• — Lorsque, avec des amis nous évoquons notre toute première jeunesse, je suis toujours frappé par le manque de mémoire concernant certaines personnes. Pour quelques-unes, elles peuvent remonter très loin, tandis que chez d’autres, la porte reste obstinément fermée. Est-ce dû à de très mauvais souvenirs, des éléments dont sciemment ils ne veulent pas accorder une seconde existence, ou plus simplement parce qu’ils ne se sentaient pas concernés par cette époque dans laquelle elles furent précipitées ? Personnellement, j’ai eu la chance insolente de pouvoir remonter très loin dans mon passé, de sorte que j’ai le sentiment de ne pas avoir perdu grand-chose.

    Peut-être qu’il n’y avait sans doute pas grand-chose d’important à retenir, me direz-vous.

    Ou trop, vous rétorquerais-je !

    La vie n’a pas attendu que je sois adulte pour me manifester ses arcanes et ses dédales obscurs et plus tôt que de la blâmer, je l’ai toujours remercié de n’avoir pas tardé pour m’ouvrir les yeux ni me cacher la vérité. Sans doute voulait-elle me faire comprendre que le chemin serait long et qu’il était nécessaire de commencer dès les premiers jours à en paver la voie et à orner les bas côtés afin de le rendre plus agréable.

    Je ne vais pas vous parler de l’église qui s’offre à votre regard sur la photo, mais du bâtiment plus modeste qui le jouxte. C’est l’école maternelle que j’ai eu l’honneur et l’avantage de fréquenter. Et oui, comme vous le dites, ça remonte ! Pour ne rien vous cacher, je l’ai abandonné, il y a 67 ans ! Presque hier en somme. C’est donc dans cet établissement que je dus m’habituer à vivre des heures sans les premiers instincts de liberté qui déjà m’assaillaient.

    J’essayais d’imiter tout le monde, c’est-à-dire faire semblant d’accepter les rudiments de la discipline, alors qu’en moi poussait la graine de l’asociabilité.

    Ne m’en veuillez pas, mais quand on a fait ses premiers pas dans la rue et dans la campagne, il est difficile de vivre à l’étroit dans une salle où j’avais le sentiment de manquer d’air. C’est que ramasser les pommes de terre que les adultes arrachaient et les mettre dans les paniers, m’ouvraient d’autres perspectives que de rester immobiles des journées entières.

    L’école pouvait bien être spacieuse, pour moi elle était toujours trop étroite. Mon paradis (qui n’a jamais cessé de l’être depuis) était les grands espaces. Je trouvais merveilleux ce pouvoir des yeux de se poser sur un horizon qui reculait au fur et à mesure que j’avançais. Nulle autre part je pouvais être plus à mon aise qu’au milieu des prairies qui semblaient laisser pousser l’herbe tendre juste à mon intention. Elles m’offraient des milliers de bouquets de fleurs aux parfums différents et entêtants. Sans doute sont-ce elles qui permirent mes premières ivresses en m’inondant de leurs fragrances étranges.

    À la maternelle, je ne pouvais y trouver ma place. Je m’y sentais particulièrement mal à l’aise. Comble de malchance, l’institutrice ne m’aimait guère et je lui rendais très largement. Cette brave femme m’avait surnommé « le bourdon de sa classe ». Cela ne me gênait pas beaucoup, mais si elle m’avait demandé mon avis, je lui aurais répondu que sa ruche ne me convenait pas. Du côté des sentiments, nous étions donc quittes.

    Là où elle confortait son avance sur moi, c’est que j’étais l’éternel puni, celui que l’on privait du goûter, toujours en pénitence, enfermé dans le garage, sans qu’elle ne se fût jamais demandé si j’étais ou non en cause dans une quelconque embrouille entre écoliers indisciplinés. Là où je reprenais l’avantage sur elle, si je puis dire, c’est que les pénitences en fait ne m’émouvaient guère. Loin d’être une punition, seul dans le garage, je retrouvais le monde qui était le mien, la solitude. Elle était déjà ma compagne, et je la meublais à ma façon.

