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    -Les brumes de novembre Je ne puis pas laisser s’enfuir ce mois sans avoir une pensée pour mon grand ami Hippolyte, qui me raconta tant de fois celle dont on avait dit qu’elle serait la dernière. Alors que nous étions dans les forêts Pyrénéennes, lui et moi, nous avions oublié que les hommes se nourrissent de la guerre et que tant qu’ils seront, ils trouveraient toujours un motif pour en déclarer une nouvelle.

     

     

     – Je ne tenais pas particulièrement à joindre ma voix à toutes celles sans doute mieux placées que moi pour parler de ce mois de novembre de triste mémoire, puisqu’il nous rappelle qu’il fût celui qui vit s’apaiser une époque douloureuse.

    Je ne voulais pas, dis-je, et me voilà cependant laissant mes pensées se joindre à la cohorte défilant vers les monuments aux morts de tous les villages et les villes de notre pays. Oui, ce mois fut le premier signe d’encouragement que ceux qui se sont battus pour une cause ne les concernant pas reçurent avec un immense soulagement. L’image de la brume errante à travers la sylve, en ma mémoire fait resurgir des faits tant de fois répétées, avec dans la voix, les mêmes accents, accompagnant les larmes qui ne pouvaient se retenir de mouiller les yeux de mon aîné quand il me racontait leurs souffrances.

    Une forêt, dans laquelle la lumière a du mal à s’installer, me disait-il, car elle aussi se souvient probablement de tous ces matins qui avaient honte de se réveiller dans le sang et l’odeur de la poudre. Le brouillard de novembre prend soin de dessiner des paysages, invente des silhouettes et nous laisse imaginer que derrière son rideau des personnages s’enfuient.

    En ces instants qui emprisonnent la vie, les nuages qui circulent sous les bois enveloppent les rêves, mais aussi les images et empêchent la création de tous les sentiments qui voudraient traduire l’espoir. Il y a dans la mémoire des hommes tant de souvenirs rebelles, de ceux qui n’en ont jamais fini avec l’histoire. Ils ne sont pas seulement inscrits dans la tête, mais le temps a pris soin de les graver à la manière d’un tailleur de pierres, minutieusement et profondément.

    – Je n’ai qu’à fermer les yeux et remonter les années, pour entendre les anciens du village me conter leurs tourments.

    – Il se trouve des gens qui vous conseillent de ne pas cacher par-devers vous la souffrance qui hante vos jours. Confiez-vous, dites ce qui pèse sur votre cœur, écrivez et n’en finissez jamais de raconter aux autres afin qu’ils le colportent à travers le temps. Mais il est des maux tenaces qui ne se satisfont d’aucune méthode pour s’exorciser. Ils sont en vous pour l’éternité, enfouis jusqu’au tréfonds de notre chair.

    – Comme beaucoup de jeunes de leur âge, les anciens de mon village accoururent pour sauver la patrie en danger. Mais leurs familles étaient bien loin, de l’autre côté des océans que certains n’avaient jamais vu. Ils avaient laissé la forêt du sud pour en découvrir de nouvelles au nord, qui semblait être tellement fragile. Ils n’imaginaient pas que les quatre années suivantes ils les passeraient dans ces brumes tantôt dues aux frimas, tantôt à la fumée des explosions des obus. Ils furent de toutes les grandes batailles. Ils survécurent à Verdun, à Douaumont, revinrent du Chemin des Dames et d’autres encore. De ces vaillants hommes, certains laissèrent leur vie dans ce pays dont ils ignoraient qu’il fut pourtant accueillant en d’autres occasions.

