• — Le monde est ainsi fait qu’une vie ne soit jamais suffisante pour en déchiffrer les messages qu’elle affiche parfois ou qu’elle tient secrets en d’autres occasions. Une existence, dis-je, car nous n’aurons pas assez de temps pour saisir toutes les subtilités des hommes, les caractères et les habitudes des animaux et surtout comprendre les signes que nous font les végétaux au sein d’une nature généreuse et dispensatrice de bienfaits.

    Sans doute l’abandonnerons-nous alors que nous ignorerons toujours combien de feuilles offrent le plus beau chêne au vent pour y créer sa musique et comment font les oiseaux pour reconnaître la route qui conduit vers le soleil ni par quelle subtilité fait le saumon pour savoir qu’un jour il fut déposé dans l’intimité des eaux d’une rivière ?   Ce que je retiendrai de mon passage sur la terre, c’est qu’il m’aura fallu du temps pour remarquer combien l’existence aime à nous offrir ses images insolites. Il en est de dissimulées à chaque détour des chemins, dans chaque matin, même s’il se tient caché dans la brume jusqu’à des heures tardives. Certaines de ces images nous impressionneront ou nous serons indifférentes, mais nous n’oublierons jamais le regard et l’allure de celui à qui il faut tout et qui n’est jamais vraiment satisfait malgré l’abondance des biens.

    N’avez-vous jamais croisé cet autre personnage qui voudrait avaler le monde sans partager la moindre bouchée même si des signes d’indisposition se font ressentir au-dessus de son assiette ? Plutôt mourir que donner, est-il inscrit au fond de ses yeux, que nous découvrir si nous prenons le temps de poser notre regard dans le sien.

    Pourtant, il est patent que pour être vraiment heureux, l’expérience nous apprend chaque jour que peu de choses suffisent pour nous faire toucher du doigt cette petite chose discrète qui se nomme le bonheur. Mais il existe hélas ! des personnages malicieux. Ils ne sont pas forcément les plus grands, mais sans aucun doute, les plus audacieux. De tous les combats qu’ils livreront au long de leur existence, ils en sortiront toujours les seuls vainqueurs.

    Ils ont pour devise « qui ose gagne » 

    Il est vrai que lorsque la cruauté s’invite quelque part, il est rare qu’elle reparte les mains vides. D’aucuns prétendent que ce sont le plus souvent les gros qui mangent les plus petits en raison d’un appétit jamais satisfait. Je n’en suis pas si sûr. Leur aspect, à travers notre naïveté, nous les fait apparaître comme appartenant à la classe des géants. Mais en regardant de plus près, nous nous apercevons qu’ils ne sont que des hommes ordinaires comparés au gigantisme des petits monstres qui sont nés le jour de la sainte malice. Ils connaissent toutes nos faiblesses comme si elles avaient été conçues pour qu’ils les remarquent. Il est inutile que nous leur adressions la parole.

    Ils savent aussi lire en nos pensées. Ils nous devinent vulnérables, parce que nous sommes tolérants à cause de la position de notre cœur qui réside dans le creux de notre main et toujours en première ligne pour venir au secours des plus démunis.

    À l’instant où ils prennent le temps de nous observer, nous sommes déjà perdus.

    Le petit l’emportera sur le grand, car il comprend que ce dernier ne sait que faire de sa taille.

    C’est alors que le vice sortira vainqueur de la vertu.

    Pour cette raison, il serait sage de notre part d’apprendre à nos enfants et le plus tôt possible qu’ils doivent être forts pour affronter la vie qui les attend.

    Oh ! Attention, pas pour conquérir à tout prix le monde et le vaincre sans gloire ; seulement pour lutter contre eux-mêmes et faire obstacle aux convoitises des plus envieux. Il nous appartient dès leur plus jeune âge de leur enseigner les méthodes qui les mettront à l’abri des tentations.

    Apprenons-leur à ne pas tomber dans les griffes toujours affûtées des oiseaux de proie, et éviter de succomber à leurs charmes et à leurs discours.