    Pour être franc, je ne lui en voulais pas d’essayer de m’inculquer les premiers pas du métier d’homme.

    Mais dans ma tête toute neuve d’alors, j’avais déjà quelques idées concernant son apprentissage. Je n’avais pas les yeux ni les oreilles dans ma poche et malgré mon jeune âge, je comprenais bien qu’entre les faits et les paroles il y eût de grandes différences. J’en déduisis donc que pour arriver à ce que je voyais et que je voulais, je connaissais un chemin plus direct.

    L’histoire que je m’apprêtais à vivre, je me réservais le droit et le privilège de l’écrire à ma manière avec les mots dont j’étais persuadé alors qu’ils se présenteraient à l’instant où je les solliciterai.

     

     

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  • — N’allez pas imaginer que la faim me tenaille à ce point que je sois obligé d’ouvrir le tiroir de la commode aux souvenirs à l’emplacement où repose le temps des cochonnailles.

    Ah ! Qu’il était beau ce temps où la cour de la ferme se transformait en un lieu de fête où tous les bruits quotidiens laissaient la place aux verbes qui montaient en remplissant l’espace, en même temps que le vin descendait dans les gosiers pourtant loin d’être desséché. Le jour du cochon en fait était l’aboutissement d’une longue période de préparation. Pour lui, tout au long de l’année, rien n’était trop bon. Dans l’immense chaudron qui ne quittait jamais l’âtre de la cheminée, on cuisait ce que l’on appelait pompeusement la soupe du cochon.

    Le derrière de la marmite n’avait jamais connu de cendres froides, tant les braises des bûches y étaient renouvelées, été comme hiver.

    Aucun effort n’était négligé pour que la bête fût la plus belle, car s’il y en avait d’autres, réservées au charcutier ou au boucher, elles ne recevaient pas les mêmes soins. La mode était venue à l’élevage du cochon maigre. Pour rapporter davantage, et satisfaire la taille des dames, il avait dû abandonner quelques centimètres de gras. On murmurait alors, en médisant un peu, que les jeunes filles commençaient à surveiller leur ligne !

    Toujours est-il que ce n’était pas le cas pour celui réservé à la famille. La graisse, il n’y en avait jamais assez. Il fallait bien conserver les viandes et autres produits transformés ! Dès l’instant où il avait quitté la mamelle de la mère, il était séparé du reste de la portée et mis dans une loge à part. Du lait, du son, des légumes, des racines, il n’en avait jamais assez. De topinambours en pommes de terre et épluchures en tous genres, sans compter les reliefs des repas de la famille, son auge n’était jamais vide. Une porte de sa porcherie donnait directement sur un parc boisé où il laissait ses instincts lui dicter de fouiller ici ou là. Il était le roi de la ferme, jusqu’à ce matin, où il rendit l’âme, sous les regards de la famille et des amis.

    – Il ne faut pas s’apitoyer, disaient les anciens aux plus jeunes qui se désolaient de voir le cochon qu’ils avaient nourri et apprit à connaître. Sur la Terre, rien ne nous commande, si ce n’est notre ventre. Nous ne sommes pas différents des choses de la nature. Chacun a sa part et certains en ont une plus importante que les autres, c’est tout.

    – Assommé puis saigné, voilà notre cochon sur un lit épais de bonne paille que l’on enflammait, afin de griller jusqu’au dernier poil. Des boîtes de sardines vides percées avec de gros clous les avaient transformées en râpes et passées sur la peau la rendant rose et lisse. Avec des Hans de bûcherons les plus costauds suspendaient l’animal sur une échelle dressée à cet effet et l’on procédait à l’ouverture de la bête pour le vider de ses entrailles. Au fur et à mesure de l’avancement de la tâche, des cris s’élevaient comme si l’on avait découvert des trésors à l’intérieur du pauvre cochon. On vantait sa chair ferme, son lard épais, son foie extraordinaire ainsi que la quantité et la qualité de son sang qui allait faire d’excellents boudins.

