• Ce temps qui vit disparaître les sentiments— En ces temps où les souvenirs se font omniprésents et s’invitent dans les cœurs des hommes sous toutes les formes, je me rends compte que dans la vie de beaucoup d’individus il y eut de nombreuses périodes durant lesquelles on pourrait croire qu’il ne se passa rien, à moins que les mémoires aient volontairement choisi d’effacer les souvenirs comme on arrache les pages d’un journal intime, qui sembleraient vouloir révéler au grand jour des sentiments jalousement préservés.

    Cependant, dans la vie de ces gens d’une époque qui nous apparaît presque comme une légende tellement elle est loin, il n’était aucun secret ; seulement des jours et parfois des années au long desquelles le destin refusait que l’on écrivît les vérités qui blessent. À l’automne de leur vie, ces gens qui avaient entretenu autour d’eux la discrétion sur leur cheminement à travers le temps ne partaient pas dans la sérénité, contrairement à ce qu’ils voulaient bien nous laisser croire.

    Il suffisait de regarder au fond de leurs yeux pour comprendre que nombreux étaient ceux qui s’étaient posé la même question : pourquoi des mains mal intentionnées ont-elles si souvent arrêté le temps ?

    À l’instant où tant de personnes se vantent d’avoir connu de la vie, les meilleurs moments, pourquoi d’autres, quoiqu’ils ne se plaignent pas, ont-ils dû souffrir pour éprouver de rares fois le plaisir de quelques sentiments ? Sans doute que quelque part dans le ciel quelqu’un détenait un pouvoir immense pour se permettre de diviser le temps et attribuer les sourires aux uns et les angoisses aux autres.

    L’homme, c’est bien connu, passe pour être le plus faible de tous les animaux. Certains le sont tellement, qu’ils ont pris le parti de ne pas chercher à rattraper les maillons manquants de la chaîne. Ainsi leur existence est-elle faite de non-dits, de malentendus et de faux fuyants. Certes, ils n’en vivent pas plus mal que les autres, mais à l’heure de la reconstitution, soudain, ils ont la mauvaise impression de n’avoir connu qu’un épisode de la vie. La douleur s’installe alors en leur cœur qui réalise qu’on l’a privé de l’essentiel, à la manière de quelqu’un qui ne savait pas que l’on devait ouvrir les fenêtres de sa maison si l’on voulait qu’une fois par jour le soleil y rayonne, pour en chasser les mauvais esprits.

    Ces gens, qui présentent des lacunes ou des périodes d’amnésie non pathologique, découvrent à l’instant où ils désirent savoir pourquoi on leur a volé leur histoire, qu’ils ont été spoliés et même amputés d’une partie de leur destinée. Ils ont beau essayer de raviver quelques souvenirs en excitant leur mémoire, ils n’y retrouvent plus que des chapitres inachevés comportant de nombreux points de suspension.

    À leur grand désarroi, ils constatent qu’à un moment de leur existence, ils ne furent plus maîtres de leur fortune. Une main inconnue les avait poussés afin de ravir leur place en revendiquant la propriété d’une nouvelle forme de vie en prenant l’initiative de la poursuivre, en osant même changer la trame de l’histoire, qu’elle fût heureuse ou malheureuse. Ces moments au cours desquels les sentiments refusèrent de s’écrire ont plusieurs visages et autant de profils.

    Les causes les plus fréquentes portent le nom douloureux de guerres ou de conflits ethniques. D’autres souffrances sont attribuées à de grandes périodes d’une intense misère. Des événements comme des naufrages privent des familles entières de membres qui cependant les tenaient à bout des bras. Ils étaient indispensables à l’équilibre du foyer, à la manière de l’oiseau qui ne cesse sa ronde pour alimenter son petit jusqu’à l’heure où il prendra son envol.

    Puis, il y a le jour le plus terrible ; celui où l’absent que l’on attendait plus enfin revient. Hélas ! Mutilé à jamais, estimant être réduit l’état de chose inutile et encombrante, il en veut au monde entier et se demande chaque jour au ciel pourquoi il a refusé de le prendre en son paradis.  