    Si nous ne voulons pas que les chacals et les hyènes s’invitent à notre table, contentons-nous de repas frugaux desquels aucun relief ne saurait se perdre.

    Nous sommes instruits d’ores déjà que les victoires ne sont pas toujours le fait de la puissance, mais bien celle de la ruse et de la stratégie.

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  • — Quand je regarde défiler à longueur de journée les gens qui se pressent à travers les villes, il m’arrive d’imaginer qu’il y a autant de caractères qu’il existe d’individus. Chacun va son chemin, avec sur ses épaules le poids du temps. Pour certains, il est léger, pour d’autres il est infiniment lourd et parfois douloureux.

    Qu’aucun d’entre nous ne se ressemble, c’est normal.

    La nature l’a voulu ainsi afin que l’uniformité n’engendre pas la tristesse ni l’ennui, mais que du plus grand nombre, rayonne la richesse. Quand on a eu le privilège de vivre suffisamment longtemps pour nous permettre de nous arrêter de temps à autre faire le bilan, il arrive que nous soyons surpris par les découvertes qui émanent de la personnalité de quelques-uns de nos amis.  

    Je mets en garde ceux qui imagineraient que je critique une attitude ou un comportement. Loin de moi, de telles pensées ! J’observe seulement, comme tout un chacun pourrait le faire de moi et en tirer les conclusions qui s’imposeraient. Pour oser émettre un avis, faudrait-il soi-même être sans reproche, un homme parfait en somme ! 

    Mais si le mot existe bien, celui qui pourrait se glisser dans son habit n’est pas encore né et cela est plutôt rassurant.   Parmi tous ces gens déambulant dans la vie, il y en avait un qui était au nombre de mes amis. À bien le regarder, rien ne le différenciait des autres passants.

    Il avait une existence sereine, n’empiétait jamais sur les plates-bandes de ses voisins et ne comptait autour de lui que des connaissances dont il avait su se faire apprécier. Un jour, il vint à ma rencontre avec un regard grave, à la limite de la douleur.  

    — Serais-tu malade, que tu affiches un air de mauvais jour, lui demandai-je ?  

    — Pas du tout, me répondit-il. Je voudrais simplement te poser une question. Connais-tu la façon dont je pourrais user pour m’éloigner de cette ville qui m’étouffe ? Je n’y suis plus à l’aise ; les jours semblent filer plus vite entre les murs gris et auprès des tentations et les mille lieux de perdition !  

    – Je le conduisis donc à la campagne où il passa une journée qui ressemblait à une convalescence d’après une longue maladie. La nuit venait juste de tomber lorsqu’il devint du même coup propriétaire et surtout, mon voisin. Oh ! Ce n’était pas par vocation, bien sûr, mais au fond de lui, il avait ressenti le besoin d’aller fouiller la terre à la recherche de ses propres racines. J’ignorais s’il les avait trouvées, étant un homme discret, mais ce dont j’étais certain, c’est qu’il avait découvert le bonheur. Comme tous les gens heureux, il parlait peu, estimant que dans notre belle langue il y avait beaucoup de mots inutiles.

    Il traversait les jours sans leur poser de questions embarrassantes. Il lui importait peu de savoir de quel pays du monde ils arrivaient à l’heure du pipirit chantant. Il n’ignorait pas que c’était l’instant que l’aube avait choisi pour s’annoncer en installant un trait discret sur l’horizon et qu’à sa suite, les perroquets mèneraient un grand tapage pour décider du lieu de nourrissage où ils passeraient la journée. Il devinait aussi que le soleil finirait de prendre ses aises sur les berges du fleuve et qu’il ne tarderait plus à flirter avec la cime des ébènes et des angéliques. À partir de ce constat, mon ami se faisait grognon. Il trouvait l’astre luisant toujours trop pressé d’aller rejoindre son apogée.

    – Le ciel est immense, se lamentait-il. Pourquoi ne se contente-t-il pas d’en faire le tour plutôt que de le couper en deux ?  

