• — De nos jours, il est un phénomène qui ne cesse de me surprendre. Nous pouvons aller par les routes et les chemins sans que personne ne fasse attention à nous ou ne retienne notre passage.

    Dans les villes, on peut se heurter aux  personnes qui défilent du matin jusqu’au soir sur les trottoirs, dans les grands magasins, alors qu’aucune autre  ne vous remarque, pas même celle ou celui qui encaisse le montant de vos achats. Quelle est donc cette indifférence qui colle à nos jours sans que nous puissions lui refuser le droit d’exister ? Est-elle un fait nouveau ou nous vient-il de quelques lointains héritages ? Je crois que nous pouvons nous rassurer. Il semble bien que de tout temps cette attitude a prévalu, et qu’elle a traversé les siècles sans se faire le moindre souci quant à son devenir.

    Ainsi, la scène que nous montre la photo pourrait-elle traduire les pensées qui suivent.

    — Oh ! La mère, que faites-vous donc si loin du village le bagage à la main ? Ne nous dites pas que vous avez l’intention de nous quitter !

    — Pourtant, si monsieur ! Je vous affirme même que je ne pars pas, je fuis !

    — Que diable ! Quelqu’un vous a-t-il offensé que je vous découvre bien en colère ?

    — Quelqu’un, dites-vous ? Je vous trouve trop généreux, mon pauvre ami ! En vérité, j’aurais pu le faire depuis des années si le courage ne m’avait pas manqué. Il me fallut bien du temps, pour comprendre que pour ceux du village, ma mère et moi nous n’étions pas les bienvenues. Nous étions des étrangères et jamais un autre statut ne nous a été accordé. L’invraisemblable, c’est que personne ne sut, ou ne put nous expliquer les raisons de ce rejet. Ont-ils eu peur que nous les volions, nous, pauvres femmes seules avec aucune ambition sinon celle de survivre ? Cette maudite guerre a fait plus de mal qu’il n’y paraît. Elle a divisé le peuple, faisant naître dans le cœur des gens des sentiments que parfois ils tenaient cachés depuis trop longtemps. De toute façon, c’est aussi bien ainsi.

    Pourquoi resterais-je en un endroit où je n’ai rien construit ? Pour moi, ce fut l’inverse de ce que nous sommes en droit d’attendre de la vie. Plutôt que de s’élargir, ma famille en cet endroit s’est éteinte à petit feu.

    — Il ne faut pas avoir le cœur si gros, la mère ! Ils ne sont pas si méchants que cela, les villageois. C’est seulement parce qu’ils ont le nez baissé sur la terre qu’ils ne voient pas ce qui se passe autour d’eux ! Comprenez-moi ; il est des choses et des mots que par ici nous n’avons pas le temps de dire et dont bien souvent ils en ignorent même la signification.

    — Sans doute avez-vous raison, mais vous viendrait-il à l’esprit de rester en un lieu où vous n’auriez connu que des souffrances ?

    Vous savez tout cela, n’est-ce pas, puisque vous avez été le témoin de ces jours qui ne furent que douleurs accrochées aux jours précédents. Quand j’ai conduit ma pauvre mère à sa dernière demeure, étaient-ils nombreux à suivre sa dépouille ? Et encore ne l’ont-ils fait que pour voir si je versais des larmes ! Je les ai déçus, je pense, car je ne leur en ai offert aucune ! Les gens qui me ressemblent ne pleurent pas. C’est leur cœur qui se brise à jamais ! Certes, entre ma parente et moi, ce ne fut jamais le grand amour. Nous vivions sous le même toit, c’était là notre seul point commun. Elle évoluait dans un monde, moi dans l’autre et ils ne se rencontraient pas souvent. Nos sentiments n’ont pu trouver un terrain d’entente. Nos caractères étaient trop forts et trop différents. Nous avons nourri l’incompréhension de notre orgueil qui nous criait de ne pas mettre un genou à terre. Aucune de nous n’a jamais montré le plus petit regret, pas même une once de remords !

