• L' ANGELUS— Maintenant que dans ma vie il se fait plus tard, je puis sans crainte regarder par-dessus mon épaule, tous ces jours qui ont construit mon existence.

    D’une expérience à une autre, ils m’ont appris que les aubes ne se ressemblent jamais, et qu’une saison peut être belle tandis que la suivante sera triste ; une nuit s’accompagne de doux rêves alors que la suivante n’est peuplée que de cauchemars. Cependant, tel un fil, un sentiment plus fort que les autres s’extirpe de cet écheveau que le temps s’est complu à mêler.

    Je suis fier d’avoir appartenu à cette merveilleuse époque où dans les campagnes les animaux et les champs revêtaient une importance plus grande que celle destinée aux hommes. L’humilité habitait depuis toujours ces corps de fermes qui, pensait-on, avaient traversé le temps sans jamais avoir connu un autre ciel. Les pierres avaient gardé l’empreinte des années et il semblait que plus rien ne pouvait jamais leur arriver.

    Seules les granges dominaient les autres bâtiments, nous laissant deviner que l’espace était nécessaire pour stocker les fourrages qui seraient distribués durant la longue saison hivernale. L’habitation des hommes elle, était plus modeste.

    La grande salle dans laquelle se déroulait le quotidien avait deux portes. L’une donnait sur la cour l’autre sur l’étable. Des bêtes, il ne fallait jamais en être éloigné. Dans ces bâtisses d’un autre temps, il y faisait froid et humide. Les rires remplissaient rarement l’espace et le soleil restait sur le seuil, la porte demeurant trop étroite pour permettre aux rayons de visiter l’intérieur.

    Les pièces étaient meublées sommairement avec juste ce qu’il fallait. On n’aimait pas l’inutile. Les grandes cheminées qui avaient avalé des forêts entières ne chauffaient que le derrière des marmites. Elles étaient noircies par des heures passées sur les braises et à la fumée et auraient pu nous raconter la vie de ces ustensiles dans les ventres desquels tant de bonnes choses avaient perdu leurs illusions.

    Sur le plancher disjoint, usé par des sabots trainants, on pouvait lire l’histoire des générations. Les marques les plus profondes révélaient la fatigue ou le crépuscule d’une vie. Ces maisons austères réunies en villages comme si elles voulaient moins s’ennuyer avaient un meuble commun : la grande pendule qui expliquait aux gens que le temps existait et qu’elle en était la seule comptable. Son silence soudain indiquait qu’une main avait stoppé la marche du balancier, indiquant que l’un des locataires s’en était allé.

    De toute évidence, on y préférait les heures qui carillonnaient, suspendant un sourire dans le village, car il s’en trouvait qui avançaient, tandis que d’autres retardaient. C’est alors que résonnait l’horloge du clocher, mettant tout le monde d’accord.

    Dans ces maisons d’un autre temps, sur les murs enfumés et patinés, nous retrouvions dans chacune d’elle les mêmes couleurs. L’éternel tableau des glaneuses qui rappelait les moissons blondes de l’été, et jamais loin de lui, celui de l’angélus montrant les gens priant au milieu des champs. En ce temps-là, on n’allait pas souvent à l’église, mais on n’en respectait pas moins ses rites.

    Oui, j’ai eu le privilège de grandir dans cette ambiance rude, mais ô combien généreuse et tellement enrichissante ! Chaque élément avait une histoire, une histoire qui se regardait et s’écoutait. Elle ne se racontait pas ou seulement à voix basse, car elle était pudique, n’aimant pas se faire remarquer.

    Les gens de la campagne étaient un peu voûtés, parce que la terre avait décidé qu’elle était trop vieille pour monter vers les bras qui l’entretenaient. Ce sont eux qui sont venus vers elles, car les serviteurs de la terre ne sont heureux que lorsqu’ils sont proches de celle qui les nourrit. Quand les visages étaient au-dessus de la surface pierreuse et souvent boueuse, ils étaient parfois rayonnants et il ne fallait pas être surpris de voir les lèvres des plus anciens prononcer quelques mots.