    Il y a aussi des incompréhensions qui font qu’un jour, elles s’étaient installées dans une demeure avec la prétention d’y occuper la meilleure place. Elles avaient divisé les membres qu’elle abritait. Étrangement, personne ne s’était enfui, chacun ayant conscience que pour créer un nouveau toit, il faut des fondations et des murs solides pour le supporter, mais que les concernant, ils n’en avaient plus les moyens ; ni physiques ni financiers. Mais, entre les gens d’un même clan, aucun ne cherchait à comprendre l’autre.

    Les sentiments avaient profité de ce que la porte fut restée ouverte plus longtemps qu’à l’ordinaire, pour s’évader et rejoindre des cœurs plus réceptifs et sensibles au point de les accueillir et de les faire grandir. Sous le toit de la maison, où l’intrus s’était invité, on ne se lamentait plus. On avait compris que les sentiments ne reviendraient plus sur leurs pas. Si le grain que l’on a semé ne donne pas la récolte espérée, nous savons bien qu’elle ne sera pas celle qui sera remise en terre.

    Alors contre mauvaise fortune on fait bon cœur. Mais chaque jour qui passe sépare les uns des autres, jusqu’à celui où ils finissent par se perdre de vue.

    La vie, elle, ne s’arrête jamais et ne s’intéresse pas aux histoires qui laissent de nombreux chapitres en chemin. Elle devine depuis l’aube des temps qu’un jour, lorsque l’automne installera ses frimas, la bise emportera les pages vierges dans le même souffle qui entasse les feuilles mortes jusqu’aux lisières des grands bois.

    À l’aube de chaque journée, le vent les emmènera toujours plus loin ; elles finiront dans les oubliettes du temps qui refusera de les transformer en un bon terreau, afin qu’elles n’influencent pas à leur tour les cœurs sensibles d’une humanité fragile.

     

     

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  • — Je me pose une question à laquelle je ne suis toujours pas parvenu à trouver la réponse qui serait la mieux adaptée. Celle qui conviendrait serait comme une sorte de justification à nos comportements, afin que nos descendants ne nous jugent pas comme des irresponsables, n’ayant eu comme préoccupation essentielle que la lutte pour préserver ou augmenter notre confort dans l’existence, quel qu’en soit le prix. Cependant, nous étions unanimes à dénoncer notre soif de la consommation en tous genres, au mépris d’une planète qui devenait toujours plus malheureuse de constater que nous ne trouverions jamais les mots ni les manières de la remercier pour tous les bienfaits qu’elle mit à notre disposition depuis l’aube du premier jour.

    À l’instar de la photo ci-dessus, notre monde est fragile. Entre les hommes, les fossés se sont élargis pour devenir de véritables fractures quand ils ne sont pas transformés en des gouffres d’où l’on n’en devine pas le fond.

    Ils sont si profonds, qu’un mot, un appel à l’aide ou les cris de détresse s’y perdent à tout jamais. Malheur à celui qui viendrait à y chuter, nul ne le retrouverait.

    Nous avons l’habitude de dire que lorsque cela va mal, c’est tout qui prend le même chemin. La sentence ne se fait pas attendre. Entre les continents, les eaux s’élèvent nous promettant la punition suprême, les ténèbres pour l’éternité. J’ai beau essayer de conserver par-devers moi un peu d’optimisme, je ne puis faire l’impasse sur la réalité. Notre monde est titubant. Les plus alarmistes prévoient même son extinction à brève échéance. Je ne puis me résoudre à croire qu’il consent volontiers à sa disparition, résultat d’une vengeance trop longtemps contenue et qui trouve enfin le chemin pour s’exprimer.

    Ô ! Ma Terre bien aimée, fallut-il que nous t’ayons fait souffrir pour que toi aussi tu finisses par renoncer ? Toi qui es en perpétuel mouvement et mutation, ayant survécu à tant de changements, comment expliquer que tu livres ton dernier combat ? Bien chère planète dont on dit qu’elle est bleue, et dont sa seule erreur ne fut que son immense générosité à offrir et à distribuer la vie, voilà que par la faute des hommes et de leur orgueil à refuser de faire le premier pas en arrière qui serait bénéfique à un nouvel épanouissement, à ton tour, serait-ce que tu renonces ?