    Les jeunes d’alors auront vieilli trop vite, car il n’est rien de plus terrible que les souffrances pour vous voler les années de bonheur. De retour dans leur immense forêt, ils la regardèrent différemment. Derrière chaque arbre ne se dissimulait pas un ennemi, les layons et les sentiers ne cachaient pas de pièges, et la brume des matins ne tentait pas d’étouffer les respirations saccadées des blessés ou les râles des mourants. Il se passa des années, mais jamais en nombre suffisant pour faire se lever définitivement le brouillard qui asphyxiait la mémoire. Les angoisses, les peurs et les doutes ne se sont jamais complètement dissipés. Aucune marche sous la forêt ne s’effectuait dans la sérénité. Il y avait toujours une petite sonnette d’alarme qui rappelait que la vigilance ne doit jamais être relâchée. Dans les moments d’incertitude, au hasard des pistes ouvertes à la machette, le chant des oiseaux laissait la place au sifflement des balles ou au déluge des bombes et des obus. Le layon se transposait en tranchée au fond de laquelle gisaient les cadavres des hommes et des animaux, entremêlés avec des agonisants dont on ne prenait pas le temps d’accompagner les derniers instants.

    Il ne fallait pas être surpris si ces valeureux hommes vous disaient que parfois ils n’osaient pas regarder les feuilles. Il leur semblait alors que ce n’était pas des gouttes de rosée qui s’écoulait dans les matins blafards, mais celles d’une vie s’enfuyant, vite absorbée par un sol jamais repu de souffrances.

    Souhaitons de toutes nos forces que leurs sacrifices ne fussent pas vains et que pour les siècles à venir, la terre connaisse des hommes, la douceur de leurs mains, lorsqu’ils la filtrent à travers leurs doigts, afin d’y enfouir les graines du bonheur.

    Amazone. Solitude

     

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  • — Alors qu’au sud, près de l’équateur la saison sèche a montré son mauvais caractère en invitant les orages et quelques tempêtes, vers le nord, c’est une tout autre période qui s’est installée. Celle de tous les maux qui se réveillent en chacun des hommes, à la pensée de ce qui les attend. Alors, pour se faire pardonner, elle sut devenir tout à la fois poète et peintre. Elle invita même, depuis l’aube de son apparition, son voisin le vent, afin qu’il mette sa partition en musique. Ce fut sa plus délicate attention à l’égard des hommes qu’elle devina tristes.

    Entre l’été et les frimas hivernaux, elle se transforma en passerelle. Certes, elle est fragile, mais elle réussit à faire l’unanimité autour d’elle et je n’ai jamais rencontré quiconque, qui ne fit pas l’éloge des matins que l’automne invente pour notre plus grand plaisir. Peintre et poète, dis-je, pour décliner sur tous les tons que la nature vit, qu’elle sait mettre du baume au cœur de ceux qui la redoutent en secret, mais qui ne peuvent détourner leur regard du spectacle offert. Pauvres humains que nous sommes ; nous nous plaignons à juste titre que souvent, l’existence nous fuit alors qu’elle nous semblait en être qu’aux prémices.

    L’automne, contrairement à nous, n’est pas le signe avant-coureur d’une mort annoncée. Ce n’est qu’une réserve de vie, essaie-t-elle de nous faire comprendre. Elle commande aux végétaux de remplir placards et buffets des meilleurs produits, d’en loger jusqu’à la plus petite radicelle, de sorte que lorsque le renouveau frappera à la porte, la vie soit prête à remonter vers la surface afin d’y afficher les nouveautés qu’elle aura concoctées durant le repos hivernal.

    En fait, quand on partage l’automne en se joignant à ses caprices, on sent bien que c’est une merveilleuse fête qui est donnée en l’honneur de tout ce qui vit à la surface de la Terre. Parfois, lorsque les beaux jours s’affichent en compagnie de cette saison, on l’appelle l’été indien.

    Quel sublime hommage !

    Mais on sait aussi qu’il ne sera que de courte durée. En effet, selon les anciennes croyances, il correspondait avec le temps des dernières récoltes chez les Amérindiens du Canada. Toujours est-il, que dans les yeux, il s’attarde, en suspendant des milliers de paillettes.

    C’est alors qu’endormis par la douceur des jours embrumés des matins timides, nous reprenons contact avec la réalité. Cette beauté, à couper le souffle, occupe l’espace, nous faisant regretter qu’il nous manque des qualificatifs pour la décrire avec exactitude, nous apparaît hélas ! comme le chant du cygne.

