• – Dans la « rétro » du jour, j’aimerais vous entretenir d’un souvenir particulier : mon pays. Sans doute cela prête-t-il à sourire, car il est facile de deviner qu’il n’a pas disparu, il a seulement grandi lui aussi et dans le même temps c’est transformé à ce point, qu’aujourd’hui, j’ai du mal à le reconnaître. Pourtant, c’est bien de celui qui me vit naître, où je me suis construit avant que les démangeaisons qui fourmillaient dans mes jambes me conduisent sur les chemins qui tournent autour du monde, que je tiens à vous parler.

    Plus je m’éloignais de mon berceau et plus grand en mon esprit il apparaissait. Serait-ce que ma mémoire ne voulait pas l’oublier, qu’elle se plût à inscrire chaque jour de nouveaux mots, suspendant de belles images et projetant partout autour de moi des couleurs comme si chaque instant avait les siennes ? En de nombreux pays, j’ai entendu des musiques qui forcent les yeux à se réfugier derrière un brouillard, mais parmi elles, je n’ai pas reconnu celles que le cœur inventait dans la timidité des matins naissants, enveloppant mon village de ses bras de brume, imitant une mère le faisant pour son enfant quand elle veut le protéger des agressions du monde. Je n’ai pas distingué non plus celle des nuits installant leur tendresse, m’invitant à rejoindre le pays des songes. Alors, un jour, sans doute plus nostalgique que les autres, je me suis assis sur le bord du chemin et j’ai demandé à ma mémoire, puisqu’elle me taraudait tant, de me dire au mot près quels étaient les sentiments qu’elle voulait que je retienne, après une vie passée à emmagasiner et entremêler les images et les sourires.

    Il fallait bien que je mette un peu d’ordre dans mes pensées avant que la plus grande confusion y élise domicile. Pour y parvenir, elles me guidèrent comme si elles n’avaient jamais fait autre chose.

    Soudain, devant mes yeux, se dessina mon pays. Il était immense et beau. Il ressemblait à un magasin, avec, à chaque niveau s’élevant sur le précédent, une région différente. En parcourant les étages, nous nous enrichissions des particularités de chacune des contrées s’y étalant sans pudeur ni scrupule. Rien ne nous était dissimulé, du caractère des hommes à leurs secrets cachés en tous lieux, ne s’offrant qu’aux regards des curieux, avides d’apprendre toujours plus.

    Et des connaissances, il y en avait plus qu’aucune encyclopédie ne pourrait contenir ou expliquer à la justesse du mot près. Le plus souvent, la chose que l’on voudrait démontrer se cache derrière une beauté que nulle expression ne pourrait décrire de crainte de la déformer. On dit, pour faire court, qu’elle est magnifique et si elle l’est davantage, alors, on la prétend incomparable.

    À la découverte de mon grand magasin, outre les lieux et les hommes, il y a évidemment les mets, dont chaque individu, le nez hors du livre de recettes aime à mettre à la disposition des palais. Autour des tables, il n’est pas que les saveurs qui circulent. Il y a aussi le bonheur, car il sait parfaitement être à la fois le condiment ou l’ingrédient indispensable pour rehausser une recette.

    Des plats, il n’y en a pas autant que de régions. Ils sont bien plus nombreux, à ce point que si l’on devait installer une capitale du bon goût, nous aurions alors des milliers de terroirs qui se presseraient pour être la métropole du fin gourmet.

    Toujours en m’élevant dans les étages du grand magasin, j’y croise des gens de toutes conditions. Ils font plaisir à voir, car tous ont la même attention, tous ne savent pas se regarder sans sourire. Il est facile d’imaginer qu’au fond de chacun d’eux il y a un cœur énorme, toujours prêt à s’émouvoir au moindre sentiment nouveau. Certaines personnes viennent vers vous en vous tendant les mains, d’autres, après un regard de reconnaissance vous ouvre les bras, regrettant de ne pas les avoir suffisamment grands pour vous encercler afin de ne plus jamais vous perdre.

    Je comprends, si vous pensez que c’est bien d’une autre époque que je parle, mais êtes-vous sûr qu’en regardant bien autour de vous, certains de nos compatriotes ne sont pas prêts à revivre de telles expériences ? 

