Marthe avait très tôt remarqué que la suspicion était de mise. Elle rôdait en tous lieux du château et même sur les terres.  

    Un jour, elle avait fait part de ses observations à ce père trop rigoureux à son avis. Elle avait eu l’audace de prétendre que la chaîne qui la tenait liée au domaine commençait à la gêner. Elle avait besoin de plus d’aise, alors qu’elle se sentait serrée dans un habit trop étroit pour elle.

    – Mademoiselle l’effrontée répondit le comte :

     C’est lorsqu’ils sont jeunes que l’on dresse les chiens ainsi que les bêtes que l’on destine au travail. Mais c’est aussi quand ils sont en formation que l’on taille les arbres du verger, tandis que l’on doit patienter pour récolter les fruits.  

    Il était évident que ce collier invisible commençait à l’étouffer sérieusement.

    Par principe, toujours au nom de ces fichus principes, elle se demandait pourquoi le comte laissait les gens immobiles devant lui, sans rien dire, faisant mine de vérifier une colonne qu’il avait déjà contrôlée dix fois avant.

    Les paysans qui n’en étaient pas à leur première réunion patientaient. Ils savaient qu’ils ne devaient prendre la parole que si on leur en donnait l’occasion. À la question posée, la réponse devait être courte et sans équivoque.

    En fait, cela avait un temps amusé la jeune fille, son père demandait son avis à chacun, mais n’en tenait jamais compte. Il était seul à parler et apporter ses appréciations concernant des travaux à venir ou des méthodes à améliorer. La plume toujours pendue au bout des doigts, il la trempait peut-être dix fois plutôt qu’une dans l’encrier, sans qu’il écrivît une ligne à la suite des autres. Il ne quittait pas non plus les livres des yeux, comme si les informations qu’il attendait pouvaient venir d’eux.   Longtemps, Marthe avait été émerveillée par ce père qui semblait ne jamais voir personne, mais qui connaissait presque tout.

    C’était précisément le dimanche qu’elle avait appris à découvrir cet homme. Enfant, elle le comparait à un savant. Il avait réponse à tout et n’était jamais pris au dépourvu au détour d’une conversation.

    Elle se demandait alors comment, sans sortir de son bureau qui était devenu sa seconde résidence depuis le départ du dernier régisseur, pour cause de déclin de la famille et du domaine, il pouvait tenir tête à des hommes, qui eux étaient nés sur les terres et n’avaient de rapport qu’avec elle chaque jour que faisait le ciel.

    Elle avait osé s’en ouvrir à lui une fois et il lui avait répondu qu’elle n’avait pas encore réalisé combien la différence d’âge était grande entre eux deux.

    – Je n’ai certes, pas fait moi-même, disait-il. Mais j’ai appris en regardant, en écoutant et en lisant. La suite est une question de logique. Dans la vie, sachez mademoiselle qu’aucun élément ne s’oppose véritablement à un autre. Ils sont complémentaires ! Point n’est besoin d’être sorcier pour arriver à certaines conclusions. Et puis, avait-il ajouté, pendant que vous dormez, je m’informe !  

    Bref, qu’on lui parlât de semences de blé, d’orge ou d’avoine, il savait. Les pommes de terre n’avaient plus de secret pour lui pas plus que tous autres légumes. Il pouvait discuter des heures des vaches, chevaux, moutons ou cochons.

    Il énumérait les méthodes aratoires comme s’il les avait inventées lui-même et qu’elles étaient ses préoccupations essentielles.

    Il était parfaitement inutile d’essayer de le surprendre en évoquant les variétés d’arbres qui végétaient sur le domaine. À l’entendre parler des unes ou des autres, on pouvait imaginer que c’était lui qui les avait plantées !  

    – Répondant à une question de la jeune fille, il lui avait dit que par principe, il était important de démontrer aux gens auxquels l’on s’adresse, que l’on en connaît au moins autant qu’eux ; sinon davantage.

    C’est là une sage interprétation, de l’existence, avait-il ajouté. Cela force le respect et maintient une bonne distance entre les individus. Comment pourriez-vous imaginer que l’on vous salue si l’on devine vos faiblesses ? N’oubliez jamais, jeune innocente, que notre vie est dirigée par les principes fondamentaux. Ils sont les liens indispensables, qui relient chaque élément nous construisant et qui font notre force. Sans eux, nous partirions à la dérive, telle la barque dont l’amarre s’est détachée.  