    Seuls ceux-ci connaissaient les phrases qui faisaient se plisser les champs de contentement, faisant des vagues au creux desquelles les grains se réfugiaient, pour germer sous les rayons tièdes de la saison suivante, celle du renouveau et de l’hirondelle.

    De saison en saison me voici loin derrière le temps, mais l’odeur de la terre et des fermes d’alors n’a jamais quitté ma mémoire. J’entends encore les cris des laboureurs, le chant des alouettes et l’appel des bêtes avant la mise bas. Je revois les fumées qui montaient des toits moussus et qui hésitaient avant de rejoindre les ciels d’automne et surtout les longues soirées d’hiver devant la cheminée où grillaient les marrons parfumant la pièce tout juste tiédie, mêlant l’odeur du chêne à celle des fruits du châtaignier. Pour une fois, dans l’âtre, ceux qui s’étaient regardés de loin pendant de longues années étaient réunis dans une même solitude douloureuse.

     

    Amazone. Solitude.


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  • Sans racine, la Forêt pour Famille

     — Je connais maintenant l’importance des contes de Noël, mais j’admets qu’il me fallut bien du temps pour en apprécier le sens. C’est que du conte, je m’étais imaginé qu’il démontre que s’il ne débutait pas forcément bien, il finissait toujours dans le bonheur ou au moins sur une note plus joyeuse.

    Mais comment interpréter une histoire quand longtemps après son écriture vous vous apercevez que finalement, c’est vous qui en aviez le rôle principal ? 

    Alors, le désir me vint, qu’après tout je pouvais bien, pour une fois, me donner un certain avantage. Voyez-vous, j’ai eu le privilège de naître au cœur d’une forêt. C’était sans doute une année qui ressemblait à la fin de l’une de celles qui semblent s’accrocher de tous leurs flocons à nos souvenirs, avec un froid polaire, puisqu’il est bien connu qu’il conserve indéfiniment. 

    Venir au monde dans une forêt loin de tout et de tous n’est pas une arrivée banale. J’en déduisis donc que j’étais tombé d’un nid, car dans mon enfance, on me rappela souvent que j’étais un oiseau rare et parfois même un de ces volatiles sans cervelle ! 

    Cette expression, il me plut de la conserver, car comme eux, j’ai sauté de branche en branche avant de prendre mon envol. Mieux, longtemps avant l’automne de ma vie, comme tant d’autres oiseaux migrateurs, je me suis enfui vers les pays que les gens du nord désignaient comme étant les pays chauds. 

    Imitant les colibris, j’ai eu l’infime plaisir de visiter les cœurs. Sans racine, mais loin d’être un ingrat, je me suis donc fabriqué mon arbre généalogique. Après tout, avant de tomber du nid construit avec soin dans la fourche d’un puissant arbre, il n’est pas impossible que je n'eusse pas hérité de quelques gènes. 

    Mêlé aux nombreux autres peuplant les lieux, cela eut pour effet de m’attribuer une génétique particulière et passablement compliquée. 

    Du hêtre je suis assuré, puisque de toute évidence je fus et que je suis encore. Le chêne me prêta sa force et sa solidité puisqu’en ce matin particulier je survécus à la tempête.

    Du joli bouleau, sans doute suis-je apparenté, puisque dans ma vie je n’ai jamais manqué de travail, à ce point qu’à ma porte il est toujours là à m’attendre et que je suis assez faible pour ne pas lui refuser mes bras.

    Quand la nature fait des erreurs, elle prend au temps les éléments nécessaires pour les réparer. Ainsi, pour se faire pardonner, du charme se servit-elle pour me faire un physique qui ne déplut pas, même si je ne fus jamais un Adonis ou un Apollon.