    La vie est cruelle, savez-vous ? Elle nous autorise timidement à nous rencontrer, mais ne parvient pas à nous réunir. Chez l’une comme pour l’autre, jamais nos bras n’ont esquissé le moindre geste qui nous aurait fait se serrer et ainsi permettre à l’amour de passer de l’une à l’autre. Il y eut plus douloureux encore ! Les gens ordinaires ont les mains pour se toucher et deviner ce qui ne se dit pas. Les nôtres étaient inertes, presque surprises de se trouver pendues au bout des membres comme si elles n’étaient destinées qu’à travailler. Noueuses comme elles sont devenues, de toute façon, sur la peau de la voisine elles n’auraient pu ressentir aucun frisson de contentement. Quant à nos lèvres, bien qu’elles en brûlaient de désir n’ont jamais prononcé les mots qui apaisent, comme le fait le baume sur les cœurs meurtris !

    — La mère, je vous trouve dure avec celle qui vous permit de voir le jour ! Et plus dure encore avec vous-même. Je comprends que vous soyez aigrie par les déboires de l’existence ; mais qui vous dit que demain ne pourrait être meilleur qu’aujourd’hui ?

    — On devine bien, mon bon monsieur, que la vie, sans vous gâter outre mesure, ne vous a pas pour autant oublié. Chez nous, durant toutes ces années, ne pouvant pleurer sur nous-mêmes, nous nous servions des souvenirs pour permettre à quelques larmes de poindre de nos yeux.

    — Savez-vous au moins où vous allez ? Car partir est un fait ; mais, si c’est pour être plus malheureuse ailleurs, autant rester au village. Il y aura toujours quelques âmes qui vous prendront en amitié. Je ne veux pas vous paraître indélicat, mais vous imaginez sans doute qu’il est difficile de refaire sa vie quand dans la sienne l’automne sonne à la porte.

    — Je sais de quel côté je me rends ; je vous remercie pour vos mots d’espoir. Mais vous venez de le préciser avec beaucoup d’élégance, à notre âge, le futur est plus derrière que devant nous. Je n’ai pas le courage ni le temps d’attendre que la bienveillance des gens se réveille. Je vais chez une vieille cousine, elle m’a proposé de réunir nos solitudes. Finalement, pour moi, le plus triste n’est pas là où vous l’imaginez. Cela, vous ne pouviez pas le deviner, bien sûr ; nous n’en avons jamais parlé. L’endroit où je serai ne sera pas une éclaircie dans ma vie, puisque je me trouverai à mi-chemin des lieux où repose pour l’un mon pauvre mari mort à la guerre, et mon enfant et ma mère pour l’autre. Désormais, je pourrai laisser couler mes larmes sans pudeur, car jamais je ne pourrai offrir à la terre qui les recouvre, à l’emplacement de leur cœur, une fleur, qui pourrait leur dire les ‘je t’aime’ que je n’ai jamais pu leur avouer.

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  • Reflets de mémoire

     UN ORAGE DE FIN DU MONDE 2/2

     

    — Avisant un sentier qui permettait de couper par le champ, la nourrice pensa qu’elle rejoindrait plus vite la petite troupe qui ressemblait à cet instant à une volée de moineaux effarouchés. Mais elle oubliait que les roues du landau n’étaient pas assez hautes pour franchir les trous et les ornières cachées par le déluge qui redoublait. Elle était au bord de la crise de nerfs. Elle pouvait crier, dans ce qui pouvait être alors l’enfer, personne ne pouvait l’entendre ni la comprendre. N’étaient les éclairs qui continuaient à pourfendre les lourds nuages noirs, on aurait cru la nuit installée.