    Je sais aussi que le magasin s’est considérablement agrandi et qu’il a permis aux paradoxes de s’installer à tous les rayons. Étrangement, la foule est plus nombreuse à se presser autour des stands et des étals, mais à la regarder évoluer, on la croirait absente tant elle vous croise sans vous voir. De mon temps, les hommes invisibles n’existaient que dans les imaginations fertiles de nos grands écrivains. Ainsi, me serait-il possible de vous traduire les merveilleux moments que la France de l’époque m’a procurés, et dont je me suis délecté avec la même gourmandise que si c’était elle qui m’avait nourri au sein.

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  • – Qui aurait imaginé, voyant passer depuis quelques jours des enfants sur un modeste esquif, qu’en réalité, ils s’entraînaient en vue d’un long voyage ? À l’aube du premier jour, prétendait l’un, les hommes ne sont-ils pas allés à la conquête des continents de cette manière ? S’ils l’ont fait, pourquoi ne pourrions-nous les imiter ? Au matin du grand départ, le plus jeune des garçons eut un doute ; s’adressant à l’aîné il lui demanda :

    – Je ne sais pas si nous devons y aller aujourd’hui, nous n’avons rien préparé quant à nos subsistances. Que ferons-nous lorsque nous serons en haute mer ?

    – N’aie aucune crainte, mon petit frère, j’ai dans ma poche de quoi attraper tous les poissons de l’océan. Mais, dis-moi, si tu me poses cette question, dois-je en déduire que tu ne me fais plus confiance ? Aurais-tu décidé de ne plus me suivre vers ce beau et long voyage qui nous mènera vers les promesses et les aventures ? Te souviens-tu de ce que racontaient si souvent nos parents pour nous convaincre de travailler toujours plus :

    – Rien ne vient jamais à toi sans que tu te sois donné la peine aller chercher.

    – Regarde ce qui s’est produit pour l’indépendance, ils n’ont pas fait qu’en rêver. Ils se sont battus pour l’obtenir, même que certains y ont laissé leur vie pour que nous soyons libres. Je t’assure que le temps est pareil à un long train. Il passe et si tu hésites il repart sans toi. Au loin, avant qu’il ne s’efface à ta vue, tu n’apercevras que sa lampe rouge qui te fera un dernier signe. Puis, il disparaîtra sitôt le premier virage dépassé. Tu sais, l’avenir nous ressemble, il est impatient. Chaque matin trépigne sur le seuil que la nuit découvre petit à petit. Maintenant, peut-être me suis-je trompé sur ton compte. Sans doute n’ai-je pas compris que tu pensais être trop jeune pour vivre les jours fous qui s’enchaînent en nous tirant par la main. J’imagine que tu n’as pas encore pris conscience que la vie aime qu’en nous s’y loge une part de rêve, mais que celle-ci ne nous empêche pas d’entreprendre. Tiens, je vais même te dire mieux ; rien ni personne ne nous interdit d’espérer une existence meilleure en un autre monde. D’un autre côté, peut-être as-tu décidé de rester au village à attendre je ne sais quoi, jusqu’au moment où la mort viendra te prendre pour te conduire au tombeau ?

    Me concernant, depuis longtemps, vois-tu, mon choix est arrêté. Marcher chaque jour derrière les bœufs ne me procure aucune joie, pas plus que la culture du riz, du manioc ou des ignames. Je crois fermement que notre place est ailleurs. Partons sans plus attendre la découvrir et l’occuper avant qu’on nous la prenne. Je sais, l’océan est immense, mais rassure-toi. Il est peuplé d’innombrables îles qui sont autant de gardiens devant les continents. Nous irons de l’une à l’autre et je suis sûr qu’elles seront heureuses de nous voir grandir et devenir des hommes. Pour ne perdre aucun instant, nous attendrons le reflux. Il nous aspirera et nous fera passer la barre avec ses terribles rouleaux. Il nous montrera le chemin des courants qui nous mènera vers notre nouvelle vie. Regarde la voile, je l’ai faite grande pour que les vents s’engouffrent dedans, jusqu’à nous faire voler par-dessus les vagues.