    Par contre, les frênes me donnèrent-ils l’assurance et la patience, car dans ma modeste existence, je ne fus jamais pressé d’arriver avant de partir. 

    Je remercie les trembles de m’avoir ouvert les yeux sur les dangers, de sorte que mes membres n’aient pas eu à frissonner plus que de raison à l’approche des catastrophes. 

    Du marronnier je tiens la sagesse, car je n’eus pas à distribuer plus de marrons qu’il ne fallait, de même que l’âme du châtaignier m’éloigna des châtaignes que certains auraient bien voulu m’offrir. 

    Par contre, je compris que si du saule pleureur, j’eus la chance d’hériter de sa souplesse, je n’avais rien conservé de son caractère, car je n’eus pas le goût des larmes, et que du cyprès je n’héritais que d’un lointain souvenir, car rapidement je m’éloignais de ce fuseau qui me montrait un point précis du ciel. 

    Parmi les plus anciens, il dut y en avoir qui ont voyagé, car je devins sentimental comme l’angélique des tropiques dont, plus tard, j’ai entendu l’appel.

    Grâce au bois pagaie, j’ai navigué de par le monde, même si parfois je dus ramer pour arriver à destination, tandis que l’arbre aux écus ne me dota point de la fortune. Les traces du savonnier me demandèrent de ne pas faire plus de mousse qu’il en était nécessaire. 

    Le bois de rose qui veillait au fond de mon personnage permit que je laisse quelques fragrances afin que je retrouve mon chemin si je venais à m’égarer. 

    Sur notre continent, le gaïac me fit gaillard pour affronter les mystères de l’Amazonie. Vous comprenez maintenant la passion ardente que je nourris à l’égard de la forêt ainsi que les raisons pour lesquelles je la défendrai jusqu’à mon dernier rameau ainsi que mon ultime branche. 

    Alors que j’étais sans racine, voilà que je me découvrais une forêt entière pour famille et plus encore en y associant les lointains cousins d’Amérique du Sud, de sorte qu’imbriquant leurs racines et se tenant par leurs ramures, pour m’être agréables, autour du monde ils firent la ronde et pour me permettre de transporter mes souvenirs, le modeste arouman m’offrit ses beaux paniers. Étonnamment, je n’éprouvais jamais la soif, car le coudrier me prêta ses baguettes qui m’aidèrent à trouver les sources. Vous avouerai-je que mes jours comme mes pas furent légers grâce à mon cousin balata ?

    Je n’ignore pas cependant que de tous, je suis le plus fragile. Arrivant au crépuscule de ma vie, je ressens bien les douleurs qui me tiennent un peuplier, alors que, l’âge avançant je wappa grand-chose, puisqu’on me dit que j’ivoirien tandis qu’en silence, le sapin m’observe avec compassion, mais sans impatience afin de me tailler mon dernier costume.

    Amazone Solitude

     Copyright numéro 00048010-1 


     


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  • Malchance fut ma compagne

    — Je sais, cela peut prêter à sourire. Il n’est pas si fréquent de voir passer une pirogue dans une charrette. Généralement, sa place est posée délicatement sur l’onde où elle attend avec impatience d’emprunter son fil pour partir vers de nouvelles aventures. Alors, me demanderez-vous, que fait-elle juché au-dessus de la terre, traînant son espoir au long des pistes poussiéreuses ? Écoutons l’homme :

    — Malgré les apparences, je vous assure que le rire ne vient pas ourler mes lèvres. Je suis même triste à en mourir. Je ne fus pas plus miséreux qu’un autre, au village nous avions la même part de souffrance. Depuis toujours, j’ai vécu dans l’incertitude, à tel point que jamais je ne me posais de questions inutiles.