    Cette palette grandeur nature nous annonce la mort d’un été, digne successeur d’un printemps qui avait tenu toutes ses promesses en le nourrissant de ses meilleurs sucs et des plus belles senteurs et saveurs nouvelles.  

    Généreusement, le renouveau avait confié à la saison qui le suivait la charge de mûrir les fruits délicieux, cachés sous des peaux veloutées, les rendant plus goûteux, les offrants aux rayons d’un soleil éclatant.

    Le désir de voir s’éterniser l’été indien s’essouffla à l’instant où dans les vignobles, les hommes se pressaient vers les dernières grappes suspendues aux sarments. Les ceps, dénudés, s’apprêtaient alors à s’ennuyer en se préparant à souffrir au cours de la prochaine taille, tandis que les froids seraient installés pour de longs mois.

    Pour l’heure, le temps merveilleux de l’automne qui n’avoue pas encore son nom prend le peintre en défaut. Il a de la difficulté à choisir l’instant idéal pour reproduire la nature à la nuance près. Certes, elle s’offre à qui sait la regarder, mais devient vite tourment pour qui veut l’installer sur son chevalet. Le vent d’automne, coquin, prend un malin plaisir à agiter les rameaux qui ne réussissent pas à conserver la pause les montrant sous leurs plus beaux profils. Que la brise vienne à souffler un peu fort, voilà les rouges, les ocres, les jaunes et les verts semblent vouloir se mélanger pour créer une nouvelle nuance.

    L’œil de l’artiste se fatigue ; il ne voit plus très bien, il doute et se persuade qu’il distingue à peine ces tons changeants d’un instant à l’autre.

    Lassées, de jouer les modèles, les feuilles abandonnent la pause, se détachent et se laissent glisser sur les ailes du vent. Le moment est venu de rentrer, semble nous dire le temps qui ne se trompe jamais.

    Presse-toi d’entasser du bois près de la cheminée, car l’hiver, cette année, sera long. L’oignon a revêtu plusieurs peaux, c’est le signe que le lourd manteau doit se trouver non loin de la porte afin qu’il soit de toutes les sorties.

    La nature et l’homme dont il est le fils ont en commun un vilain défaut. Ils ont l’art de dissimuler derrière leurs plus beaux sourires, l’envie de nous dévorer, si un instant nous cessons de les fixer au plus profond des yeux.

     

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  • En cette fin de saison sèche (du moins, nous l’espérons), il n’y a rien de tel que des souvenirs pluvieux (oui, en un seul mot), pour nous donner un semblant de fraîcheur.

     

    — Il est des jours comme celui-ci, qui succède à un qui fut tout aussi triste, et que l’on imaginerait être l’héritier d’une longue lignée de journées moroses. Nous pourrions nous attendre à voir arriver des dizaines de jours ténébreux, à l’instant où l’on viendrait à évoquer seulement l’un d’eux.

    Il est parfaitement inutile de chercher l’horizon. Lui aussi a disparu dans les couleurs sombres d’un ciel qui tente lui-même à ressortir de la forêt sous laquelle imprudemment, il s’était aventuré. Était-ce donc un message déguisé que la nature nous envoyait afin de nous faire comprendre que même l’espérance avait ses limites et que nous devions désormais la consommer avec modération ?

    Des jours, dont je sais plus le nombre exact, que la pluie déverse sur notre petit coin du monde ses longs fils d’argent maussades. Aurions-nous fait montre de trop d’orgueil qu’il nous semble à présent que nous sommes punis par le ciel et isolé du reste de la planète de nos voisins les hommes ? Nous sommes prisonniers de la gangue humide et poisseuse qui enserre les choses et les êtres. Pour nous être plus désagréable encore, elle invente des fragrances nauséabondes d’humus de plus en plus acide, se mêlant aux odeurs d’animaux morts, imprudents, qui s’étaient aventurés dans des zones incertaines, ajoutant à notre désarroi.