    Allez frérot ! Un peu de cran ; demain nous tend la main, ne lui refusons pas la nôtre. Pour ne pas nous égarer, c’est très simple. J’ai entendu des anciens qui parlaient du couchant. C’est dans cette direction que nous devons nous orienter. Nous fixerons le soleil rougissant, toujours prêt à tomber dans les eaux, c’est de ce côté que se trouve le pays qui nous accueillera en nous offrant notre futur bonheur. Tu ne dis rien ; dois-je prendre ton silence pour une acceptation ?

    – Je crois, grand frère, que contrairement à moi, tu rêves à voix haute et surtout tu le fais en plein jour. Ton embarcation est bien trop fragile pour espérer faire le tour du monde. Tu sais, malgré mon innocence, je ne suis pas dupe. Si je ne vais pas à l’école, tu ne la fréquentes pas davantage. Comment ferais-je confiance à un marin qui ne connaît pas la géographie ? Je ne voudrais pas non plus briser tes rêves, frangin, ni même, faire noyer tes espérances, mais es-tu sûr que les blancs nous laisseront rentrer chez eux ?

    – Et alors, ils sont bien venus chez nous, eux !

    – Certes, ils savaient où ils allaient et crois-moi, ils n’étaient pas que deux ! On m’a dit que le jour où ils sont arrivés, la mer était recouverte de navires de toutes sortes, et ceux qui étaient à leurs bords n’avaient pas qu’une pagaie, mais des armes et des canons !

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  • — Depuis plusieurs jours, je sentais bien que des choses peu ordinaires se préparaient. Le monde ne semblait pas tourner comme à son habitude. Les jours avaient de la peine à ouvrir le ciel sombre et la nature n’était nullement pressée de déployer de nouvelles feuilles, de même que les fleurs semblaient conserver leur parfum pour l’éventualité de jours meilleurs. Tout cela ne me disait rien de bon. Prudent, comme d’habitude, je risquais un œil dehors. La surprise fut totale à l’instant où je vis se bousculer dans les airs des dizaines et sans doute des centaines d’aéronefs. Les uns montaient, les autres descendaient, hésitant pour certains alors que d’autres encore essayaient de relever l’ancre qui ne voulait pas quitter les lignes, sur lesquelles elle reposait.

    Les hommes seraient-ils en train de fuir la planète, pensais-je ? Mais seigneur, pour aller où ? Quand ils auront fait deux ou trois fois le tour de la terre, me dis-je, ils ne seront pas plus avancés, car je crois me souvenir qu’à la communale, on nous affirmait qu’elle était bien ronde !

    Il est vrai que je vis reculé dans la campagne, mais si quelque chose de grave s’était passé ou était en préparation, quelqu’un nous aurait bien prévenus, je pense. De toute façon, autour de nous, les animaux n’avaient rien perdu de leur calme légendaire et même les vaches ruminaient dans la parfaite indifférence des éléments naturels, à l’ombre sous les bosquets.

    Toujours est-il que là-haut, c’était déjà une belle pagaille. Toutefois, on pouvait dire d’elle qu’elle était magnifique oui, car les couleurs faisaient comme des fleurs dans un ciel habitué aux étoiles, mais intouchable, parce qu’elles demeurent sans cesse du mauvais côté. Quand même, me surpris-je à murmurer, on croirait presque un départ massif vers les vacances. S’ils ne sont pas prudents, il va y avoir des dégâts, surtout si un vent de panique se met à souffler ! Pressé comme ils semblent l’être, je suis certain qu’ils n’ont pas pris la peine de s’informer auprès de « ballon rusé ».

    Les novices sont vite repérés. Ils naviguent comme ils peuvent, quand ils ne volent pas ce qu’ils veulent. En tendant l’oreille, on en entend même s’invectiver et se traiter de noms d’oiseaux. Mais pour leur ressembler, ils ont de nombreuses heures d’entraînement à effectuer !

    — Eh ! Toi, tu vas me pomper l’air encore longtemps ?

    Et d’autres de répondre :

    — Cela ne te dérange pas de rester dans mon soleil ? Ôte-toi de mon horizon !