    Soudain, tétanisant la pauvre nourrice, dans un fracas indescriptible, une boule de feu s’abattit sur un superbe chêne qu’il partagea sans effort, faisant un bruit qui glaça le sang des enfants et de la mère qui n’en pouvait plus, de se débattre au cœur de la tourmente. Une partie de l’arbre foudroyé tomba sur la clôture d’une pâture dans laquelle s’engouffra un troupeau de grands bœufs rouges, qui étaient devenus fous dans ce qui ressemblait de plus en plus à la fin monde. Au milieu de l’apocalypse, la femme s’adressait tous les reproches possibles et imaginables, et appelait ses ancêtres à l’aide, mais personne n’y prêtait attention, ou s’ils l’entendaient, lui faisaient-ils admettre que lorsque l’on se met dans certaines situations, on se débrouille pour en sortir seul. C’est comme si on lui laissait à comprendre qu’on lui demandait de payer sa fantaisie du moment, le désir de profiter d’un après-midi un bord de la rivière.    

    Justement, de l’eau, elle en avait jusqu’à la mi-jambe et elle piétinait plus qu’elle avançait. Soudain, elle ressentit comme une vibration venue du sol.  

    Toute à son affolement, elle ne prenait plus garde à ce qui se passait autour d’elle. Cependant, mugissant, le troupeau de bœufs excités par la tempête courrait en tous sens, avant de s’organiser et se ranger derrière celui qui semblait être le meneur. Bien que plus à l’aise pour fuir grâce à leurs hautes pattes, néanmoins, certains s’écroulèrent roulants dans la boue qui volait de tous côtés, maculant de taches sombres les belles robes bordeaux. La nourrice pensa alors qu’elle devait être maudite pour qu’on la laissât subir un tel châtiment. Déjà qu’elle n’était pas fière de se retrouver là, au milieu de ce cataclysme voilà que les bœufs se dirigeaient droit vers elle, qui avait toujours eu une peur bleue de ces grands bestiaux imprévisibles.

    Les éclairs continuaient de zébrer l’espace et le tonnerre éclatait en bruits secs ou roulants indéfiniment, qu’amplifiaient les échos.

    Une nouvelle fois, l’un d’eux vint frapper un frêne qui s’enflamma malgré la pluie intense. Les animaux s’éparpillèrent avant de se regrouper à nouveau. C’est à ce moment que la nourrice s’affala dans une mare plus profonde que les ornières. Elle eut tout juste le temps d’évoquer l’âme de sa mère qu’elle avait portée en terre il y avait à peine deux mois. 

    – Est-ce donc toi qui es à l’origine de ce déluge, demanda-t-elle en regardant vers le ciel qui se rapprochait encore plus du sol ?

    Il est vrai qu’elles ne s’étaient guère entendues, toutes les deux. Mais de là à penser pareille chose…

    – Si tu voulais que je te suive, implora-t-elle, tu aurais pu choisir un jour plus calme et surtout un moment où j’étais seule !

    La pluie à laquelle se mêlait la grêle, les roulements interminables du tonnerre et les meuglements empêchaient le groupe de se parler. La scène qui se déroulait semblait tout droit sortie d’un mauvais roman ou d’une pièce fantastiques. Le troupeau se rapprochait de la malheureuse qui gisait dans la boue. C’est alors que les bœufs beuglaient plus fort encore, que le jeune garçon entrevit immédiatement ce qui allait arriver. Il se précipita vers la nourrice qui tenait toujours le guidon du landau et fit ce que sa conscience lui dictait. Les bêtes traversèrent l’espace dans un bruit de tremblement de terre. La femme ne comprit pas tout de suite ce qui venait de se passer. Elle croyait avoir été piétinée par les animaux en furie. Elle était encore allongée, bras tendus et mains serrées. Mais elles ne se refermaient plus sur la poignée du landau. Il n’y avait plus rien à accrocher ou à retenir. Ces mains étaient tétanisées et elle ressentit la douleur dans tout les membres puis le corps. C’est alors qu’elle comprit. Elle chercha la petite voiture d’enfant avant de l’apercevoir plus loin piétiné, éventré et vide. Elle fondit en larmes et poussa un cri de bête blessée.  