    Les oiseaux, qui à l’ordinaire savent mieux que n’importe lesquels des résidents de nos contrées mettre de la bonne humeur en profitant de tous les instants de l’existence, ont disparu aussi de notre décor, fuyant très justement vers des cieux plus rayonnants. Sans eux, notre environnement reste étrangement vide et calme.

    Seules les trombes d’eau qui s’abattent sur le monde en le martelant nous rappellent que nous existons encore.   À l’instant où je pose ses quelques lignes, même le vent nous a délibérément tourné le dos, essoufflé qu’il fût d’avoir trop essayé de pousser les nuages vers d’autres cieux. Alors, ceux-ci stagnent au-dessus de nous, laissant tomber selon leurs caprices, des averses qui tantôt nous font espérer une accalmie, avant de redoubler de puissance un moment plus tard, comme s’ils s’amusaient à mettre nos nerfs à l’épreuve.

    Cependant, dans ce décor dont on aime à dire qu’il est celui du déluge annoncé depuis longtemps, il est un phénomène qui attire notre regard, nous invitant à espérer de nouveau. 

    En de pareilles circonstances, il nous plaît d’imaginer que les végétaux prennent l’allure de personnages résignés, ayant abdiqué devant des responsabilités devenues trop lourdes à assumer. En conséquence, ils laissent pendre lamentablement leurs feuilles qui entraînent à leur suite les rameaux fragiles, à la manière qu’ont les hommes complètement dépassés par certains évènements qu’ils ne peuvent plus contrôler et qui se trouvent submergés par le découragement et l’abandon. Hors, et à mon grand étonnement, observant la forêt autour de nous, il n’en est rien. La nature est bien décidée à affronter les éléments célestes. Mieux, par son comportement, elle semble même les défier, les invitant à se mesurer à elle ; à moins qu’ils n’acceptent de reculer en bon ordre au-delà les limites de sa propriété. Nous pensons alors qu’un combat de titans va se dérouler sous nos yeux ébahis.  

    Voyant la nature confiante, pourquoi ne le serions-nous pas en lui emboîtant le pas ? À moins que nous n’ayons pas compris le message qui devait nous faire admettre que désormais, elle n’entendait plus se laisser malmener par aucun des éléments, naturels, ou non. Après tout, n’avons-nous jamais vu un évènement commencer sans qu’il ait lui-même programmé la fin ?

    Le temps, qu’il nous arrive d’invectiver de temps à autre, n’est-il pas le modèle dont l’espérance s’est inspirée pour inventer les jours ?

    Existe-t-il une souffrance qu’un jour elle ne finisse par se lasser d’entendre des plaintes, et accepte enfin de faire à ses côtés une place à quelques sourires ? Même si au début, comme un prélude ils ne sont que discrets, avant de se transformer en véritables éclats de rire. Quelqu’un aurait-il vu une nuit ne pas céder à la pertinence d’un jour audacieux, sûr de ses bons droits ? Pour l’heure, il est vrai que les feuillages semblent plus verser des larmes incessantes qu’afficher des sourires malicieux. Elles sont si nombreuses, que le sol, désolé, ne parvient plus à les cacher, lui-même frôlant l’asphyxie. Il a refermé toutes ses issues y compris celle de secours, afin de ne pas sombrer dans le pays de l’oubli, où les ténèbres sont les reines incontestées.

    Dans les étables, les écuries ou les bergeries, les animaux trépignent d’impatience. Non parce qu’ils sont pressés de retrouver l’herbe verte et grasse ; celle qui est rentrée lors de la saison sèche, distribuée généreusement pour calmer les appétits est largement suffisante, mais pour jouir à nouveau d’une liberté dont ils savent qu’elle accompagne chaque instant de l’existence. Ils connaissent son goût incomparable et irremplaçable, ainsi que son parfum inégalable.  