    Le petit déjeuner avait été copieux, comme il se doit de l’être les jours de fête. Le vin de la maison, même s’il n’avait pas encore fini de se « faire », n’était pas étrange à la bonne humeur qui régnait. Sur la grande table de la cuisine, les femmes avaient déjà épluché les oignons et l’ail. Les herbes étaient coupées finement et dans plusieurs chaudrons les préparations pour cuire les jambonneaux et autres fromages de tête y allaient de leurs cloques bouillonnantes. Sans état d’âme, le hachoir transformait la viande en chair à saucisses et de nombreux saucissons. Les couteaux ne perdaient pas un instant dans les doigts agiles des hommes. Les rillettes prenaient de la couleur et emplissaient la ferme d’une bonne odeur de graillons rôtis. Elles passeraient ainsi la journée à fondre en étant sans cesse remuées et tournées afin qu’elles n’attachent pas au fond du chaudron. Les pâtés remplissaient déjà les moules et en attente de place dans le four à bois rallumé pour la circonstance, tandis que les bocaux étaient directement plongés dans le grand stérilisateur. Avant de passer de longs mois à se transformer en délice, les épaules et les jambons s’enduisaient d’un mélange secret où tous les ingrédients s’unissaient pour donner la couleur et le goût qui feraient la différence.

    Durant toute la journée des appels, des cris des recommandations et des chansons se faisaient entendre tour à tour dans la cour de la ferme peu habituée à tant de bonne humeur. Le dîner clôturant cette fabuleuse journée était pris dans la grande salle et jusqu’à une heure avancée de la soirée, la gaieté accompagnait chaque bouchée.

    C’était il y a longtemps, avant que les industriels nous empoisonnent avec leurs méthodes dites hors de tous soupçons.

    Les nôtres faisaient de nous des gens heureux et forts, n’ayant jamais peur d’affronter l’avenir. C’est qu’en ce temps-là, on prétendait bien que ce qui était bon pour les hommes l’était tout autant pour les bêtes.

     

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  • — Que ne sommes-nous pas des êtres sans mémoire, qui à l’instant présent oublierait celui déjà écoulé ?

    Cela aurait au moins pour effet de ne plus souffrir plus que de raison en constatant combien les jours qui nous restent seront difficiles à vivre.

    Cependant, dès la première heure, la vie n’avait pas été pensée pour qu’il y règne de quelconques complications. Tout semblait avoir été mûrement réfléchi, avant que l’une des dernières créations ne vienne bouleverser un équilibre qui se voulait parfait. Fragile, notre milieu ? Probablement, car lorsque l’on compose avec les éléments naturels, nous savons bien que la robustesse cède sa place à la magnificence.

    Du début de notre si belle histoire, il ne reste que le jour et la nuit.

    De toute évidence, le premier avait été imaginé pour durer l’éternité. Afin que nul ne l’oublie, le créateur lui avait adjoint un complice de premier choix ; le soleil ; il était disposé à briller aussi longtemps que le besoin s’en ferait sentir. Sous ses rayons, les bienfaits de la nature resplendissaient tels des joyaux offerts aux hommes vivants dans une merveilleuse quiétude.

    La nuit qui succédait au jour avait été imaginée étoilée, afin que les âmes sensibles ne se croient pas isolées. Comme toujours, lorsque tout va bien, des insatisfaits estimèrent qu’il était difficile de trouver celle sous laquelle ils étaient nés. Ils se contentèrent donc de lever la tête vers le ciel et adressèrent un merci collectif afin de mettre leur conscience en paix.

    Les saisons avaient été pensées pour qu’au long de l’année se succèdent les récoltes, même si l’on ne donnait pas la peine de labourer et de semer. La nature s’était faite généreuse, pourvoyeuse de bonheur comme autant de fruits délicieux. Elle semblait ne devoir jamais se lasser d’offrir ses cadeaux en toutes saisons.