    L’aînée de ses filles vint à son secours et la releva. On l’aida encore à marcher pour rejoindre le groupe des gamins qui se serraient comme s’ils pouvaient ainsi répartir un peu de chaleur pour chacun.  

    Reprenant connaissance, elle demanda où était le bébé. Elle ne le voyait pas ; il était au milieu des autres et ne pleurait plus. Elle l’aperçut enfin dans les bras de l’effronté, comme elle le désignait toujours, et s’inquiéta s’il n’avait pas souffert.

    – Il va bien, répondirent en chœur les enfants.

    Mais c’est grâce à lui, montrant le pêcheur du dimanche.

    Dévisageant celui que l’on venait de nommer comme si elle le découvrait seulement aujourd’hui, pour une fois, elle ne critiqua pas son initiative.

    On lui raconta par le détail comment il s’était jeté au-devant des bêtes dont les naseaux écumaient de rage et avait prestement enlevé le bébé avant que la poussette soit réduite en bouillie. Comme dans la famille les compliments n’étaient jamais invités sur les lèvres, chacun fit comme s’il n’était rien arriver. On attendit que l’orage se soit éloigné pour reprendre la route vers le village.

    Est-il nécessaire de préciser que cette année-là des journées à la maison du bord de la rivière, il n’y en eut plus jamais ?

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  • Reflets de mémoire

     

    — Il arrivait que lorsque les uns ou les autres ne font pas appel à ses services, le garçon fût bien obligé de suivre le reste de la famille en visite chez une vieille amie de la nourrice. Les deux femmes s’entendaient bien et l’après-midi se déroulait autour de la table, où trônait la cafetière, avec à ses côtés le traditionnel gâteau du dimanche.

    L’enfant qui allait sur ses douze ans n’aimait guère ce genre de réunion au cours de laquelle étaient passés en revue les potins de la semaine, qu’ils fussent du village ou des bourgs voisins. Tout le monde sait parfaitement que même à l’écart de la société, il y a des gens qui sont au courant de tout ! Ainsi, chuchotant presque comme si quelqu’un avait pu entendre certains propos, les femmes se livraient-elles les dernières nouvelles, bonnes ou mauvaises, authentiques ou inventées de toute pièce.

    L’été avait tenu ses promesses et la chaleur n’avait pas fait défaut aux moissonneurs. Dans les champs, tels des oiseaux, les glaneurs et ramasseuses collectaient les rares épis oubliés. Le temps de ce dimanche était particulièrement lourd et les corps avaient de la difficulté à trouver le meilleur rythme, tant le ciel pesait sur les épaules. Dans les prairies, les animaux suffoquaient, cherchant la moindre parcelle d’ombre. Le jeune garçon qui transpirait sang et eau bien qu’à l’abri sous une arche du pont enjambant la rivière, jugea que ce ne serait pas ce jour qui le verrait exhiber sa plus belle prise. Il démonta donc le fil de pêche de la gaule de noisetier et la rangea dans sa poche. Un moment après, il fit son entrée dans la maison où les femmes et les autres enfants riaient à gorge déployée.   

    Ignorant ce dont il pouvait être question, il lança sur un ton qui ne supportait pas la contradiction :

    — Je ne voudrais pas vous paraître pressé, mais à mon avis, si vous désirez rentrer avant l’orage, il serait bien que vous ne tardiez plus !  

    — Tu es déjà de retour ? En aurais-tu assez de la pêche ou est-ce la curiosité qui te fait revenir ?  

    — Vos histoires ne m’intéressent pas, vous le savez bien, répondit l’effronté en culottes courtes. De toute façon, les poissons préfèrent gober les insectes et les libellules qui rasent la surface de l’eau.  

    Encore un signe inquiétant ; les oiseaux frôlent le sol et cela n’est pas bon augure !