    Comme pour me donner raison, une timide éclaircie vient ponctuer mes dires. Sortis de nulle part, des oiseaux traversent l’espace sans prendre le temps de se poser ni d’inventer quelques ballets de leurs secrets. Ils ont deviné que la pluie cherchait sa respiration avant de continuer sa morne chanson. Déjà, au loin, telle une mauvaise rumeur, on l’entend avancer, frappant à nouveau le toit de la forêt à la manière qu’ont les soldats investissant en rangs serrés un nouveau pays. Ils nous annoncent que notre punition n’est pas encore levée et que nous devons garder les yeux baissés, réfugiés dans nos cases et sous nos carbets, sans oublier de remercier généreusement les saisons précédentes qui nous ont permis de mettre à l’abri des récoltes suffisantes pour affronter les temps difficiles.  

    Pour avoir partagé la vie d’habitants de nombreux villages isolés en tous points de notre pays, je devine que ceux-ci sont réunis autour de feux qui ne sont pas avares de fumée, comme pour ajouter aux mystères des contes et des légendes qui circulent dans une assistance attentive, dont les cœurs battent au même rythme que les mains. Il est vrai que le temps ne s’en trouvera pas bouleversé pour autant. Il doit supporter les désirs changeants d’une lune jamais satisfaite.

    Mais dans la grisaille du jour, si nous regardons avec attention, nous apercevrons de nouvelles couleurs traversant l’espace, et les hommes, alors, sont pareils à des enfants, tendant les mains pour s’en saisir, comme on sait le faire pour attraper les meilleures friandises.

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    — Serait-ce parce que l’année agonisait que mon âme s’en trouva malheureuse, ou bien est-ce que je n’ai pas su regarder le monde qui m’entoure d’une façon telle, que si vous insistez trop, ce dont sur quoi vos yeux sont posés finit par leur soutirer quelques larmes ?   Je me doute bien que vivre depuis si longtemps dans le milieu dont on croit qu’il est à l’origine de l’humanité tant il est riche a eu raison de ma sensibilité.

    Est-il possible qu’il existe un autre sentiment que celui que produit l’admiration sans cesse renouvelée, ayant le pouvoir de nous investir lorsque nous constatons que la forêt dans laquelle nous avons trouvé refuge, nous démontre jour après jour, qu’elle n’a nullement besoin de la main de l’homme pour exister et surtout, survivre à ses fantasmes ? Même si celui-ci, comme pour se venger, réalisa des travaux qui encore aujourd’hui restent des merveilles de notre monde !  

    Trop sensible, dis-je ; mais cela ne m’empêcha pas de vivre en communion avec Dame nature avec les mêmes émotions qui existent entre un enfant et sa mère.

    Je pris donc comme une sorte de remerciement les bienfaits qu’elle ne se lassa jamais de m’offrir, en les créant à mon intention, enfin, il me plut de le croire, car j’étais souvent seul à l’instant où je les découvrais.  

    Alors que je me penche sur une fleur éclatante, bien qu’éphémère, je comprends qu’elle met à profit le peu de temps qui lui était accordé pour inonder les sous-bois d’un parfum indéfinissable, qui enivre bêtes et gens et qui fait que l’homme remercie le créateur d’une telle offrande.

    Tout le long de ma modeste vie, je fis en sorte que mon esprit ne perde aucun de ces instants délicieux et extraordinaires en les fixant de mon regard comme s’ils pouvaient s’inscrire à tout jamais au fond de mes yeux pour ensuite être dévorés par ma mémoire afin qu’ils y tiennent moins de place.  

    On pouvait croire que mes observations découlaient de la crainte qu’avait mon esprit, de les voir pour la dernière fois, comme si mes yeux qui se ferment le soir n’allaient pas se rouvrir sur la délicatesse d’un nouveau jour. C’est alors que je compris combien l’homme était petit, fragile et solitaire face à un milieu plus haut que la plus grande cathédrale, sombre comme dans une pièce dans laquelle la lumière ne rentrerait que par un modeste soupirail et humide comme dans une grotte à l’intérieur de laquelle une source suintait sans bruit sur des parois recouvertes de mousse.  

    Combien de fois n’aurais-je pas entendu :  

    — Comptes-tu rester encore longtemps ici ?  