    Sans doute ; avait-elle répondu. C’était ce jour-là précisément que la fracture entre eux s’était produite.

    – Mais père, ne voyez-vous pas que les liens de vos principes se sont tant resserrés qu’ils finissent par vous étouffer ? J’ai le sentiment que vous êtes englué dans les vôtres, vieux d’un passé pesant, même pour eux. Tout comme eux, vous avez oublié d’évoluer. Ils vous ont fait prisonnier, père, et moi, il n’est pas question que je me laisse étouffer. Les principes ressemblent au café. Tout le monde le trouve meilleur en y rajoutant du sucre. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec vos rigueurs dont vous vous complaisez à croire qu’ils sont indéformables et que nous ne pouvons jamais les modifier ?  

    J’ai le regret de vous faire savoir, père, qu’il n’est pas dans mes intentions de coucher tous les soirs avec des principes qui me sont étrangers. J’ai besoin d’une certaine liberté pour appliquer les miens.

    – Personne ne vous retient sur le domaine, avait-il simplement répondu !

    C’est alors qu’elle était allée au-devant de la vie, afin de trouver d’autres principes, qu’elle espérait qu’ils pourraient l’aider à se débarrasser de son collier et de sa chaîne invisibles. 

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    Extrait « du chêne au pois sucré » du même auteur.

                                                                                                       

     


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  • — Les principes, pour certaines personnes, ressemblent à des bijoux que l’on sort de leurs écrins une fois par semaine, pour les exposer aux regards des déshérités afin d’aiguiser davantage leurs sentiments de convoitises.

    La jeune fille qui s’apprêtait à tourner le dos à la demeure qui l’avait vue naître, pour incompatibilité de voisinage et d’humeur avec le reste de sa famille, en était à ce stade de ses pensées, tandis que derrière elle s’effaçait lentement la silhouette du vieux château qui avait hébergé des générations.

    Combien exactement ?

    Un jour, elle avait essayé de les compter, mais bien vite elle avait abandonné, car l’arbre généalogique de la famille était fort compliqué et qu’il semblait lui manquer quelques branches et rameaux.  

    L’absence de moyens financiers avait sonné le glas des immenses tableaux représentant les uns ou les autres des membres fondateurs. Quelques portraits avaient trouvé preneurs, car la signature du peintre qui les avait exécutés était reconnue pour que le vieux comte y réalisât quelques bénéfices certes, mais très insuffisants pour entretenir un domaine qui, petit à petit, tombait en désuétude. Les brandes devenaient bientôt plus nombreuses que les terres cultivées. Les métairies s’ennuyaient au milieu d’une propriété que les bois cernaient, comme s’ils voulaient leur signifier qu’elles étaient désormais prisonnières de l’histoire et de la nature, et que bientôt, il en serait de même pour ce qui restait du château. Sur ses pierres, le temps ne se posait plus. Lui aussi passait sans lui adresser le moindre regard. 

    Cependant, malgré la tristesse de perdre les siens, Marthe, la jeune fille sauvageonne comme on la surnommer dans le voisinage, aima à effacer quelques années, afin de retrouver celles où elle était une enfant curieuse. On ne lui avait jamais posé la question quant à ses préférences des jours de la semaine. Mais sans l’ombre d’un doute, elle aurait répondu qu’il fut le dimanche. Il n’était pas en effet un jour ordinaire. C’était celui où la famille se rendait à l’église du village. La seule fierté que ceux du château retiraient de cette existence qui les voyait décliner chaque jour davantage résidait dans l’appartenance à un banc fermé au nom de la famille, imprimé sur une plaque qui un temps, fut certainement plus dorée qu’elle ne l’était aujourd’hui.  