    Nous t’avons épuisée, méprisée et empoisonnée alors que tu nous as nourris depuis toujours ! Serions-nous donc les seuls êtres vivants à la surface de la planète qui sont capables de couper la branche sur laquelle nous sommes assis ?

     

    Hommes de peu de bien et d’aucune valeur ; contemple ton œuvre comme si elle devait être la dernière bataille que tu livrerais en sachant qu’elle sera inexorablement perdue d’avance. Aujourd’hui, nos regards se tournent vers d’autres planètes, en mettant tous nos espoirs dans le fait qu’elles puissent être habitables.

    Mais ne nous y trompons pas.

    Ce n’est pas simplement qu’elle soit compatible avec notre propre système qui importe le plus. C’est davantage pour nous familiariser avec le monde pétrifié qui sera le nôtre si nous continuons à ignorer que nous ne pourrons jamais changer notre bien contre un autre comme nous le faisons sur les marchés au sujet d’un objet qui présenterait des défauts. Indéniablement, le temps viendra où la richesse la plus recherchée sera l’eau claire et limpide. C’est alors que nous serons au pied du mur et qu’il sera le moment de recommander nos âmes à tous les dieux du ciel et de la terre. Nous n’avions rien à faire d’autre que de garder notre planète en l’état où nos pères nous l’avaient confiée. Nous n’avons pas su l’embellir et encore moins l’enrichir avant de la transmettre à nos enfants.

    D’aucuns prétendent que nous réservons en des lieux adaptés des graines et autres produits de toutes les espèces végétales qui ont fructifié à la surface de la Terre. Mais à quoi pourront-elles bien servir lorsqu’il n’y aura plus un seul homme pour labourer et semer ?

    Je sais bien que mon propos n’est guère optimiste ; mais reconnaissons que la réalité ne prête pas aux sourires. Nous qui parlons si souvent de l’avenir, il est venu le temps des souvenirs d’une vie douce et parfumée. Avant que nous tournions le dos à nos méprises et nos méfaits, nous devons trouver le courage d’affronter le regard de nos enfants et leur expliquer comment nous sommes arrivés au bord du précipice. Nous serons alors bien obligés de leur avouer notre incompétence à gérer les choses naturelles qui ne nous demandaient rien d’autre qu’à être respectées.

    Je sais, notre situation n’est que le fruit de notre avidité à consommer et posséder toujours plus, alors que la suffisance devait être notre préoccupation.

    Désespérance qui rime avec finance cette monnaie à la fois virtuelle et réelle qui nous conduisit vers des passerelles si fragiles qu’elles nous précipiteront au fond de l’abîme dont nous ne remonterons jamais.

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  • — Ainsi, voici donc vers où ton insatiable besoin d’exister t’a conduit ; pouvons-nous entendre le malheureux oiseau se lamenter auprès de son compagnon.

    Tu désirais la consommer toute, disais-tu ! Parfois, j’avais même le sentiment que c’est de l’autre côté de la vie que tu voulais aller voir, si pressé que tu étais à nous démontrer que notre espace te paraissait insuffisant. Cependant, je me doutais bien que notre ciel avait été ébauché de telle façon que nos ailes y prennent le plaisir d’y dessiner autant d’arabesques que nous le voulions. Tu sais, mon pauvre ami, je puis bien te le dire à présent que tu gis là, inconscient, victime de cette soif inextinguible de toujours paraître le meilleur partout et en tout !

    Nous appartenions à un ensemble ; il eût été logique que tu aies quelques inquiétudes pour lui, lorsque nous allions d’un continent à un autre. Mais non ; tu commandais notre groupe d’une aile ferme tel le leader d’une escadrille d’aéronefs nous survolant bruyamment, sans se soucier si nous existons, ou si nous sommes des mirages. Dans le nouveau territoire que tu avais choisi, tu ne supportais pas qu’un autre que toi puisse y poser ses pattes. Je sais bien que tu ne me contrediras pas et c’est sans doute la raison pour laquelle j’ose, en ce triste instant te dire ce que j’ai comme regrets au fond de mon âme.