    Il y a les éternels râleurs. Toujours les mêmes. Ils continuent de se plaindre aussi fort dans l’espace qu’ils le font sur terre :

    — Regardez-moi ce gros ventru là-bas, il pense nous en mettre encore longtemps dans la vue, avec son sable qui fuit ? Il n’y a pas de verglas pourtant ! À moins que ce soit quelqu’un qui emporte avec lui un peu de nostalgie des ponts et chaussées ? Et celui-ci, avec son moteur mal réglé, voilà qu’il crache des flammes ! Sûr que c’est un gars pressé, il veut brûler les étapes. Mais que font donc les pompiers ?

    Tiens, les gendarmes sont du voyage. Pour une fois, on peut dire que c’est original, ce sont eux qui soufflent dans le ballon ! Et à ce que je vois, ils y prennent plaisir. Il y en a même un qui crie à l’autre.

    — qu’importe l’ivresse — pourvu qu’on ait le flacon !

    — Alors cela met tout le monde de bonne humeur et j’ai l’impression que les petits malins en profitent pour ajouter de la panique au désordre. Des gens ont le mal de l’air. Ils ont des hauts et des bas et craignent de se dégonfler au dernier moment. Comme toujours, les grosses cylindrées occupent la voie la plus rapide, celle des cieux, et je vous assure qu’ils n’en manquent pas ! Les plus lestes se faufilent, au risque de toucher la voilure des autres, ajoutant une rayure à celles créées par d’autres imprudents. Sur la bande d’urgence, on trouve les malchanceux. Honteux, ils confient à leurs voisins qu’ils ont perdu le nord.

    Je vois quelques rêveurs, ils en profitent pour vérifier si leur tête est toujours dans les nuages, tandis que les écervelés ne sont plus loin de la lune. Conscient d’avoir l’esprit ailleurs, je rentre écouter les informations.

    Je comprends alors que je m’étais inquiété pour rien. Ce n’est qu’une mission humanitaire de gens sensibles et dévoués (toujours les mêmes) qui viennent de prendre leur envol pour livrer de l’oxygène à notre bon vieux dôme. Aux dernières nouvelles, la pression diminuait en raison d’une rupture de la couche d’ozone. Ouf, on peut dire que l’on revient de loin et s’estimer heureux de pouvoir rester encore longtemps sur notre bonne vieille terre.

    Du coup, pour fêter cela, je prendrais bien un petit ballon de rouge. Pas vous ?

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  • — À la surface de la Terre, des milliers d’autres artères identiques à moi sillonnent le monde, comme les veines le font pour les hommes, ne laissant aucun repli du corps orphelin du sang, alimentant sans répits la précieuse mémoire de la vie. Nous sortons des entrailles de la planète après nous être enrichies de ses souvenirs, les uns joyeux, d’autres plus douloureux, imprimant des marques à tout jamais indélébiles. De certaines de ses blessures, aujourd’hui encore elle laisse éclater sa colère tant redoutée par les humains, fuyant sa lave destructrice.

    Au premier jour, nous ne sommes qu’un mince filet, mais bien vite nous grossissons, car jamais notre flot ne s’épuise. Sur notre parcours s’invitent sans cesse d’autres affluents, venant s’ajouter à nos eaux, jusqu’à nous faire devenir une belle et fière rivière sillonnant et ondulant à travers le pays. J’étais heureuse de ma condition, prenant ici des alluvions, les déposant ailleurs, prêtant mon miroir au ciel qui s’y mirait. Du plus loin que ma mémoire se souvienne, mon lit n’avait changé d’un méandre ou d’une chute. Ce sont les paysages traversés, qui parfois sont bousculés par les hommes ou les éléments. Avec fierté, je peux affirmer que mes eaux n’ignorent rien du moindre rocher tapissant le fond sur lequel je me laisse glisser, distribuant généreusement à longueur de chemin d’interminables caresses ressemblant à de l’espoir. Tout le long des forêts, mon flot coulait libre, agréablement rafraîchi sous les frondaisons ombrageuses. J’éprouvais même une certaine fierté lorsque les arbres, en silence, me confiaient quelques-unes de leurs feuilles afin que je leur fasse découvrir un monde nouveau. Sur mes berges, les végétaux me tendaient un rameau pour que je goûte à la douceur de leurs fruits.