    Ce jour était particulier, car dans les pièces du château, on allait et venait, à la recherche d’un habit, d’une voilette ou d’un collier. Le landau avait été amené depuis le début de la matinée. Le vieux cheval attelé manifestait son impatience et son mécontentement d’avoir était sorti de ce rêve tenace qui revenait chaque nuit, dans lequel il se revoyait en étalon fringuant. La famille prenait place dans la voiture dans un ordre immuable. Les plus jeunes d’abord, puis la comtesse et enfin le comte ; l’on prenait alors la direction du village.  

    Les parents étaient les seuls à ne pas entendre les quolibets qui accompagnaient la famille. Du moins, faisaient-ils semblant de les ignorer.

    À ses heures, le vieil homme se gaussait de tels comportements ; il savait que ces grossiers individus finissaient toujours par payer leurs insolences. Chaque automne, ils les faisaient patienter des heures durant à l’entrée du château alors que le froid et la pluie s’installaient. Cependant, il avait connaissance que certains étaient debout depuis le milieu la nuit, car les premiers arrivés avaient, tout naturellement, les plus belles coupes et les mieux exposées.

    Mais, pour en revenir au dimanche, si la jeune Marthe était heureuse de le vivre, c’est qu’après la messe, ils étaient reçus par le vieux curé du village sous le porche de l’église et il était de bon ton que quelques notables vinssent se mêler au petit groupe. C’est alors que le comte se redressait et bombait le torse à faire sauter les boutons de son uniforme d’une autre époque, celle qui le vît à la guerre. C’était sa première heure de gloire de la journée.

    Avant de reprendre le chemin du retour, quelques achats étaient faits auprès des marchands de la place. C’était les enfants qui avaient la charge d’effectuer ces tâches. Les parents les trouvaient dégradantes, car il ne se trouvait jamais un boutiquier qui ne réclame pas quelques arriérés aux gens du château.

    On les menaçait même de ne plus jamais les servir s’ils n’honoraient pas les factures dans les meilleurs délais. Mais là encore, les Saint-Alban, comme ils se nommaient, savaient prendre leur revanche en d’autres occasions, car de nombreux produits fermiers garnissant leurs étals venaient des métairies, de même qu’il ne lui appartenait qu’à lui seul de réviser ou non les tarifs pratiqués au moulin dont ils étaient les propriétaires.  

    La seconde heure de gloire se situait au milieu de l’après-midi dominical.

    La tradition durait depuis si longtemps, que personne ne se souvenait plus qui l’avait mis en place. Toujours est-il qu’après un repas qui se devait de ressembler à ceux de Pantagruel, M. le comte s’offrait le temps d’un bon repos, isolé dans son bureau bibliothèque. Par une porte dérobée, la jeune Marthe attendait pour ne pas manquer l’attraction qui se renouvelait chaque semaine.

    À l’instant où il le décidait, il faisait entrer les métayers et quelques ouvriers. Ils demeuraient debout en demi-cercle devant le grand bureau d’une autre époque, le béret à la main, ou le chapeau tenu derrière le dos. La rencontre ne durait guère plus d’une heure. C’était le temps nécessaire pour, en quelque sorte, faire l’inventaire du domaine. C’était précisément ce laps de temps au cours duquel la jeune fille ne quittait pas son père des yeux. Elle reconnaissait volontiers qu’il l’impressionnait, tant son savoir paraissait immense.

    Devant lui, grands ouverts, étaient les livres de comptes. Il y en avait un par métairie. Des dizaines de colonnes de chiffres s’y succédaient ; et l’écriture en marge, était une sorte d’œuvre d’art de la calligraphie. À aucune lettre ne manquait son plein ou son délié. Les arrondis étaient parfaits et l’une n’avait pas la prétention de dépasser leurs voisins. Ainsi, depuis des décennies les nombres s’additionnaient-ils sous la plume grinçante d’un porte-plume venu lui aussi d’un autre temps.

    Auparavant, il revenait au régisseur le soin de gérer l’ensemble du domaine. Le comte ne consultait les livres qu’en absence de son responsable. (À suivre).

     

     

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  • — Nous demeurons trop souvent sourds aux doux appels que la nature cependant, ne se lasse jamais de nous adresser, imaginant sans cesse de nouvelles scènes pour toujours mieux nous séduire. Parfois, nous nous complaisons à traverser notre modeste existence comme nous le ferions d’une longue et morne saison, les yeux baissés à la recherche d’éventuelles traces d’un quelconque bonheur qui aurait séjourné non loin de notre demeure.