    Durant toute mon enfance, on me disait :

    — Grandis et tu verras ! Je me suis tu, mais je n’ai rien vu, à part la misère qui accompagnait ma vie. Elle prit tant de place chez nous que je dus même faire une pièce de plus à ma case pour qu’elle s’y sente à l’aise. Toujours, on me disait : écoute ! Jour et nuit, j’ai écouté ; mais les bruits de la vie furent discrets à ce point qu’ils ne parvenaient plus jusqu’à nous.

    La forêt semble ne plus vivre depuis que les épineux ont remplacé les grands et fiers arbres. Les oiseaux eux-mêmes ont fui cette désolation. Le gibier s’en est allé vers des contrées plus accueillantes. Depuis ce jour, nos bois ressemblent à un village où plus jamais un marché ne s’installe, comme pour faire comprendre aux habitants qu’il ne saurait y avoir de vie où les sourires ne s’affichent plus sur les visages.

    Si tu veux manger, me répétait-on à longueur de temps, retourne ton champ et sème ton grain. J’ai labouré, en y mettant autant de peine que mon malheureux attelage. Mais la terre lassée d’être assassinée avait rendu l’âme et elle était devenue stérile. Je n’ai jamais récolté le moindre épi. 

    L’un des nôtres m’avait conseillé de ne pas rester seul. Si c’est le bonheur que tu cherches, me répétait-il, marie-toi. Je suis allé dans un village éloigné et j’ai pris une épouse. L’an n’avait pas tourné les talons quand, dans une aube incertaine, le destin s’est emparé de ma petite fleur ainsi que le fruit qu’elle nourrissait. Sois donc courageux, m’avait-on dit, je le fus donc. J’ai fait mieux qu’affronter, je me suis mesuré aux éléments, mais ils sont venus à bout de mes espérances.

    Un jour, j’ai posé ma fierté à mes pieds et je suis allé consulter parmi les anciens, ceux qui pensaient encore détenir le savoir. Ils m’écoutèrent sans m’interrompre jusqu’au moment où l’un d’eux hocha la tête me faisant comprendre qu’il en avait suffisamment entendu.

    — Il te reste encore deux bœufs, une charrette et ta pirogue, profite pour aller dans une région prospère. J’ai pris mon maigre bagage et je suis allé vers cette promesse de jours meilleurs. Longtemps, en compagnie de mes bœufs, nous avons marché, mais l’ailleurs promis semblait reculer au fur et à mesure que nous avancions. Je n’ai rien découvert d’autre que je ne sache déjà. Je me suis même joint à des gens, qui, eux aussi, partaient chercher quelque chose qu’on leur avait dit être plus loin, vers d’autres cieux, d’autres lieux où résident sans doute les rêves qui assaillent les esprits dès la nuit déposée sur la terre.

    Comprenant que nul ne peut marcher indéfiniment à la recherche d’une chose qu’il ignore, je me fis violence et entamais un demi-tour vers mon village. Un doute m’assaillait depuis quelque temps. Et si ce que je cherchais se trouvait là où le ciel me vit naître ? Peut-être me suffisait-il d’être courageux pour apporter les changements espérés, regarder la nature autrement afin de mieux la comprendre et surtout ne jamais rien demander qui me serait indispensable.

    Après tout, me suis-je convaincu, il est possible que la vie soit comme les jours qui se renouvellent chaque matin et que la prospérité renaisse avec les premiers rayons du soleil.

    Ne suis-je parti que parce que quelqu’un m’avait conseillé ce qu’il avait deviné que je voulais entendre et pour aucune autre raison ? Après tout me dis-je en souriant, il est bien possible que les miracles n’existent pas seulement dans les contes et les livres anciens. Sans doute attendent-ils patiemment qu’une main innocente leur montre le chemin de la réalité pour qu’ils m’aident à faire pousser mon grain au pied des épineux que je voyais se dessiner sur l’horizon.

    Le premier miracle que je découvris en arrivant chez moi, c’est que ma case m’attendait, personne ne se l’était appropriée. Sans doute savaient-ils que je reviendrais, car pour être fort dans sa vie, l’homme a besoin des autres. Seul, il est fragile et le bout du chemin sur lequel il s’aventure ne se montre jamais. Il prend plaisir à conduire l’imprudent à la dérive, jusqu’aux portes de la déraison.