    Des jours qui se succédaient, il ignorait s’ils avaient une histoire ou si nous pouvions leur confier la nôtre. Il savait de l’existence qu’il lui fallait en profiter le plus longtemps possible et il aimait en silence les ciels équatoriaux qui sont changeants et imprévisibles.

    Mon ami était philosophe.   Il prétendait que le bruit de l’herbe poussant sous sa fenêtre ne dérangeait pas son sommeil ! Il était l’homme le plus heureux, car depuis toujours il avait compris que les jours remplissaient son bien-être comme le grain de riz le fait du sac.  

    Quel que soit le personnage que nous rencontrons, nous avons le devoir de ne pas lui imposer nos propres idées, mais au contraire de respecter les siennes.

    Comme lui, je suis convaincu que l’herbe pousse en silence et que seules les fleurs s’épanouissant dans la prairie le font dans la joie que procure l’explosion des corolles auxquelles s’accrochent les pétales multicolores qui donnent un sens à notre vie.

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  • — Trop souvent, autour de nous nous entendons parler d’égalité. Mais ce mot n’aurait-il pas été inventé uniquement pour mettre les consciences en paix ? Une sorte de posture faisant détourner nos regards des choses essentielles ? Je ne blâme personne, rassurez-vous. J’ai le privilège d’appartenir à cette génération qui a fait sa part sans que personne se soit posé la question de l’âge à partir duquel nous pouvions faire telle chose ou telle autre. Seulement, depuis ce temps, des voix se sont élevées alors que dans de nombreux pays les enfants continuent de travailler sans que cela pose réellement de problème aux consciences des bien-pensants. Mais il arrive aussi que parfois, le mal attire à lui le bien. Ne nous voilons pas la face. Dans certaines campagnes ou dans les zones reculées, l’école n’est pas toujours présente non plus.

    Les tâches de l’enfant revêtent alors une tout autre signification.

    De la classe traditionnelle, voilà qu’elle se transforme en école de la vie, celle dont ils auraient été de toute façon intimement liés après les quelques années passées à user des fonds de culotte sur des bancs disjoints. Cependant, il n’en reste pas moins qu’il est toujours désolant de voir les plus jeunes effectuer des travaux réservés aux adultes. Alors, fixant cette image, soudain, j’entends la demoiselle m’interpeller.

    — Je sais, me dit-elle en s’excusant presque de ne pouvoir faire monter plus haut le pilon qui en retombant écrase et réduit les grains de millet en farine ; à notre âge, nous pourrions tout aussi bien consacrer notre temps à des jeux d’enfants. Nous pourrions bercer des poupées pleureuses afin de les consoler de souffrances imaginaires ou leur conter l’histoire à laquelle notre peuple est intimement lié, et qui ne nous a jamais oubliés. Seulement, voilà ; nous sommes peut-être encore bien jeunes, mais tout comme vous, nous savons que les poupées n’aiment pas les légendes des grandes personnes. Elles aussi ont besoin d’une part de rêves et chez nous, hélas ! Il n’y a guère de temps et de place pour eux. Je crois même qu’elles n’apprécieraient pas celles que nous pourrions leur raconter, car elles les connaissent déjà. Elles ne pourraient être que celles dont nous sommes les acteurs au quotidien.

    C’est que nos jeux sont devenus beaucoup trop tôt les mêmes que les adultes avec lesquels nous partageons la vie en communauté. Nos chérubins, ne sont pas ceux que l’on rencontre dans d’autres villes et villages, blottis dans les bras protecteurs d’enfants oubliant volontairement de grandir. Les nôtres, ils sont bien réels, faits comme nous, de chair et de sang. Ils savent rire ou pleurer ; ils courent ou marchent d’un pas mal assuré ; ils sont nos frères et sœurs les plus jeunes, apprentis malgré eux, d’une existence qui est notre horizon le plus proche.

    Ils sont les plus heureux, car ils connaissent le bonheur d’avoir une seconde maman qui peut comprendre leurs ressentis, puisqu’à peine plus âgée qu’eux.