    – Que pouvais-je répondre d’autre que : j’ai besoin de regarder pour comprendre ! 

    – Mais depuis toutes ces années, n’as-tu donc pas assez vu, assez deviné ?  

    – Je haussais les épaules gentiment en ajoutant : quand on observe un ensemble, en vérité, on ne remarque pas grand-chose. Pour surprendre ou découvrir les détails, nous avons besoin de nous rapprocher. C’est alors qu’un monde différent se dévoile.

    Nous pensions un végétal prospérant seul à la lisière des bois, oublié de sa famille, quand soudain, nous discernons la vie qui accompagne sa solitude. Ce sont de minuscules champignons, des colonies de fourmis, des oiseaux si petits qu’ils se confondent aux bourgeons comme pour tromper les prédateurs et des dizaines d’insectes, les uns déposant leur obole, les autres dérobant les sucs fournis par l’ensemble végétal et animal.  

    Chez Dame nature, obligation nous est faite d’observer à la façon de l’objectif d’un quelconque appareil photo ou celui d’une caméra. Nous évoluons dans la démesure, quand, subitement, sous l’œil inquisiteur, l’infiniment petit se dévoile.

    J’aurai passé ma vie ainsi, arpentant une partie du monde à la recherche d’un bruit particulier me faisant découvrir une image jamais regardée auparavant. ?

    Soudain, tandis que vous vous croyiez seul, vous sursautez, à l’instant où une main frôle votre épaule. C’est alors que vous vous écriez sur un ton montrant votre mécontentement :

    – Laisse-moi le temps de dérober à la nature une nouvelle vue ; ce qu’elle offre est trop beau !

    — Mais qu’importe celle-ci, tu en as tant déjà !

    – C’est vrai, des photos, j’en aurais saisi des centaines, mais en vérité, aucune ne se ressemble. Les formes, la lumière, les couleurs et les sujets sont différents d’une prise à une autre.

    Tenez ; lorsqu’une bande de singes vous accompagnent, vous ne tardez pas à vous apercevoir que chaque individu a un comportement particulier. Selon qu’il vous a déjà vu ou non, il peut se montrer méfiant, curieux ou indifférent, mais rarement agressif s’il ne se sent pas en danger. Il en est même qui aiment à partager votre repas.  

     Et le maïpouri, plus connu sous le nom de tapir, n’avez-vous jamais été stupéfaits par ses réactions lorsqu’il s’aperçoit que vous l’observer ?

    Il fait mine de partir comme une fusée (normal en Guyane), alors qu’en réalité il a besoin d’autant de temps qu’une ancienne locomotive à vapeur pour mettre quelque distance entre vous et lui.

    N’entendant rien de suspect, rassuré, il cesse sa course dans le layon fait, semble-t-il, juste pour lui. Il se retourne, jette un coup d’œil en forme de point d’interrogation et continue sa marche ; mais beaucoup plus tranquille cette fois. 

    Comment ne pas se prendre au jeu du trogon, oiseau magnifique, qui, remarquant que vous approchez du tronc creux dans lequel sa nichée est réfugiée, se montre à vous, fait preuve d’une audace incroyable en d’autres circonstances, en vous entraînant à sa suite, vous laissant imaginer que vous pourriez l’attraper au vol, alors qu’il vous éloigne de son trésor ?

    Intrigué par tant de remue-ménage, vous stoppez votre progression et cherchez l’arbre mort, la termitière ou la fourmilière dans lesquels il a établi son nid.

    Il est parfaitement inutile de montrer aux parents que vous savez où se trouvent les oisillons. Ils seraient capables de les abandonner !

    Et puis, adieu le plaisir de le retrouver lors d’une prochaine couvée.  

    Si vous marchez en forêt en prenant soin de ne pas frapper violemment le sol de vos pieds, vous découvrirez quelques serpents endormis. Il y a de fortes chances pour qu’ils ne vous aperçoivent pas. Ils sont sourds et myopes. Seules des écailles spéciales ressentent les vibrations transmises si vous n’êtes pas discrets.