    Amazone. Solitude

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  • MON  COSAQUE

    — Parfois, dans la vie, nous rencontrons des gens qui, tels des aimants, semblent attirer à eux tous les malheurs que l’existence imagine pour punir les uns ou les autres.

    Dans une maison adossée à la forêt, debout, une femme se désolait, derrière la fenêtre alors que la nuit isolait le village du reste du monde.

    De la famille, elle était la dernière survivante, la dépositaire d’une mémoire dont elle aurait aimé qu’elle soit défaillante. Mais non, malgré les efforts qu’elle faisait pour repousser les dernières images de sa fille trop tôt disparue, elles revenaient par la fenêtre quand elle tentait de les jeter par la porte.

    Cette nuit était pénible à vivre à plus d’un titre. Dans les rues du bourg, les jeunes conscrits n’en finissaient pas de passer et de repasser en chantant à tue-tête des chansons dont les refrains perdaient des vers au fur et à mesure que les ténèbres se les appropriaient.

    — Il est bien normal qu’ils soient heureux, dit la femme, comme si elle s’adressait à quelqu’un. Ne venait-on pas de leur confirmer qu’ils étaient des hommes ? Ironiquement, la société leur confirmait qu’ils étaient assez forts pour aller effectuer leur service militaire et qui sait, partir à la guerre si celle en cours ne finissait pas rapidement.

    — Que les systèmes sont cruels pensait encore Georgette, la pauvre femme qui ne pouvait quitter sa place près de la fenêtre. Nous laisser élever seules nos enfants et venir ensuite cueillir les fruits quand ils sont mûrs à point ! À ce souvenir tragique, elle ne put retenir plus longtemps de longs sanglots qui obstruaient sa gorge comme s’ils voulaient étouffer cette mère qui avait perdu les siens.

    Pourquoi le cacher plus longtemps ? Elle se souvenait parfaitement qu’elle avait plus que tout désiré ce fils qui n’est jamais venu.

    — Cette nuit, se dit-elle, il aurait lui aussi défilé dans les rues, chanté à en perdre la voix et bu sans doute plus que de raison.

    Malgré le chagrin qui avait investi tout son corps, elle sourit en imaginant qu’il aurait été aussi beau que son père. Il aurait eu les mêmes yeux bleus, pareil à l’immense ciel du pays de son mari dans les chauds étés, aux confins des steppes et de la toundra. Grégory n’avait-il pas dit un jour :

    — Quand nous aurons un fils, nous l’appellerons Nicolaï, comme mon père et son père avant lui et encore ceux d’avant.

    — Mais mon amour, pourquoi t’avoir dénommé Grégory alors, s’était étonné Georgette ?

    — C’est à cause de ma mère, répondit-il. C’est elle qui a exigé ce prénom. C’était celui de son grand-père à elle. Il était cosaque lui aussi, mais pas de la même lignée que celle de notre famille.

    Nous étions des guerriers sanguinaires, au service des Tsars. Toujours prêts à partir à l’aventure pour défendre une cause qui souvent nous échappait.

    Le grand-père de Georgette, lui, était tout l’inverse. De surcroît, il était le plus riche de la région. Son nom était respecté, presque vénéré. Les gens venaient de loin prendre conseil auprès de lui. Il était presque un prince.

    Elle s’était exclamée :

    — Oh ! Après tout ce temps passé à tes côtés, voilà que je découvre que je suis la femme d’un petit fils de prince, c’est merveilleux ! Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?