    De cet avènement, l’eau n’avait conservé aucun ressentiment. Pourtant, on lui avait bel et bien ravi la vedette alors qu’elle était la seule à régner sous des cieux qui se reflétaient constamment en son miroir, comme s’ils prenaient plaisir à se dédoubler. Afin de prouver que la rancune ne l’habitait pas, elle s’était elle-même divisée pour que chaque continent ayant conquis son indépendance possède ses berges, ses fleuves et ses rivières. Comble de la générosité, ne sachant sourire, elle fit tant, que de simples filets enfouis dans les entrailles de la Terre, elle les transforma en des sources miraculeuses, véritables liens de la mémoire entre le ciel, le sol et les océans, ajoutant de la vie à celle qui rayonnait déjà.

    Les montagnes, prétentieuses, continuèrent de s’élever afin qu’aucun autre élément ne leur dispute l’espace. Elles le firent dans la bonne humeur, laissant des torrents dévaler leurs pentes, tels des serpents d’argent. Pour qu’ils ne s’ennuient pas, les fleuves et les rivières furent ensemencés de mille êtres vivants qu’ils transportèrent jusqu’au grand frère l’océan, surpris de tant de générosité.

    Les histoires ont toutes quelque chose en commun, et celle-ci n’échappe pas à la règle.

    Il y a toujours un intrus qui se glisse entre les lignes, profitant du décor et se nourrissant de la pensée de l’écrivain. Nous concernant, alors que nous vivions dans la félicité, un à un, les plus beaux éléments nous sont confisqués. Des terres qui n’avaient jamais connu la misère devinrent stériles. Sans récolte, voilà que l’humanité meurt de faim. Dans les hautes futaies d’antan, véritables parures au cou des pays, les géants s’effondrent, au comble de la détresse. Les poissons sont malades et viennent à la surface demander aux divinités des eaux de les sauver.

    Dans ce concert où se joignent la tragédie et l’espérance, des forêts entières s’agenouillent devant la puissance des sables. Comme s’ils ne voulaient pas être en reste, les hommes emboîtent le pas aux phénomènes qui, ostensiblement, élaborent un plan d’occupation finale. Ils étaient bons, voilà qu’ils deviennent égoïstes et indifférents et pour certains résignés. Ils ont subitement oublié d’où ils venaient et pourquoi on les avait mis au centre du bonheur. Ils ne surent pas greffer ce dernier sur les générations qui se succédèrent.

    Alors, dans ces moments d’incertitude, conduisant ma barque au milieu du fleuve, j’attends l’instant où le flot devient murmure, pareil à quelqu’un qui souffre en silence. Je filerai avec le perdant quand les eaux se remettront en route. Ils me mèneront sans doute vers un pays que les maladies et le désespoir auront épargné. La terre de chez nous malgré son immense courage à montrer qu’elle est digne, n’en finit plus de disparaître.

     

     

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  • — De tout temps, j’ai aimé parcourir l’étendue sans limites des ciels étoilés qui profitent des nuits d’été pour nous conduire toujours plus loin vers les astres. Pour nous montrer que souvent ils sont complices, les nuages patientent derrière l’horizon, comme les artistes faisant les cent pas dans les coulisses du théâtre. Ils savent que ce n’est pas l’heure d’apparaître en scène, l’espace ne leur appartient plus. Avant de se retirer, l’alizé avait soufflé sur les traînards, pour leur signifier que l’heure était réservée à la beauté de la nuit.

    Place est maintenant faite à la lumière céleste.

    Au fil des heures, la Voie lactée allume ses lampions tandis que timidement, la lune se hisse par-dessus la forêt. Dans le miroir du fleuve lui prêtant son onde, elle vérifie encore une fois que sa tenue de parade n’est pas froissée, afin que nul astre ne se moque d’elle. Après une longue contemplation, elle monte, légèrement, heureuse de s’être trouvée parfaite, sans la moindre ride, dans une eau apaisée qui ressemble à de l’huile.

    Une fois de plus, je devine que la fête sera complète, et comme à l’ordinaire, je ne verrais qu’une partie du spectacle, mon regard ne pouvant courir d’un point à l’autre du ciel plus immense chaque soir.