    Puis-je vous dire qu’au long de mon parcours, j’ai sans cesse inscrit mon histoire, taillant une montagne ici, polissant une rive par là. Je reconnais un peu honteusement qu’il m’est arrivé d’avoir quelques mouvements d’humeurs, surtout pendant les longues saisons des pluies. Mes flots rageurs arrachaient des arbres immenses, ignorant qu’ils pouvaient par-dessus mon onde, échanger quelques mots avec leurs voisins de l’autre rive et même entremêler leurs branches quand l’affinité était à son comble. Je le confesse bien volontiers, et je n’en suis pas fière, croyez-moi ; mais il m’est arrivé parfois de précipiter par le fond les pirogues de quelques aventuriers qui ne recherchaient rien d’autre que le bonheur sur le parcours de mon sillon argenté. Je me souviens aussi de ces hommes courant vers les hauteurs dès que leurs villages menacés par mes flots ne tentaient même pas de résister à ma crue. Cependant, les habitants ne m’en tenaient jamais rigueur. Mes eaux calmées, ils revenaient près des rives sur lesquelles j’avais déposé des limons pour enrichir les cultures prochaines. C’est alors que je les entendais s’exclamer « à toute chose, malheur est bon ». Les jours reprenaient leur marche en avant, et les pirogues couraient à nouveau sur mon dos, m’effleurant à peine, et l’avouerai-je non sans quelque honte, jusqu’à me faire frémir. Jamais personne ne pourra se targuer d’avoir décelé en moi le moindre vice. Toutefois, je me laissais envahir par un immense sentiment d’orgueil, quand les femmes, innocemment, sur mes fonds sablonneux descendaient me confier leur corps et leurs secrets.

    Je coulais donc des jours heureux dans l’insouciance du temps, jusqu’à ce matin où des inconnus, après des années de travaux barrèrent pour toujours ma course vers l’océan. Ignorant mes souffrances, ils venaient de tirer un trait sur et en travers de ma vie, me laissant bouillonner et trépigner d’impatience devant le mur de l’incompréhension. Des siècles de liberté réduits à néant !  Le plus désespérant, c’est que je ne puis même pas éprouver de la fierté à posséder à présent deux mémoires. L’une étant devenue inutile parce que les souvenirs sont enfouis pareils à ceux de la forêt, noyée, elle aussi, tandis que mon autre, s’enfuit par de là le barrage, sans même se rappeler d’où elle vient. Les phrases commencées en amont resteront sans suite, car elles ne connaîtront jamais l’aval, mon cours étant devenu un long point de suspension. Me voilà transformée tel le célèbre serpent à deux têtes, l’une ignorant parfaitement ce que pense l’autre. Dans la malchance qui fait de moi une prisonnière, je tire quand même une satisfaction. Par le passé, j’étais belle, paresseuse et scintillante grâce au soleil venant se rafraîchir à ma surface. Mais, à la nuit tombée, je retournais dans l’oubli des ténèbres. Maintenant, du fait de mon flux tombant sur les turbines avec toute la rage contenue en moi à cause du barrage, j’éclaire des milliers de foyers, qui, jusqu’à l’instant où l’ampoule vint à s’allumer, ne savaient rien de moi. Il est vrai que beaucoup ignorent d’où la fée électricité leur parvient, mais avec sa complicité, si j’ai perdu une partie de la mémoire, je regarde avec insolence dans celle des hommes.

     

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  • – Qu’il fût triste ce matin ou je compris que les jours ne seraient plus jamais comme ceux que nous avions connus, tandis qu’ils baignaient dans les senteurs du bonheur. Que nous étions innocents, mon bel amour, de croire que l’affection nous revenait de droit, comme peut l’être le pain dans l’espoir des malheureux ! Oui, soudain, nous étions devenus des mendiants des jours heureux. Dans l’aurore à peine dessinée, nous allions enlacés par les sentiers de ta chère montagne, comme tu aimais nommer ces hauts sommets, pour lesquels tu avais autant de sentiments que s’ils étaient tes amis.