    Pourtant, sans que l’on nous impose de produire de gros efforts ni de faire un sacrifice d’aucune sorte, nous pourrions nous délecter des rayons joyeux du soleil frappant discrètement à notre fenêtre. Il cherche à nous faire comprendre qu’il n’est rien de meilleur, sinon de prendre un bain de lumière dans le jour naissant. Il nous reste alors à fermer les yeux et laisser partir notre imagination du côté d’un lac tranquille, caché au milieu d’une nature luxuriante.

    Le temps lui-même, pour apprécier cet instant d’intense enchantement, se fait bercer par un timide clapotis, né d’un souffle léger, presque une caresse sur l’onde, que dispense une brise matinale, à la recherche de sa seconde respiration.

    De minuscules vagues, pareilles à des frissons que procurent le bien-être et l’abandon de soi au plaisir de la vie enfin réconciliée avec les hommes, viennent buter mollement à nos pieds, comme si elles désiraient nous faire comprendre leur soumission à notre regard redevenu bienheureux. La maison abritant notre bonheur serait elle aussi, comme tous les nids, construite parmi les végétaux se pressant autour du lac pour essayer de découvrir son âme, car ils devinent qu’un lieu ne livre la félicité que si tous les éléments qui le constituent sont en parfaite harmonie avec la douceur de la vie. Les arbres les plus hauts allongent leurs branches au-dessus de l’eau comme s’ils étaient jaloux du ciel qui passe son temps à s’y baigner sans aucune pudeur. Ce faisant, ils réalisent qu’en définitive, eux aussi pouvaient enfin se mirer et apporter ombre et fraîcheur au plus fort de l’été.  

    À l’heure où le firmament se pare de rides indiquant qu’il vieillit, la végétation s’habille de mille couleurs nouvelles qui enflamment la forêt. Ils nous font cette merveilleuse offrande afin que nous gardions leurs images au fond de nos yeux et que nous les rentrions dans nos demeures où elles nous assurent qu’elles n’occuperont qu’une modeste place aux côtés de notre cœur. Pour ajouter à notre satisfaction d’avoir enfin retrouvé notre joie de vivre, des arbustes tendent vers nous leurs rameaux chargés de fruits ou de baies charnues, aux couleurs vives et au parfum exaltant. Si nous nous approchons furtivement de ces buissons bordant les sentiers de nos sous-bois, nous serons surpris par le nombre de gourmands résidant dans la forêt. En fait, ils appartiennent à tous les représentants des fins gourmets peuplant notre planète.

    Dame Nature qui n’est pas regardante ni économe, s’efforce, à longueur de saisons de contenter les uns et les autres de ses admirateurs.  

    Parfois, dans son empressement de prendre la fuite après avoir chapardé une nouvelle baie, un oiseau déchire violemment l’espace, et par distraction laisse tomber le fruit dans l’eau. C’est alors que des ronds se forment et s’agrandissent, comme s’ils voulaient nous montrer qu’avec peu d’efforts, ils pourraient augmenter la surface de l’étang. Faisant suite à cet instant de trouble, des poissons sortent de leur léthargie et se souviennent qu’au-dessus de leur tête, des demoiselles imprudentes ensemencent leur univers. C’est alors que débute le plus surprenant ballet que le jour déclinant nous offre. Des profondeurs opaques du lac des traits argentés semblent vouloir rejoindre le ciel, au milieu des libellules et autres insectes dont ils ne se gênent pas pour en déguster les plus audacieux. Le soleil qui n’est jamais en reste, se presse d’envoyer ses rayons pour enrichir le décor des couleurs de l’arc-en-ciel, dessinant des habits de lumière sur les artistes n’en finissant pas d’effectuer les plus belles danses gracieuses.