    Chaque élément résident à la surface de la Terre prépare sa nuit qu’il espère passer douillettement. Les grands arbres bordant les fleuves et les rivières sont surpris de découvrir leurs silhouettes qu’ils jugent bien sombres. Après une dernière expiration, ils décident de fermer leurs feuilles, afin de dormir tranquilles et de ne plus être aveuglés par l’éclat de madame la lune qui vient de faire un pas de plus vers leurs sommets. L’engoulevent sillonne l’espace à la recherche d’un peu plus d’intimité, tandis que l’ibis vert change constamment de perchoir ne trouvant pas celui qui conviendrait à ses longues pattes. Sous les grands bois, les gibiers ne s’aventureront pas par cette clarté qu’ils jugent trop éblouissante et peu rassurante. L’instinct leur a soufflé que de chasseurs ils pourraient être transformés en proie. Après un profond soupir, ils acceptent une nuit supplémentaire de disette et comprennent maintenant les hurlements des chiens à l’adresse de la lune qui leur fait croire qu’elle n’est pas en cause, que c’est le jour qui se refuse à disparaître.

    Tandis que sur la Terre il n’est que soupirs et impatientes, loin au-dessus d’elle, les étoiles continuent de s’allumer et de scintiller. Leurs clignements me laissent à penser que ce sont ceux des nôtres que nous avons aimés, qui nous adressent des signes d’amitié. Sans doute nous disent-ils des messages qui n’arrivent pas jusqu’à nous. J’imagine alors qu’ils seraient des mots d’une extrême tendresse et encore d’autres d’apaisement, pour nous expliquer qu’ils sont heureux même s’ils sont loin de nous.

    Plus au sud, le spectacle est éblouissant. Des centaines d’étoiles filantes semblent découper l’espace. Étrangement, elles viennent toutes du même côté, disparaissant vers une unique direction. Je me promets d’éclaircir ce mystère. Elles sont si nombreuses que je suis sûr que les hommes n’ont pas le temps de faire des vœux. Elles s’amusent comme des enfants dans la cour de l’école. Je crois que si elles prennent autant de soin à dessiner des traits fulgurants dans l’espace, c’est sans nul doute pour nous montrer le chemin du bonheur.

    De la même façon que l’on a de moucher une chandelle, la nature a cessé ses rumeurs. Plus de coassements, de stridulations ou d’appels qui assuraient le décor sonore des premières heures de la nuit. Le silence est si profond qu’il se fait remarquer. Sans faire de gros efforts, je pense que nous pourrions même le toucher, voir l’emprisonner.

    C’est l’heure où la lune rentre en scène, l’heure à laquelle la Terre entière n’a d’yeux que pour elle.

    Il est convenu que le reste du monde doit retenir son souffle et que les planètes avoisinantes suspendent pour un temps leurs scintillements.

    Soudain, une étoile semble tomber du ciel dans ma direction. Elle est plus longue que les autres à disparaître. J’en déduis qu’elle me commande de rentrer, car maintenant c’est l’heure où les rêves doivent commencer.

    Je m’en retourne donc en imaginant que le mien sera peuplé de mystères et que parmi eux, une étoile s’approchera de moi, celle à qui j’ai tant de choses à confier.

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  • — Ne pas voir la mer n’est pas le privilège des gens des temps anciens. Aujourd’hui comme hier, des enfants ne la découvrent que bien tardivement, et certains même quitteront notre monde sans même avoir entendu les vagues flirter avec les plages ou s’écraser avec fureur sur des rochers ravis de les éclater dans une dernière révérence écumeuse. Je me souviens toujours des paroles des grandes personnes, quand, depuis le fond du pays, les enfants demandaient s’ils iraient un jour, comme leurs copains, eux aussi sur le bord de la mer. Les réponses alors ne se faisaient pas attendre et retentissaient tels des coups de fouet, sur un ton ne réclamant aucune réplique :

    — L’océan ? Tu as bien le temps de la voir ! Il est à la même place depuis la première aube et je ne crois pas que ce soit demain qu’elle va se sauver. L’adulte tournait le dos et retournait à ses occupations sans aucune autre explication.