    — Allons bon, se gaussa une nouvelle fois la nourrice ! Te voilà donc maintenant à te perfectionner aux métiers du firmament ? À moins que tu deviennes devin à présent ? Quoi qu’il en soit,  qu’il fasse orage, ou pas,  il est l’heure de partir ; décida-t-elle. Allez, en route, vous autres et surtout ne me faites pas crier pendant tout le chemin. Le premier kilomètre n’était pas couvert, que le ciel en direction de l’Est s’obscurcit d’un seul coup. De lourds cumulus avançaient en rangs serrés. Ils roulaient si bas qu’ils semblaient dévorer les cimes des grands arbres. Le vent s’était levé à son tour, et avec violence entraînait le firmament dans lequel les nuées se divisaient avant de se rassembler à nouveau. On aurait dit un troupeau d’oies qu’une gardienne poussait devant elle, mais qui cédaient néanmoins à la panique malgré les cris et la baguette. Bien que la soirée ne fût pas entamée, le jour prit les couleurs du crépuscule. De fulgurants éclairs fendaient le ciel comme pour le fracturer à tout jamais. Ils n’avaient pas encore rejoint le sol, que déjà le tonnerre éclatait dans un bruit laissant craindre la fin du monde.  

    — Alors se vanta l’enfant, fier que ses prémonitions fussent justes, ne vous l’avais-je pas annoncé ?  

    — Ce n’est pas le moment de faire de l’esprit ! lui répondit promptement la nourrice qui dû hurler pour se faire entendre. Plus vite, enchaîna-t-elle ! Les grands, aidez les plus petits et courez ! Après le virage, là-bas, en contrebas de la route il y a le hangar de la station des eaux. Vous vous y réfugierez et nous attendrons que le temps s’améliore.  

    Elle, frêle personnage, affichant toujours un air maladif, poussait un lourd landau dans lequel pleurait un bébé dont les cris se mêlaient à la tourmente. Les jambes des uns et des autres essayaient bien d’aller le plus vite possible, mais elles n’étaient pas encore assez longues pour faire de grandes enjambées. Puis ce fut la première giboulée de grêlons à se joindre à la tempête avant de libérer des torrents d’eau, transformant rapidement la campagne en un véritable bourbier. Elle commençait à maudire le vieux landau dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. Non qu’il eut coûté une fortune, mais il avait une histoire. Il avait connu lui aussi l’exode et avait fait la route depuis la capitale jusqu’à ce bas Limousin.

    Ses deux filles avaient grandi dedans jusqu’à leurs premiers pas, avant que ceux de l’assistance publique en éprouvent également le confort tout relatif. Mais en ce temps, qui se souciait que la chose fût douce ou non ?

    Il n’était pas très esthétique, disaient les gens ; mais il offrait l’avantage de posséder un coffre qui permettait de transporter bien des bagages et divers objets hors la vue des autres.

    Les enfants avaient disparu après le virage. Il ne leur restait plus beaucoup de chemin pour arriver à l’abri. (À suivre)

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  • AU RYTHME DES SAISONS  2/2 – Sur les coteaux exposés aux derniers rayons d’un soleil faiblissant, les hochements de tête remplacent les mots inutiles. On regarde avec bienveillance les grappes, on les soulève, on les estime, et en fonction des résultats envisagés, dans les esprits, on en vient naturellement à compter les barriques et les tonneaux. Dans les cours de ferme, le pressoir est déjà installé et vérifié, il n’attend plus que le grain de raisin à écraser.

    Dans les granges, on met une dernière main à la réfection des équipements des bestiaux qui tireront les charrues, les tombereaux et autres charrettes. Les cuirs sont graissés et les jougs sont encore nettoyés ; c’est tout juste s’ils ne sont pas encaustiqués. Le temps n’est plus loin maintenant, où les attelages iront sous le commandement des bouviers, marchant du même pas régulier et mesuré, d’un bout à l’autre des sillons nouvellement ouverts et où se pressent et de disputent les grives et les alouettes. Le paysan ne retire pas ses mains des mancherons de la charrue. Les bêtes anciennes savent parfaitement ce qu’elles ont à faire. Leurs sabots pourraient raconter l’histoire passionnante de chaque entaille remontant chaque motte de terre sous laquelle se cachait la vie. Mais ils pourraient également parler du merveilleux goût de l’herbe tendre tapissant le sol au pied du noyer, sous lequel les hommes et les bœufs se reposent à l’heure du déjeuner.  