    Que c’est difficile, mon pauvre ami, de vivre avec du côté du cœur un poids si lourd qu’il m’arriva parfois de cesser de respirer pour l’entendre et ainsi me rassurer ! Il est vrai que nous étions tellement différents ! Pendant que tu brûlais toute l’énergie qui était en toi, moi, je vivais au ralenti, ou à l’économie comme tu me le reprochais si souvent, ainsi que ces remarques qui revenaient sans cesse :

    — Que cherches-tu donc dans l’existence que l’on croirait que tu musardes comme on le fait lorsque l’on sait un bonheur en chemin ?

    Presse-toi, me disais-tu encore. L’instant se vit au moment précis où il se crée. Si tu le laisses s’enfuir, tu as perdu toute chance d’en apprécier les bienfaits.

    — Je le reconnais, je désirais économiser tous les éléments qui constituent l’univers. Est-ce donc un mal, que de ne pas vouloir tout pour soi ? Je me suis imaginé que ce qui nous entoure n’est pas réservé qu’à un seul être. Je le comparais à un plat immense dans lequel chacun a sa portion, et sa part, uniquement. Toi, au contraire de moi, tu allais d’un festin à un autre sans jamais te demander si ce n’était pas le repas de quelqu’un en retard que tu consommais. Lorsque nous revenions de nos territoires d’hiver, tu voulais la plus grande et la plus belle des étables, car, disais-tu encore, plus il y a d’animaux à l’attache et davantage notre repas sera copieux.

    Comment les hommes nomment-ils ce sentiment qui pousse certains d’entre eux à désirer le monde entier pour eux seuls ? Ne serait-ce pas l’égoïsme ? En fait, n’est-ce pas à cause de lui que tu me laisses orpheline et désemparée ? Que vais-je dire à nos petits en rentrant au nid ? Certes, je leur vanterai tes qualités qui ont fait de toi un oiseau pressé. Je leur expliquerais que pour leur assurer non pas un bon départ dans l’existence, mais le meilleur d’entre tous, rien n’était jamais trop beau dans les matériaux que tu choisissais. Leur avouerai-je que parfois tu défaisais mon travail pour le recommencer à ta manière ?

    Je sais aussi que je ne dirai pas la douleur qui était mienne lorsque tu te pavanais, tel un dandy sur les grands boulevards pour étonner les passantes quand ce n’était pas plus sûrement pour les séduire.

    Une vie ! C’est à la fois long et court, au regard des choses qui peuplent l’Univers. Pourquoi n’avoir pas pris le temps de les savourer au lieu de vouloir toujours chercher ailleurs un hypothétique bonheur ? A-t-on jamais vu un arbre cacher la forêt entière, malgré le vieux dicton des hommes ? S’il se met en avant, ce n’est que dans l’espoir d’éblouir le passant ; mais aussi beau soit-il, il ne parviendra jamais à isoler le reste des grands bois.

    Un peu comme toi, mon ami, qui volait plus haut que les autres, qui rasait parfois le sol, de si près que nous pensions que tu allais le percuter, ou le premier obstacle se présentant à l’improviste. Je ne te le reprochais pas, mais mon cœur était douloureux lorsque tu faisais les plus belles acrobaties pour étonner les autres oiseaux. Pardonne-moi de ne pas avoir voulu être de toutes tes excentricités. En moi, ce n’est pas le désir de paraître qui prévalut, sur mes sentiments, mais l’instinct à qui j’ai accordé toute ma confiance. J’essayais en vain de t’expliquer combien la musique que fait le vent dans nos plumes était belle, et plus encore dès l’instant où nous l’aidions en jouant avec lui. Mais tu ne voulus jamais rien savoir.

    Vois-tu, j’ai toujours deviné que toutes les histoires ont une fin. Généralement, c’est l’auteur du roman ou toute autre nouvelle qui choisit d’y apposer ces trois petites lettres. Il ne lui viendrait pas à l’idée de s’arrêter au milieu d’un chapitre comme toi tu décidas de le faire à l’instant où la plus belle saison allait crescendo, accompagnant le soleil à son zénith.