    Alors que les vacances mettaient du baume au cœur des écoliers, dans certaines cours de ferme la vie s’organisait. On attendait que les bestiaux aient quitté les étables et les écuries afin qu’ils rejoignent les pâtures, pour sortir les baignoires en zinc. Oh ! Elles n’étaient pas de première jeunesse ! Elles avaient été souvent rapiécées par les rémouleurs qui passaient une fois l’an dans chaque village de la région. On avait pris soin de tirer l’eau fraîche du puits afin qu’elle prenne quelques degrés sous l’ardeur du soleil qui, lorsqu’il arrivait à son solstice, plombait la cour de la ferme, recouverte de pavés grossiers.

    Généralement, les jeunes enfants étaient laissés à la garde des plus anciens qui ne pouvaient plus suivre le reste de la famille pour effectuer les travaux des champs qui allaient bon train en cette saison. Quand on avait jugé que l’eau était à bonne température, l’autorisation était accordée pour que le bain puisse enfin commencer. Soudain, le miracle s’accomplissait, le rêve se matérialisait.

    Certes, ce n’était pas l’air du grand large saturé d’iode et d’odeurs de marée, qui flottait dans l’espace surchauffé que ne parvenait pas à rafraîchir une brise que l’on pensait essoufflée, mais en fermant les yeux il était facile de construire un autre décor.

    Les enfants n’avaient pas à faire de gros efforts, pour créer autour de leur baignoire, une belle plage de sable fin comme celles qui s’étalaient sur les pages des magazines de l’époque. L’imagination fertile leur laissait voir avec attendrissement se former à deux pas de l’horizon des vagues qui, au fur et à mesure qu’elles avançaient, s’amplifiaient à ce point qu’elles devenaient énormes et effrayaient les baigneurs qui reculaient prestement.

    Il est bien connu que lorsque l’on est jeune et que le bonheur se tient près de nous, l’ambition et le rêve savent se montrer généreux. Ainsi, dans la cour chauffée à blanc, ce n’était plus le caquètement des volailles qui prenait le pas sur les autres bruits, mais les cris et les appels des mouettes rieuses, volant en rasant les flots à la recherche du poisson imprudent ou curieux. L’eau que les mains agitaient dans les modestes baignoires avait tôt fait de se transformer en d’énormes rouleaux qui venaient se fracasser avec fureur sur les rochers qui les attendaient de pied ferme. Fâchés d’être empêchés d’aller plus loin à l’intérieur des terres, ils explosaient en de gigantesques feux d’artifice d’une eau écumeuse, faisant des arcs-en-ciel se faufilant à travers les rayons du soleil. Dans les songes des enfants, ce n’étaient plus les claquements des roues de charrettes lourdement chargées des dernières gerbes de blé qui résonnaient sur les pavés disjoints, mais le chuintement de celles des tombereaux des goémoniers sur le sable humide.

    Quand l’eau venait à manquer dans la baignoire, la grand-mère qui veillait toujours sans arrêter son tricot versait de nouveaux seaux sur le dos des enfants.

    Il ne leur fallait qu’un instant alors, pour qu’ils croient que c’était une vague plus forte que les autres qui les submergeait.

    Sur cette plage imaginaire, les rires et les cris résonnaient entre les murs qui prenaient un malin plaisir à se les renvoyer en les amplifiant. Les enfants baignaient littéralement dans leurs rêves ; et si à cet instant on le leur avait dit qu’ils étaient au paradis, ils n’auraient pas eu à faire beaucoup d’efforts pour s’en convaincre.

    Après le bain inoubliable, tout à leur bonheur, ils n’étaient pas loin de penser comme les adultes. Effectivement, l’autre mer, la grande, pouvait bien attendre quelques années de plus, au moins jusqu’à ce temps où les songes s’évaporent dans les esprits des enfants devenus des hommes.

     

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