    Entre les protagonistes, depuis des temps immémoriaux, le verbe était toujours le même. Il n’était pas besoin d’élever la voix pour se faire comprendre. Entre l’attelage et l’équipage, depuis le commencement la complicité avait écrit un code que chacun respectait. Il faut dire aussi qu’en ce temps-là, on échangeait sans doute plus avec les animaux qu’entre ceux qui les conduisaient eux-mêmes. Par contre, avec ces derniers, il était bien souvent inutile de rajouter une parole à un regard dans lequel tout était dessiné. De toute façon, les quelques phrases prononcées comportaient autant de mots généreux que le cœur pouvait en contenir et en imaginer.  

    Puis l’automne tirait sa révérence, effaçant les couleurs et laissant les feuilles partir vivre une ultime aventure. Le vent cinglait, l’hiver s’installait comme s’il voulait occuper le monde définitivement. Les labours et les semailles avaient pris fin. Les blés et les avoines pouvaient maintenant inventer la paille et le grain de demain. On demandait presque au ciel de ne pas tarder à déposer un manteau blanc qui faisait dire aux paysans que les céréales n’en seraient que plus belles et plus grasses.

    Dans les basses et sombres cuisines, les chaudrons noircis par des décennies de cuissons ne quittaient plus l’âtre dans lequel le feu ne s’éteignait plus. Il devenait le centre vital pour toute la saison hivernale. Les soirées verraient s’attarder autour de lui les voisins venus déguster la dernière cuvée. Le vin n’était ni meilleur ni plus mauvais que le précédent. On se contentait de dire qu’il était encore un peu vert et que comme tous les jeunes il avait besoin de grandir et de s’affirmer pour se faire apprécier. On évoquait alors les vendanges histoire de laisser durer la réunion quelques heures de plus, et l’on ne se quittait pas sans s’être promis de rendre au plus tôt la visite. Les châtaignes se plaignaient de la chaleur du diable dans lequel elles doraient en éclatant de douleur sans doute. Tout en se brûlant les doigts, on jurait tous les dieux connus, et même ceux dont on ne parlait jamais, que l’on n’en eût jamais mangé d’aussi bonnes ; et l’on se félicitait que l’automne maintenant épuisé, fut doux et si beau.  

    Le cochon vivait ses derniers jours, et afin que le lard n’ait aucun reproche à manifester, on doublait les rations quotidiennes. Les jours étaient de plus en courts, mais nul n’aurait songé à s’en plaindre. La nature prenait du repos, les bêtes ne sortaient plus des étables, des écuries ou bergeries ; la paille et le foin tombaient régulièrement dans les mangeoires, et les hommes soignaient les quelques blessures négligées tout au long de l’année, profitant de ces instants pour se faire un peu dorloter.  

    Ainsi les saisons passaient et mettaient du baume au cœur des gens, et dans les cheveux de beaux fils d’argent, alors que les visages s’enrichissaient de rides nouvelles qui ressemblaient aux derniers sillons ouverts.

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                                                                 FIN

     

     


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  • — Il y a des enchaînements dans la vie qui marquent les hommes jusqu’à leur dernier soupir. Ainsi en est-il des saisons qui signent les étapes de l’existence.

    Si l’on me permettait d’en choisir une, et de la porter plus haut que les autres sur l’échelle des souvenirs, je serais embarrassé, tant les quatre ont laissé en ma mémoire des émotions si fortes, qu’elles me font toujours autant de signes, dès l’instant où les nuages nous séparent momentanément du soleil afin qu’il ne nous brûle pas.