    Non sans regret, nous demeurons sur la berge du lac, n’osant pas lui tourner le dos après une journée extraordinairement agréable. Nous savons que le jour doit de retirer en des lieux secrets pour y inventer de nouveaux bonheurs. Aussi, restons-nous le plus longtemps possible afin de profiter une dernière fois des fragrances libérées par la nature. Elles se joignent à celles de la sève, de la mûre et de la myrtille. Ensemble, elles embaument nos rêves, et nous réconcilient avec la réalité des choses, ô combien simples, mais sans aucun doute, représentant les plus grandes richesses qui sont à portée de nos mains et que parfois nous ne voyons pas. Dans le silence du soir, un trille plaintif nous fait sursauter. C’est celui d’un oiseau attardé, sans doute trop occupé à contempler son paradis. Doucement, afin de ne rien déranger, la nuit installe son décor.  

    Il sera l’heure où la lune viendra elle aussi profiter du miroir de lac pour vérifier sa tenue avant de continuer sa course.

    Je sais, mes amis, il n’est pas raisonnable de vous faire envie. Mais avouez quand même que tous les éléments sont réunis autour de nous pour faire de nous des gens heureux. Il nous reste seulement à trouver le chemin qui nous conduit à eux. Si nous n’y parvenons pas, au moins, laissons les rêves nous habiter dans la douceur de chaque nuit.

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  • — Lorsque l’on se retourne pour apercevoir quelques bribes du passé, on a l’habitude de qualifier ce geste, de regard dans le rétroviseur. Il ne nous semble pas grand à ce point, qu’il puisse contenir les informations de toute une vie. Cependant, avec quelques efforts de la part de notre mémoire, sans toutefois quitter la route du présent qui nous conduit vers le lendemain, nous apercevons hier qui défile en sens inverse.  

    Certains prétendent que le passé doit rester à sa place, avec les événements qui l’ont constitué. D’autres (comme moi) aiment de temps en temps à s’y replonger, comme pour le dépoussiérer et remettre en état quelques éléments qui ont souligné les différents chemins empruntés.

    Mais pas seulement ; il est des personnages qui ont marqué d’une manière ou d’une autre notre passage et j’estime qu’il est naturel que de temps en temps, nous leur adressions quelques gestes d’amitié. Au fur et à mesure que nous avançons, l’existence, derrière nous, continue d’enrichir notre mémoire.   Alors le voyage qu’il nous reste devient de plus en plus plaisant ; surtout, quand on a la chance d’avoir son épouse toujours à ses côtés qui ne se départit jamais de son merveilleux sourire !

    Ah ! Qu’elle fût belle la route que nous avons empruntée depuis un demi-siècle ! Je ne prétendrai pas qu’elle ne fut jamais sinueuse, comme celles de nombreuses personnes. Il nous aura fallu en gravir des pentes si raides que parfois nous craignions ne jamais arriver au col, passage obligé avant de reprendre une route plus confortable, sur laquelle nos pas retrouvaient leur agilité et leur souplesse.

    Du fait des obstacles rencontrés dans l’escalade des premiers lacets, celles qui suivirent nous parurent moins abruptes. Plus nous avancions, plus le ciment qui nous unissait devenait solide et résistant ! Cependant, nous n’avons jamais pensé que le plus difficile était franchi et que les soucis étaient restés une fois pour toutes, accrochés aux branches basses des arbres sous lesquels nous nous étions reposés. Le seul fait d’ouvrir chaque matin les yeux sur l’avènement d’un nouveau jour nous faisait comprendre qu’il ne serait pas sans livrer d’autres combats, comme s’il nous préparait au pire.          

    Battez-vous, nous avait-on dit ; des bienfaits ne vous seront offerts que si vous les avez mérités, grâce à votre hargne, votre volonté et votre courage.

    Remarquez comme autour de vous les fruits sont hauts sur les branches. Ils vous demandent à leur façon de tendre votre bras et de vous élever pour les cueillir et les enfouir dans votre besace. Il n’est pas utile de croquer dedans à pleines dents à l’instant où vous le tenez. Il est recommandé de toujours se souvenir de ce proverbe des anciens qui nous recommandaient de garder une pomme pour la soif du lendemain.

    Les mains soudées, l’un entraînant l’autre, nous avons décidé de délaisser les routes ingrates, pour fréquenter les pistes. Elles étaient plus tranquilles et nullement plus dangereuses comme souvent on voulait nous le faire croire.