    Je tiens à vous rassurer. Nous ne nous plaignions pas de notre condition, puisque nous n’en savons pas de plus agréable. Je vais vous faire une confidence qui vous aidera à mieux saisir notre état d’esprit : les anciens disaient que c’est à travers les larmes que l’on voit la vie se construire autour de nous et l’enfant s’épanouir. C’est donc pour les économiser que nous grandissons un peu plus vite, voilà tout.

    Je crois qu’il n’y a que chez les gens qui sont à la recherche du bonheur que la tristesse ou la mélancolie s’installe, car ils ont le temps de la nourrir.

    Chez nous, nous n’avons pas le loisir de laisser vagabonder notre esprit. Nos secrets innocents sont incrustés dans le bois du mortier.

    De temps en temps, le pilon remonte quelques souvenirs emprisonnés dans la souffrance du grain quand il devient farine, mais bien vite ils retombent dans le fond du mortier où ils disparaissent rapidement. S’il nous arrive d’être amers, nous demandons au fouloir le soin de s’exprimer à notre place. De toute façon, n’est-ce pas aux autres que nous faisons toujours payer nos infortunes passagères ? Vous le constatez, sans même ne les avoir jamais appris, voilà que nous avons les mêmes réflexes ! Ne vous laissez pas envahir par les émotions. Chez nous, rien ne saurait être contraignant puisque chaque instant est une histoire qui nourrit la vie en même temps que la nôtre.

    Notre malheur viendra le jour où il n’y aura plus rien à fouler dans le mortier, mais nous ne pouvons imaginer qu’il n’y ait plus un seul grain qui sera réduit en poudre au rythme des chants des femmes du village. Notre existence ignore les tracas du profit, favorisant ainsi le partage avec ceux dont les bras sont devenus trop faibles ou trop vieux. Ils nous ont tant appris qu’il nous revient alors le privilège de les nourrir à notre tour.

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  • — Vous ne devez pas être surpris quand je dis qu’une grande partie de mon temps je le consacre à mon amie la nature. Comment pourrais-je ne pas lui accorder toute mon attention, elle qui m’aura procuré tant de bonheur ?

    Alors, comme certains vont sur les marchés, les vide-greniers ou les expositions, à la première occasion je file sous la forêt à la recherche de la chose devant laquelle je ne me serai pas arrêté, ou telle autre qui m’aurait échappée. Au contraire de ce que nous faisons sur les étals et les lieux où s’expliquent l’existence et l’histoire des hommes, je n’achète rien. Souvent, j’éprouve même de la difficulté à effleurer une plantule qui s’efforce de gagner la lumière, tant mon respect est grand envers ces choses de la vie qui luttent pour parfois, ne profiter que de quelques heures d’une existence dont le destin est si court qu’il n’est gravé sur aucun parchemin.

    Il nous appartient alors d’en découvrir le sens et aussi d’imaginer leur vie, qui, bien qu’intense se résume à quelques heures, quelques jours ou quelques mois.

    Toujours est-il que je ne reviens jamais déçu d’une ballade sous la forêt. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il s’y passe toujours quelque chose de nouveau et j’ai même le sentiment que parfois il arrive qu’une fleur éclose devant mes yeux ébahis, comme si elle avait attendu ma venue, afin que je puisse prouver au monde qu’elle existe bien et qu’elle est merveilleuse.

    Il y en a de si délicates et de si rayonnantes, que parfois il me vient l’envie de les nommer les sourires de la forêt.

    Au cours de l’une de mes nombreuses escapades, au détour d’un layon que je rafraîchissais en gravissant une colline, un bruit qui ne m’était pas familier en cet endroit attira mon attention. Cela ressemblait à une espèce de gargouillis dans lequel se mêlait un désir de vivre si puissant, qu’il en laissait échapper une intense souffrance de ne pouvoir y parvenir.

    Soudain, la chose fut là, sous mes yeux ! Un filet d’eau suintait d’un éboulis relatif à un chablis et encombrant un maigre boyau.