    Par contre, restez quand même prudents si vous ne différenciez pas les dangereux des inoffensifs. Cependant, il est instructif de les suivre lorsqu’ils se mettent en quête d’une proie, à l’heure où leur ventre crie famine.

    Et les fourmis ? Vous connaissez bien sûr ; mais on croit toujours tout savoir d’elles, parce que l’on a eu l’occasion de lire un ouvrage ou un autre les concernant. Je puis vous affirmer que le plaisir est sans commune mesure avec des heures d’observation intime de ce peuple de l’ombre certes, ô combien discipliné et besogneux !  

    Indéfiniment, je pourrais vous décrire ceci ou cela, vous parler d’une chose ou d’une autre, mais toujours j’oublierais le détail qui vous fera reconnaître, l’animal ou le végétal alors que vous fermerez les yeux pour vous efforcer de mieux le distinguer. C’est sans doute parce que dans la vie rien n’est définitivement terminé. Chaque élément est en perpétuel mouvement ou mutation et c’est la raison qui fait que j’aime contempler autour de moi, comme si c’était la dernière fois. Chaque regard procure une émotion particulière et je déplore qu’il manque tant de mots précis pour exprimer et traduire les observations, la beauté et la douceur qui leur sont attachées.

    C’est alors que je comprends qu’en définitive c’est aussi bien ainsi ; sinon quantité de tableaux se verraient défigurés par des qualificatifs inappropriés.  

    Afin de ne pas nuire à l’éclat des images les plus agréables à contempler, les yeux sont amplement suffisants pour regarder, s’étonner et transmettre les émotions.

    Chaque fois que mes pas me conduisent dans l’univers sacré de Dame nature, je suis heureux de pouvoir dire que c’est une nouvelle joie, priant le ciel qu’il continue d’en créer autant qu’il lui plaira, car entre nous, je n’ai pas envie de verser quelques larmes, m’imaginant que c’est peut-être la toute dernière fois que mon cœur se serre à la vue d’une aurore naissante, dissimulée derrière les brumes matinales.

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  • — Il n’y a pas si longtemps, je vous parlais de ce passé qui se joue souvent de nous en nous laissant croire qu’il est lointain alors qu’il est parfois si proche.

    De toute évidence, nous ne pouvons faire comme s’il n’existait pas et nous serions encore plus malhonnêtes de continuer notre chemin en l’ignorant. Il ne se contente pas de nous laisser quelques signes discrets ou non, au long de notre route ; très souvent, il s’invite même dans nos réunions, quand ce n’est pas nous qui l’en prions.

    Afin de nous faire comprendre une fois pour toutes qu’il fait partie intégrante de notre Univers, il lui arrive de se matérialiser et même de prendre une forme humaine en la personne d’amis, de parents ou diverses autres connaissances. À ce stade, nous ne pouvons que nous féliciter de la présence du passé à nos côtés, car il permet aux émotions de s’installer en nous, alors que nous avions oublié qu’elles existaient toujours, dans notre monde un peu fou. Que nous le voulions ou non, l’ancien temps à un nom ; il a aussi un visage et un sourire à l’instant où il pénètre le seuil de notre maison.

    Pour nous qui résidons dans un lieu qui semble si loin des hommes, les évènements revêtent toujours un aspect particulier lorsqu’ils s’annoncent.

    Ainsi, notre cœur bat-il la chamade le jour où nous réalisons que nous allons accueillir quelqu’un que nous n’avons plus revu depuis longtemps.

    C’est effectivement ce qui se passa dernièrement, même si nous nous doutions que l’accent serait quelque peu différent, puisque le début de l’année avait gardé près d’elle, la compagne de celui qui nous rendait visite. Nous savions que son souvenir nous accompagnerait chaque jour et dans chacune de nos conversations. Il faut dire qu’elle fut une femme au caractère bien trempé, forgé aux rudesses d’une vie qui insistait pour que les gens qui la traversent ne pleurent jamais sur leur sort. De l’existence, précisément, il y avait longtemps qu’elle n’attendait plus rien, persuadée qu’elle y avait prélevé toute sa part et sans doute plus qu’il était autorisé.