    Par contre, l’amitié des riverains nous sembla plus sincère, à ce point que nous avons compris qu’elle existait réellement. Parfois, nous nous sommes arrêtés dans ces villages où le bonheur résidait depuis qu’un homme, un beau matin en avait posé la première pierre. Il l’avait si bien scellée, que jamais elle ne trembla sur sa fondation.  

    Il est vrai que nous aurions pu construire notre maison dans un de ces bourgs bordant notre vie. Mais en nous, quelque chose nous recommandait d’avancer toujours, parce que nous ne pouvions en aucune façon nous perdre, puisque presque toutes les routes font le tour du monde. Alors, cueillant des sourires comme les fleurs, par ici, de l’amour par là, du savoir ailleurs, nous allongions notre voyage.

    Mais il ne faut pas croire que dans les lieux traversés nous ne faisions que passer rapidement. Conscients que nous devions laisser quelque chose derrière nous, nous avons semé et planté. En certains endroits, de nos jours, il doit être agréable de se reposer sous l’ombrage de beaux arbres ; qu’importe s’ils ont oublié le nom de celui qui a fait le trou ; il était de toute façon moins nécessaire que l’humus qu’il disposa au fond, enrichissant la première sève montante afin que la vie y circule comme dans autant de veines.   Puis vint le temps où nous fûmes obligés de tester notre équilibre en franchissant de nombreux fleuves et rivières sur des bacs aux allures incertaines. Mais l’audace nous disait de nous mesurer aux autres. Tout le monde peut ; il suffit de vouloir intensément la chose convoitée.

    Bien sûr, qu’il nous arriva de dériver, mais nous savions que si un fleuve a des berges plantées de hauts arbres, c’est pour accueillir ceux qui s’égarent !

    D’aventure en aventure, nous avons visité la plus grande partie de notre merveilleuse vie, de fond en comble. Puisant partout, un jour nous décidâmes de poser nos bagages ; ils devenaient vraiment trop lourds. Et puis, pourquoi ne pas vous le dire ?  

    Nos mains se sont lâchées !

    Oh ! Pas pour nous permettre d’aller chacun de notre côté ! Pas du tout ! Ce sont nos enfants qui nous séparèrent, mais seulement pour mettre leurs petites menottes dans les nôtres. Nous venions de créer notre propre chaîne, et chaque maillon fut indissociable des autres.

    Ainsi, comme vous pouvez le constater dans le rétroviseur, hier est toujours présent ; à ce point que parfois il nous donne le sentiment qu’il a changé de place en nous faisant signe de forcer l’allure si nous ne voulons pas qu’il nous double !

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  • — Lorsque je prends le temps de feuilleter le grand livre d’images de ma modeste existence, je ne puis m’empêcher de me dire que j’ai eu une chance insolente d’avoir connu tant d’évènements. Certes, je n’avais pas commencé de la meilleure façon. Mais après réflexion, je reste persuadé que ce fut de loin la seule qui a contribué à faire de moi ce que je suis. Oh ! Je vous rassure bien vite !

    Je ne suis rien de plus que la plupart des gens. Je suis quelqu’un d’assez ordinaire, qui aime le goût du risque en même temps que celui de la découverte du monde en dehors des sentiers battus. Tant de trésors sont à mettre au grand jour dans leurs écrins naturels !  

    Quel bonheur de se dire que peu d’yeux se sont posés sur telle beauté ou telle autre et que vous êtes peut-être le seul sur qui ceux d’animaux d’ordinaire craintifs ont osé se rapprocher de vous après qu’ils eurent compris que vous ne désiriez leur faire aucun mal ! Quel bonheur intense, que d’avoir cueilli mille choses ici, donné ailleurs, mais toujours avec cet élan qu’ont les gens sensibles à tout ce qui se passe autour d’eux !

    C’est alors que je me demande comment, dans quelques générations, on pourra expliquer les réalités de la vie qui ne ressemble en rien à la leur, aux jeunes enfants qui n’auront sous les yeux que des contrefaçons en tous genres, de la nourriture artificielle, imprégnée de colorants et les exhausteurs de goût ainsi qu’une quantité d’aliments directement issus du pétrole.