    Que te disais-je hier encore ? Cela suffit pour aujourd’hui, de notre récolte, nous devrions rentrer. C’est alors que tu me répondis que je manquais d’enthousiasme et que je n’aimais pas la vie, mais que je la subissais.

    Un dernier ver, pour la route me criais-tu ! Avec toi, c’était toujours un ultime ceci ou cela, et voilà où toutes ces petites friandises t’ont conduit.

    Adieu donc, compagnon qui voulut dépasser le temps ; sois heureux dans le paradis des oiseaux.

    Quant-à-moi, je conserverai ma façon d’aller dans la vie, car nulle part il est écrit qu’elle nous appartient, mais que nous devons la partager et la rendre plus heureuse à ceux qui aujourd’hui en douteraient encore.

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  • Permettez-moi d’avoir une pensée particulière pour une amie, dont le fils artiste a compris depuis longtemps l’importance des couleurs qui savent installer la lumière dans une maison où comme elle, les cœurs étaient tapis dans l’obscurité.

     

     

    — À travers notre vaste monde, je devine bien que la lassitude gagne du terrain. Beaucoup trop de gens sont désespérés de ne pas retrouver des temps meilleurs, tandis que d’autres se sentent frustrés d’avoir été trompés, et que le plus grand nombre marche à l’aveuglette vers un avenir qu’ils nomment désormais : incertitude. Parfois, lorsque l’esprit se laisse déborder par la morosité, il est recommandé de faire la fête, car, prétendons-nous, la musique adoucit les mœurs et les chants repoussent au loin les heures douloureuses.

    Je sais, toutes les recommandations n’y suffiraient pas pour transformer de façon définitive le mauvais climat qui règne dans nos villes et qui rôde dans nos campagnes. Et si à la place de nous lamenter sans vraiment faire le nécessaire pour amorcer un quelconque changement nous prenions notre destin à bras le corps au lieu de le laisser n’en faire qu’à sa tête ?

    Nous devons nous persuader que s’il existe des formules pour améliorer le sort de bien des éléments, il s’en trouve forcément une qui nous concerne. Trop souvent, pour provoquer le changement réclamé par les uns et les autres, nous allons par des sentiers tortueux, à la recherche de la chose qui pourrait transformer notre vie d’un seul coup de baguette magique.

    Mais je vous le dis tout net ! Cessons de rêver, agissons !

    Arrêtons de croire que nous ne trouverons jamais ce qui pourrait nous sauver de la mélancolie. Il se trouve certainement quelque part non loin de chez nous la chose qui peut mettre du baume dans l’existence des hommes autant que dans la vôtre. N’êtes-vous jamais passé devant l’étal d’un marchand de couleurs ? Honnêtement ; n’avez-vous jamais été tentés de plonger la main dans l’un des sacs, pour une fois, dans votre vie, non pas admirer telle teinte ou telle autre, mais la sentir glisser entre vos doigts, en apprécier la finesse et la légèreté et posséder l’espace d’un instant, celle qui fait rêver et avec laquelle nous prenons souvent trop de liberté ?

    Sans doute est-ce que j’exagère un peu ; me direz-vous.

    Pourtant, dans notre quotidien, il ne doit pas y avoir que les tissus qui ont vocation à être teints. Nos maisons se revêtent bien de couleurs, parfois ? Non, pas la vôtre ?

    Pourquoi n’envisagerions-nous pas de projeter de ces merveilleuses nuances sur l’existence elle-même, comme pour la tirer du cauchemar dans lequel elle semble se complaire parfois ? Il m’est soudain agréable d’imaginer les amis venus de partout, impatients devant l’étal du commerçant avant de repartir enfin avec, tel un trésor enfoui au fond de son cabas, la teinte du jour !

    Dans la petite rue, l’effervescence est à son comble. Des malicieux, à l’aide de longues brosses, veulent repeindre le ciel, tandis que d’autres, plus modestes, s’en prennent aux murs et aux rues. Les sages, imitant le geste ample du semeur, répandent devant eux leur pluie de lumière. C’est alors que les riverains constatent, ébahis, que la poudre fine se plaît à imprimer les pas qui soudain sont devenus légers. Aucun des acteurs ne traîne plus les pieds. Aurions-nous enfin trouvé la recette du bien-être ?