    Mais, justement, n’avons-nous jamais prétendu que le bonheur souriait aux audacieux ? N’avons-nous jamais entendu dire les gens que si nous ne demandons rien, il ne nous sera fait aucun cadeau ?

    Gourmande et jamais rassasiée de l’existence, c’est le souvenir qu’il nous plaît de conserver en notre mémoire, aux côtés de ses sourires et de sa gentillesse.

    C’est parce que son compagnon de tous les instants a traversé l’océan pour venir à notre rencontre que je prétends que c’est une partie du passé qui franchit le seuil de la maison en même temps que lui.

    Sept longues années, qu’il n’était plus revenu !

    Vous imaginez bien que ce n’est pas le futur qui nous préoccupait, d’autant plus qu’à chaque individu est attachée une histoire particulière. La vie des hommes ressemble à un écheveau. Dès que l’on a trouvé le fil qui permet de le démêler, les temps anciens qu’il nous arrive parfois de mépriser, et il nous faut qu’un instant, pour refaire la trame d’une époque que nous pensions oubliée. Même si cela n’était pas notre préoccupation première, les conversations prenaient le chemin conduisant chez notre amie. Hier, était revisité ; avant-hier ne cédait rien et plus loin encore attendait notre incursion.

    Quand on arrive à l’automne de notre vie, il est des questions que l’on ose poser. Cependant, elles trouvent toujours le moyen de s’introduire entre deux soupirs. C’est alors que nous comprenons, n’entendant plus les noms de quelques anciennes connaissances, que notre cercle se rétrécit, comme s’il voulait nous faire prendre conscience que nous aussi nous lâcherons la main de notre plus proche voisin de la ronde imaginaire. Parce que la réalité prend toujours le dessus sur les songes et les chimères, nous nous abstenons de nous demander qui sera le dernier maillon de notre chaîne qui fut si longue. Nous avons suffisamment d’expérience de la vie pour savoir qu’aucun masque ne pourrait cacher les véritables personnalités. C’est probablement pour cette raison que nous permettons au passé de franchir le seuil de nos maisons. Oh ! Il n’a guère d’efforts à produire, car il a toujours l’oreille collée contre la porte.

    Les conversations se débrident et les yeux s’agrandissent parfois comme pour demander confirmation de ce qui vient être dit. Au hasard des mots prononcés, les lèvres ne trouvent plus les leurs et le silence s’installe au milieu de la pièce. C’est alors que l’ami s’informe de ce qu’est devenu un tel ou telle autre.

    Ah ! Nous empressons-nous de rajouter ! Nous lui avons annoncé ta venue ; elle nous attend et elle sera très heureuse de nous recevoir tous. C’est que dans une région comme la nôtre qui est grande comme le Portugal avec très peu d’infrastructures, nous ne nous rencontrons pas aussi souvent que nous le souhaiterions. Mais nous ne sommes pas dupes. Nous savons bien que nous devrons encore parler des absents, ceux qui n’ont pas tenu leurs promesses de se retrouver encore une fois. Mais c’est le prix dont nous devons nous acquitter pour avoir droit à la vie ; c’est la raison pour laquelle elle nous a fait des êtres faibles et mortels. Les émotions poussent les uns dans les bras des autres et aux battements des cœurs, nous comprenons que nous sommes tous des gens pétris d’humanité. C’est à ce moment-là que nous voyons briller les yeux plus forts que de coutume, car le bonheur est la source de la lumière ! Les histoires s’enchaînent et dans les esprits de chacun les images apparaissent.

    Nous parlerons des heures, des jours et des nuits, mais le temps nous paraîtra toujours trop court pour permettre à nos cœurs d’exprimer la joie qu’ils cultivent.

    À regret, nous prétendrons qu’il n’est de bonne compagnie qui ne sait se quitter. Nous serons tristes de nous séparer, mais nous retiendrons qu’un temps nous fûmes heureux d’avoir vécu au passé, loin des incertitudes de la vie présente.

     

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