    Si j’ai le privilège de vivre assez longtemps et que ma mémoire ne me fait pas défaut, comment leur décrierai-je alors les odeurs qui circulaient dès l’aube à travers le village et qui stationnaient devant chaque porte, tel l’annonceur de bonnes nouvelles ? Comment pourrais-je expliquer le son de l’angélus allant de colline en colline, le bruit du lourd marteau sur l’enclume et le tintement de la cloche de l’école, qui signifiait que pour un moment le monde extérieur n’existait plus ?  

    Aurais-je le courage de leur parler de ces instants merveilleux où je rentrais dans les boutiques, où les sourires des gens nous accueillaient en même temps que les parfums de tous les produits mélangés nous transportaient sous d’autres cieux ; il est vrai qu’ils étaient inaccessibles en dehors du cheminement de la pensée.  

    Puis, vint l’époque où j’estimais qu’aller découvrir le reste du monde relevait presque d’une obligation. Ma campagne d’alors était belle, certes, mais je devinais que pour la comprendre, il me fallait en savoir davantage sur les nombreuses façons qu’elle a de s’exprimer. Les récits des gens de retour des colonies me transportaient dans un monde extraordinaire et je n’en pouvais plus d’écouter les yeux fermés afin de me plonger dans les différents décors.   C’est alors que je découvris ce que le mot exalté voulait dire. Puis le suivant de près, celui évoquant la passion, et le charme puis la séduction.

    On s’imagine toujours que sur la Terre, seuls les humains ont le pouvoir de courtiser leurs semblables. Grossière erreur ! Il n’est aucun être vivant qui ne sache pas en conquérir un autre de façon instinctive, que ce soit pour le plaisir ou pour les impératifs de survie d’une espèce.

    De mon passage en ce monde merveilleux, je ne désire retenir que le bonheur dont j’ai pensé qu’il était immense, alors que je n’en aurai découvert qu’une infime partie.

    Je sais que ma peine sera grande à l’heure où je serai forcé de me rendre à l’évidence. Je serai dans l’impossibilité de faire comprendre que la vie, si elle est unique, est semblable à une longue route sur laquelle débouchent quantité de petites traverses. Chaque contrée possède quelques-uns des secrets et chacun a une manière particulière d’aimer et de se faire désirer. Je suis issu d’un continent qui s’essouffle à innover dans tant de domaines qu’il finit par oublier ses racines. Oui, perdre en chemin l’essentiel, ne plus savoir combien il est important de vivre l’instant présent plutôt que de rechercher ce qu’il contient ou ce que nous pourrions lui adjoindre pour le rendre plus désirable.  

    Notre alimentation a contenté des générations d’hommes ; comment expliquer que subitement elle ne fut plus bonne ? Je suis passé et même arrêté devant moult boutiques qui n’auraient pas pignon sur rue en certaines régions. Cependant, la nourriture acquise ne m’empoisonna jamais ni ne m’incommoda. Je ne crois pas qu’il y est des normes meilleures les unes que les autres. Quand je m’approvisionnais auprès de ces modestes marchands, mes pensées vagabondaient alors en direction de nos villages qui vivaient presque en parfaite autonomie. Et je peux vous dire que les générations qui s’y sont succédé n’ont jamais rien eu à envier à celles que nous instrumentalisons aujourd’hui plutôt que de leur assurer un avenir convenable.

    Voilà, ce dont je ne pourrais pas démontrer à ces enfants qui verront le jour dans un monde différent. Seule la couleur du ciel n’aura pas évolué, car il sera l’élément de notre existence qui se sera toujours tenu hors de notre portée pour éviter que nous puissions lui apporter un quelconque changement.  

    Il eut été si simple de vivre en harmonie avec les choses naturelles ! Il eut été si beau de garder les sourires affichés sur nos visages, comme pour confirmer que nous étions bien les heureux bénéficiaires de la passion et de l’amour.

    Comment allons-nous expliquer à nos petits enfants et les leurs, qui n’auront pas connu cette part de l’existence, qu’il y a un temps pour rêver et un autre pour vivre ? Comment leur écrire afin que cela reste pour des siècles, qu’il ne peut y avoir meilleure vie que celle dont nous fabriquons nous-mêmes chaque lendemain !  

     

     

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