    Chacun des passants, prenant le temps de flâner, s’arrête volontiers devant la demeure des souffrants, ajoutant une touche différente dans les cieux de leurs espérances comme pour atténuer leurs douleurs, avant de les faire disparaître définitivement. Grâce à ces dizaines de coloris mis à notre disposition, il nous est permis d’imaginer des centaines de nouvelles nuances et certains disent même que nous pourrions en réserver une pour différencier chaque jour.

    Dorénavant, il n’est plus utile d’attendre une main céleste pour mettre en couleur les arcs-en-ciel. Nous pouvons les créer nous-mêmes, et mieux, nous en servir comme traits d’union entre les continents afin qu’ils fassent comme des passerelles nous confirmant que la paix est enfin revenue sur Terre. Il n’est pas que le jour que nous pourrions enluminer de teintes particulières. Nous pourrions aussi ensemencer la nuit de milliers de paillettes, pour faire comprendre au bonheur qu’il peut, s’il le désire, briller de milliers d’éclats, aux heures que lui prête le temps.

    Mes amis, où que vous soyez, je vous invite chaque matin à passer par ce marché pour y recevoir votre part de la couleur du jour.

    Si vous ne la conservez pas pour embellir votre demeure, répandez-la sur le seuil de celle de vos amis. Ils sauront que vous êtes venus, puisque du bout du doigt vous aurez tracé dans la poudre fraîchement déposée, un cœur aussi gros que celui qui bat dans votre poitrine et qu’en son centre, vous aurez gravé les signes de l’amitié ; celle que vous accordez avec entrain à ceux qui en sont privés. Je ne suis pas sans savoir qu’il y a de nombreuses portes avant de vous retrouver devant la vôtre.

    Mais afin de vous faire patienter, songez un instant à la quantité de cœurs qui vous attendent, car, sans aucun doute possible, on vous aime ; certains sont même passés plusieurs fois et ont pris soin d’entremêler leur amitié avec la vôtre et celle de vos amis pour vous faire comprendre qu’il y a autant de formes d’amour qu’il y a de teintes à créer pour redonner un sens à la vie.

     

     

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  • C’est ce que l’on me répétait à l’époque où d’autres enfants rêvaient, chaudement caché sous des édredons de duvet si épais que l’on se demandait s’ils pourraient en ressortir, une fois la nuit enfuie. Pour justifier les ordres et commandements aboyés plutôt que dits sur un ton agréable à l’oreille, il m’était également souvent répété que le jour appartenait à celui qui se lève avant lui.

    Je vais vous révéler un secret.

    En ce temps là, comme en ceux qui lui ont succédé, j’ai gardé cette manie d’aller à la rencontre du jour avant même qu’il s’éveille et je n’ai jamais eu le sentiment qu’il m’appartint, ne serait-ce qu’un instant.

    Par contre, une chose fut certaine. Les tâches étaient plus nombreuses et les plus ingrates m’étaient réservées.  

    Sans maugréer, je m’acquittais de tous ces travaux faits pour des gens d’un autre âge, car sans que nul y ait songé, ils m’éloignaient d’un foyer dans lequel je n’étais pas vraiment le bien venu. Cependant, en mon jeune esprit, toujours cette question tournait en rond : pourquoi veulent-ils faire de moi un homme avant l’âge ? Est-il donc indispensable de courir au-devant du temps ?

    Aussi vite que mes courtes jambes me le permettaient, je savais bien que jamais je ne ferais venir la nuit avant qu’elle-même l’ait décidé, pas plus que je serais arrivé dans le prochain matin avant tout le monde. Alors, pourquoi tant d’acharnement à vouloir que je grandisse plus vite que les autres enfants de la famille ?