    Beaucoup aimeront le printemps, car il annonce le renouveau et fait naître en nous les couleurs et les saveurs avant même qu’elles n’apparaissent. L’instinct qui ne nous quitte que très rarement nous dit alors les nuances qui posent un dernier ton aux fleurs, tandis qu’elles sont encore cachées dans les boutons. Elles mettent à profit leur ultime sommeil pour choisir la forme de leurs robes, qu’elles porteront au soir de leurs fiançailles avec le ciel impatient de les découvrir. Les bourgeons viennent à peine d’éclater qu’en nos pensées se dessinent déjà les fruits charnus et goûteux, s’offrant aux rayons du soleil de l’été. Bien sûr, il y a aussi l’odeur inoubliable des foins qui sèchent sur le tapis fraîchement ravivé des prairies, et la poussière des blés que l’on bat dans les cours de ferme, à grand renfort de rires de chants et de repas pantagruéliques.  

    Malgré toute la douceur de ces belles saisons, je leur préfère celle de l’automne, à l’heure où, élégamment, l’estivale s’enfuit laissant derrière elle les sourires de la nature. Il prend son temps afin de ne pas bousculer les belles images qui se pressent encore en nos pensées, cherchant la meilleure place dans notre grand livre des souvenirs. Certes, timidement il n’avance qu’un jour après l’autre, mais partout il commence à marquer de son empreinte les choses et les gens.  

    Dans les campagnes, on se prépare aux labours. Les tombereaux lourdement chargés de fumier ainsi que les composts sèment leurs tas réguliers, presque alignés au cordeau sur les chaumes des moissons précédentes et les jachères dont on juge que la terre est suffisamment reposée. Les troupeaux ayant passé la saison sur les alpages vont regagner les étables ; déjà, les meuglements se font entendre aux abords des hautes futaies. Les plus jeunes suivront les mères de crainte de s’égarer. Ils ne savent rien du monde qui va les accueillir et sans doute que les bâtiments des fermes vont leur paraître bien étroits après avoir connu l’ivresse de la liberté et des sommets sur lesquels aucune clôture n’en délimite l’espace. Dans la plaine ou sur les flancs de la montagne, avant même que les ramures des arbres se parent des couleurs automnales qui enflamment la nature, on devine que la saison hivernale est proche, car des cheminées s’élèvent des colonnes de fumée nullement pressées de rejoindre le ciel qui s’abaisse de plus en plus. Bientôt, elles s’étaleront largement sur les toitures puis se décideront enfin à se mêler aux nuages.

    Dans les bois, le « han » des bûcherons se fait entendre et les stères s’empilent le long des chemins campagnards. Les chênes et les hêtres frémissent de toutes leurs feuilles voyant les hommes les estimer, avec, dans les yeux, des envies de destructions. Dans leurs regards, ils ont deviné les intentions, car de tous côtés dans la forêt le bruit court que les oignons se sont recouverts de trois peaux épaisses, signifiant que l’hiver sera long et froid. Des journées entières, la lame du passe-partout entame les billes ; leur succèdent les morsures de la hache creusant l’entaille de direction, puis à nouveau les souffrances de la scie à l’énorme denture qui finira sa tâche quand, dans un grand gémissement, l’arbre s’affale de tout son long au milieu des plus jeunes.

    On débite les troncs, on taille dans les ramures, et les fagots s’entassent auprès des piles déjà prêtes. La cognée rentre à son tour en action et le bois toujours vert éclate à la première sollicitation.

    De beaux fûts s’en vont sans tarder sur des fardiers brinquebalants et lourdement chargés, dansant dans les ornières des chemins, ressemblant à d’immenses blessures. D’autres outils tranchants auxquels se joignent les herminettes les transformeront en poutres et équarris.

    L’été n’a pas encore vraiment fermé sa page, que dans les centres des villages les forgerons confectionnent avec toute l’habileté qui les caractérise, la fabrication de nouvelles charrues. Les versoirs sont polis et brillants comme des miroirs pour permettre à la terre de se regarder avant de se retourner sur le sillon précédent. (À suivre)

     

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