    Je m’appliquais à dégager la terre et les déchets végétaux et fis une cuvette pour que le précieux liquide retrouve un peu de sérénité avant de dévaler la colline. Je fus ravi d’assister à la naissance d’une nouvelle crique. Pour ne pas déroger à la règle, elle se fit dans la douleur, car c’est semble-t-il la meilleure façon d’apprécier la vie qui va l’ensoleiller l’instant d’après. Devenue claire, je me penchais sur l’eau offerte. Elle était limpide et heureuse d’avoir trouvé la lumière.

    Lorsque je découvris mon visage en son onde, j’ai cru que c’était elle qui me souriait. Recueillant un peu du précieux liquide dans le creux de la main, j’eus d’abord la sensation que mes doigts recevaient une caresse, quelque chose d’aussi doux qu’un baiser. Sans plus tarder, je portais l’eau à mes lèvres qui ne purent se retenir de lui rendre son offrande avant d’en aspirer une gorgée. Elle était délicieusement fraîche dans la moiteur qui plombait la forêt.

    Désaltéré, je me dis qu’une crique qui naît sur le flanc d’un coteau n’est pas qu’un simple filet d’eau transparent. Je pensais immédiatement que c’était, réunie en une même fontaine, la vie à laquelle sont associées l’âme du ciel et celle de la Terre.

    Du firmament, car il détient la clef des songes que les hommes lui confient ainsi que les sourires des anges puisque c’est auprès d’eux qu’elle recueille la pluie qu’elle déverse sur nous. Traversant le sol qui lui prête son intimité, elle en devine ses richesses et ses secrets avant de les réunir dans les entrailles de la planète.

    Un jour, remontant vers la surface, elle prélève encore ce que la Terre sait faire de mieux ; la vie, pour la mettre à notre disposition. Si elle paraît translucide en gagnant l’air libre, c’est que le ciel comme la Terre n’abritent aucun être maléfique. L’âme de l’infini est pure, celle de notre planète est innocente et besogneuse. Quand il y a un mauvais esprit, c’est à la surface de notre monde qu’il réside. Il se nomme : l’homme, qui se montre bien ingrat des offrandes de la nature ! Il me semble, que si les humains avaient eu vraiment soif un seul jour dans leur vie, s’ils avaient su ressentir la douceur de l’eau caressant les doigts et courant sur la peau de leurs corps offerts après un long et pénible voyage, nul doute qu’aujourd’hui ils prendraient plus de soin du précieux liquide. Il ne fut pas un dû, mais le premier miroir dans lequel ils se découvrirent avant de s’y abreuver.

    C’est seulement quand son prix dépassera celui de l’or noir que l’homme prendra conscience qu’il ne sut pas préserver la richesse qui lui apportait tant de bien-être en même temps que la vie.

     

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  • – Dans la grande cour de la ferme, chaque jour se déroulait une tranche de vie que l’on aurait crue enlisée dans le temps, tant l’histoire y semblait arrêtée à une date que l’on avait oubliée. Les paroles échangées ne variaient pas, les gestes non plus et chaque pierre aurait pu raconter le tourment des sabots éculés des habitants s’y traînant plus qu’y allant et venant. Il en était ainsi jusqu’au passage du courrier ! En fait, on pouvait aussi bien imaginer qu’il était le détenteur du bien-être ou de la tristesse et celui-ci semblait le comprendre en faisant durer le suspens.

    — Bonjour ! Facteur, entendait-on quand il pénétrait dans la cour des fermiers qui retenaient leur souffle.

    S’il était là, c’est qu’il y avait du courrier, il ne venait jamais pour rien et les visages commençaient à se dérider.

    Quelles bonnes nouvelles nous apportez-vous ?