    Je ne pouvais leur servir d’exemple puisque j’apprenais moi-même ! Je ne pouvais m’en rendre compte, car j’étais au cœur du problème, mais en fait, il était vrai que je bénéficiais de plus de temps que les autres pour apprendre les plus belles leçons, puisqu’elles étaient celles de la vie. Elles s’illustraient dès l’aurore qui ressemblait alors à une nouvelle page d’un immense livre de sciences naturelles, que l’on nommait en ce temps-là « livre de leçons de choses ». À travers les chapitres, de mon grand ouvrage, tout était expliqué de telle façon, que je puisse comprendre sans que l’on ait à me le répéter. Il n’y avait pas de lignes ni de mots inutiles. Qu’une immense fresque à l’intérieur de laquelle chaque élément était bien vivant et s’offrait sans aucune retenue aux yeux qui leur faisaient la gentillesse de se poser un instant sur eux.  

     

    C’est alors que je compris que dans l’existence, nous n’étions pas les seuls à vouloir s’approprier le monde. Il n’est aucun sujet qui ne revendique pas sa part de lumière et de liberté. Sous mes yeux ébahis, je comparais l’environnement dans lequel je vivais à une gigantesque fourmilière, sauf que dans la vraie, tout est mieux ordonné. Chez nous, je voyais bien qu’il y avait des membres qui fuyaient leurs responsabilités.

    Tant pis pour moi, je me disais alors pour me consoler.

     Au lieu de me désoler, je remerciais ceux qui me faisaient grandir plus vite qu’il eut été raisonnable, car si de mon livre de la vie quelques pages illustrant la merveilleuse époque durant laquelle l’enfant doit se prélasser dans l’innocence ont été arrachées, j’ai eu le privilège de fréquenter la route des adultes, longtemps avant qu’il en soit l’heure. Ainsi ai-je pu y découvrir les nombreux pièges qui attendaient les uns et les autres, profiter des instants de douceur et me préparer à traverser les saisons orageuses.

    Le plus surprenant, est que dans cette vie, je n’étais envieux de rien. J’aimais ce style rude qui rendait les gens un peu bourrus certes, mais qui permettait de se réaliser pleinement. Nous ne sommes pas des hommes pour rien. Je compris alors que pour être évalués, nous n’avions besoin de personne. Il nous suffisait de nous mesurer aux éléments naturels pour nous assurer où nous en étions de notre progression.

    Je me souviens ainsi que les hivers que je passais dans les bois, chaque jour j’essayais de confectionner davantage de fagots de brindilles, de scier plus de rondins, d’empiler les stères le plus rapidement possible et même d’abattre seul mes premiers arbres de si belle manière, qu’un jour je m’entendis dire : « Je vois à présent que tu peux très bien te débrouiller tout seul, cette parcelle est ton chantier jusqu’en mars prochain » !  

    Je crois que cette remarque je l’ai reçue, non pas comme un compliment, car à la maison, c’est une réflexion qui n’avait jamais franchi le seuil, mais comme un cadeau. J’allais être enfin seul !  

    Qu’importe le temps, la pluie, la neige ou le vent. J’avais ma cabane, mes outils et mon feu ne s’éteignait jamais. Il me suffisait de le raviver afin de préparer suffisamment de braises pour cuire les pommes de terre, la tranche de lard et les châtaignes que j’avais dérobées dans la réserve.

    J’étais devenu, bien avant que l’heure ait sonné, mon maître, une sorte de capitaine de navire au long cours ! Je me doute que quelques personnes trouveront à redire ; mais de cette enfance qui me fut volée, je n’en ai jamais nourri aucun grief contre qui que ce fût. Il faut du temps pour se fabriquer une armure qui puisse résister à toutes les agressions. Je crois que l’on ne commence jamais trop tôt dans la vie pour devenir un homme ; un de ceux qui ne plient pas facilement et qui refusent de mettre un genou à terre, sauf la toute dernière limite dépassée.

    Si de nos jours nous avons pris la mauvaise habitude de nous plaindre contre tous et à l’endroit de tout, c’est sans doute parce que nous avons oublié de réviser nos belles leçons de choses naturelles et de celles de la vie. Dans notre existence, la meilleure défense fut toujours l’attaque et nous ne devons jamais laisser à personne le soin de penser pour nous, sinon nous devenons les serviteurs de notre destinée que l’on détourne de nous.

       

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