    Nous partions toujours dans le jour naissant, car, disais-tu en prenant une voix douce, la félicité étant la fille naturelle de la rosée, en conséquence, elle se doit d’être récoltée avant que les premiers rayons du soleil ne la fassent souffrir. Jeunes et inondés par les flots de notre candeur, nous courrions à la rencontre de l’extase, parfois, traversant à cloche-pied les gués des torrents, ou escaladant tels les chamois des pentes vertigineuses. Pour t’excuser de ton audace, tu disais que le risque et toi vous étiez né le même jour. Et moi, innocente et passive, je faisais semblant de te croire, alors qu’à chaque instant je redoutais le pire. Oh ! Je sais bien que tu ne cherchais pas à m’étonner ; je comprenais que tu étais un exalté et que la vie que tu traversais, tu la voulais à ton image. Gaie, surprenante, avide de sensations nouvelles à toutes heures du jour. Tu aimais à me dire qu’en ton esprit, il n’y avait qu’une saison ; la plus belle, celle qui en nous dépose la joie et le bien-être.

    Mon ami, jamais je n’oublierai tes baisers rapides comme l’éclair ni leur goût aussi parfumé que celui des baies aux couleurs vives accrochées aux rameaux des buissons épineux. Tu vois, me disais-tu alors qu’une perle de sang fleurissait à la pointe de mon doigt ayant frôlé de trop près le roncier insolent ; il te punit, car il est comme moi ; avant de lui arracher un lambeau de son âme, il apprécie qu’on lui demande avec une pointe d’amitié sur les lèvres prenant à l’occasion la forme d’un cœur. Il ne refuse jamais, surtout à une aussi merveilleuse fille à l’allure de princesse, qu’elle cueille ses fruits délicieux aux parfums de la passion.

    Mon cher amour ; pourquoi être parti si tôt, alors que nous commencions à écrire une si belle page de vie ? Je m’appliquais à en former les lettres qui ne parlaient que du bonheur, tandis que toi, tu me faisais la promesse d’arracher à la nature quelques-uns de ses plus beaux tableaux pour les transformer en de sublimes illustrations. Ô ! Mon merveilleux amant, jamais tu ne devinas combien j’aurais désiré me réfugier dans ton ombre afin d’être toujours plus près de toi. Tu n’imaginas pas que j’aurai préféré me glisser dans la douceur de ton cœur, ni tu ne devinas que ma place se trouvait sur le balcon de ton esprit pour ne manquer aucune des émotions qui le nourrit. Oui, bel ami de mon corps qui en ce jour, par sa blessure béante laisse s’échapper le sang du désespoir, je n’avais qu’un désir : me nourrir exclusivement de ton amour.

    Je reverrai toujours ces merveilleux sentiers des estives par lesquels nous allions, heureux, nous tenant par la taille. Parfois, des paroles sans importance nous faisaient rire aux éclats, alors que l’instant d’après, nos regards se portaient sur l’horizon que je n’avais pas remarqué qu’il s’assombrissait. Sans même nous consulter, après un moment de silence, nous nous arrêtions et nous enlaçant, nous échangions des baisers qui nous forçaient à fermer les yeux. D’autres jours, nous recherchions un tapis de mousse pour accueillir nos corps et nos esprits s’envolaient sans plus tarder vers des contrées lointaines, avant de revenir se poser à nos côtés. Nous osions alors construire des projets comme on le fait des châteaux ; ils étaient immenses, avec des parcs somptueux de verdures de toutes sortes, récoltées au hasard de nos randonnées. Nos héritiers à venir avaient déjà des noms, et dormaient dans leur berceau de coudrier.

    Hélas ! Nous devrions apprendre aux gens dès leur enfance que le bonheur ne naît pas d’un rêve. Il ne suffit pas de vouloir pour avoir, ni de tendre la main pour récolter, et offrir son cœur pour être aimé. Aux côtés de la béatitude se dissimule la réalité. Un jour, le destin te ravit à moi et pour ce lointain pays tu es parti. La lettre m’annonçant ta disparition fut aussi brève qu’un couperet. Tu ne reviendrais plus ! Alors, à quoi bon demeurer en un lieu où je sais qu’il ne sera plus visité par l’amour et l’espoir, et où les châteaux s’écroulent avant même qu’ils soient construits ? Les roues du wagon sur les rails compteront le temps qui nous sépare et à chaque dilatation ils laisseront tomber une larme. Je n’aurai qu’à les suivre, si un jour je décide de revenir en ces lieux où naquit notre amour.

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00061340-1

     

     


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