    Pour expliquer l’angoisse qui régnait à la ferme, il faut rappeler que le fils était à la guerre ; les rares lettres qui leur parvenaient étaient le fil qui les reliait. Ce lien, maintes fois le père disait de lui qu’il était trop fragile. Dans les moments où le doute l’assaillait, il craignait même qu’il vienne à se rompre d’un instant à l’autre. La famille restait suspendue aux lèvres du préposé qui prenait son temps. La main plongée dans sa sacoche, il faisait mine de chercher ce pli que tous attendaient, les nerfs tendus à en craquer. L’épouse du fermier avait confié à l’une de ses voisines, que jamais elle n’aurait imaginé que l’absence du fils aurait touché si violemment le père que l’on prétendait bourru et quelque peu égoïste. Lui qui semblait voir et n’entendre personne, et qui traitait ses affaires avant celles des autres, à l’heure du passage du facteur il tournait en rond dans la cour, afin de ne laisser à personne le privilège de recevoir le courrier des mains de l’homme de la poste.

    Quand ce dernier lui remet la lettre tant attendue, il la glisse prestement dans sa poche comme s’il voulait être plus près de ce fils qui manquait à tous. Ensuite, il invite le facteur à pénétrer dans la maison. Ils s’installent à la table qui vit des générations de coudes se poser après de rudes journées et ils discutent de tout et de rien. Ils boivent un coup, puis deux ; quelquefois un troisième, si l’homme de la poste a quelque chose à révéler.

    Le facteur parti, commence le cérémonial.

    Lentement, le père sort l’enveloppe de sa poche, et machinalement la porte à son nez, comme s’il pouvait sentir l’odeur de poudre de ce pays en guerre. Le rectangle de papier fera plusieurs tours dans les mains rugueuses, plus habituées aux gros travaux qu’à soupeser des feuillets qui semblaient bien fragiles. Vient ensuite l’instant où de l’autre poche il sort le canif dont il essuie soigneusement afin de ne pas marquer le papier fin avec de la graisse laissée lors du précédent repas. L’enveloppe fendue, il se précipite vers la signature qui authentifie qu’elle soit bien celle du garçon. Soulagé, la lecture peut commencer. Lentement, à voix basse, en détachant chaque syllabe comme s’il voulait apprendre tous les mots où sans doute aussi pour vérifier qu’il n’en manque pas. Jusqu’à la fin de la missive, il ne lèvera pas une seule fois la tête, ne fera aucune réflexion.

    — Cette dernière lettre, il la lit au moins dix fois, disait l’épouse, à son amie. Je suis sûre qu’il ne me voit même pas, debout à quelque pas à peine, me torturant les sangs, là, devant lui !

    Comme toutes les mères, elle souffrait de l’absence de ce fils parti trop tôt faire une guerre qui ne le concernait pas.

    Rompant le silence pesant qui s’était installé, la voix du père s’élève :

    – Ça va ; oui, tout va bien, renchérit-il en tendant la précieuse missive à sa femme.

    Satisfait, il se sert un verre, mais pas cette piquette qui irrite le gosier. Il se lève et va chercher la bouteille de grenache, ce vin qu’il ne boit que dans les grandes occasions.

    Quand la mère a achevé la lecture, une larme s’attardant dans les yeux, la main tremblante, elle lui tend le papier qu’il remet dans l’enveloppe qui s’en va rejoindre les anciennes dans le tiroir du meuble qui trône au milieu de la grande salle. S’il n’est pas satisfait de la lecture, ce sont les ouvriers qui en prennent pour leur grade, bien qu’ils n’y soient pour rien. Ils attendront que l’orage se passe et partiront en haussant les épaules.

    Bien qu’il n’en parle jamais, sa femme a depuis longtemps deviné la raison de ce caractère qui a vieilli plus vite depuis tous ces mois.

    – Il est comme nous tous, il redoute de voir un jour les gendarmes ou le maire. Chacun connaît les mots qu’ils prononcent ce matin-là, dans leurs beaux uniformes. On sait bien qu’ils sont durs à transmettre, mais ils le sont encore plus quand on les reçoit en pleine figure.

    Quand la guerre enlève son fils à une mère, elle ne peut se satisfaire d’entendre qu’il fut un héros. La place de l’enfant est dans le cœur des parents, les héros sont ailleurs !

     

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