    — Du côté de ma mère seulement je te le répète, avait-il ajouté. Quant à moi, sais-tu ma belle, il n’y a pas de quoi être fier d’être le descendant de gens qui pourfendaient les ennemis ou les amis, indifféremment, en fonction de l’offre ou de la demande, en quelque sorte. Certes, notre peuple était vaillant et c’est bien là notre fierté. Il parcourait inlassablement l’immensité du pays pour faire couler le sang. Ce peuple, mon amie vivait presque jour et nuit sur son cheval. On l’eut cru infatigable et insaisissable. On le croyait au nord, il était au sud, on l’espérait à l’est et il était à l’ouest. Nous n’étions pas de fins stratèges, encore moins des politiciens habiles. Nous n’étions qu’un peuple obéissant et cela a causé notre perte. Tu vois qu’il n’y avait pas de quoi être fier d’avoir appartenu à une famille de barbares !

    — Mais mon ami, avait répondu Georgette en riant à pleine voix, je n’ai pas épousé ta famille, je t’aime pour ce que tu es aujourd’hui, le passé ne nous appartient pas. Certainement, il existe, mais il a vécu et mérite le repos et parfois même l’oubli quand les souvenirs se font trop douloureux, et il doit accompagner ceux qui l’ont traversé !

    Les jeunes gens venaient de repasser sous sa fenêtre, moins bruyants, comme s’ils venaient de comprendre qu’à cet instant, dans la maison voisine, le passé et le présent étaient en lutte et que les temps anciens avaient réussi à prendre quelques longueurs d’avance sur la réalité.

    — Si je comprends bien, tentait d’expliquer la pauvre femme à un dieu qu’elle prenait à témoin :

    — C’est donc moi que vous avez choisie pour pleurer ? Serait-ce donc que les larmes de femmes et de mères sont plus amères dans le chagrin ?

      

    Amazone. Solitude.

     

     


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  • Une pensée Pour Elise

    — Partout autour du monde il est des cimetières ignorés ou abandonnés. Pourtant ils sont à leur manière une page de l’histoire à laquelle nous sommes étroitement liés.

    Sur une île proche de chez nous, mes pas me conduisirent vers l’un d’eux, blottis entre mer et forêt, comme si l’on avait voulu le protéger des mauvais esprits de l’un ou l’autre des éléments. Je stoppais devant une pierre tombale qui semblait prendre le ciel à témoin de l’oubli des hommes. Dégageant quelques mauvaises herbes, je me penchais pour découvrir l’épitaphe.

    — Élise décédée en 1897, priez pour elle.

    Instinctivement, je me signais et j’ai prié.

    La vie parfois se montre bien ingrate envers les hommes, les attirant loin de leurs berceaux, leur laissant croire que les jours sont peuplés de fantasmes qui ne demandent qu’à vivre. Il est profondément injuste d’être loin des siens et de sentir abandonné au fur et à mesure que les jours passent. Si nous les laissons faire, il arrive qu’ils effacent les souvenirs comme l’instituteur le fait des mots sur le tableau noir.

    Alors, il me plut de remonter le temps pour faire revivre pendant un instant cette inconnue dont je ne savais rien d’elle. Puisant dans mon imagination, j’arrivais jusqu’à ce jour où elle décida de quitter les siens.

     Il est vrai qu’elle était partie en claquant la porte. Ses parents s’étaient bien opposés à son départ avec cet aventurier, ce coureur des mers, comme ils le qualifiaient. Cela faisait déjà quelque temps qu’ils essayaient de la marier. Un très beau mariage, disaient-ils !

    — Un vilain mariage d’affaires, répondait-elle avec mépris, flirtant même avec l’insolence des mots  

    — Mère avait-elle dit, ma vie est ailleurs qu’ici entre ces murs vieillots et cette rue grise qui ignore le soleil. Vos broderies et vos commérages bourgeois ne me tentent pas. J’ai besoin d’espaces et de lumière, le monde est là à portée de notre regard et je ne puis me résigner à l’ignorer. Ce mariage que vous inventez pour moi n’est rien d’autre qu’une mascarade.

    En fait, le beau parti que vous me réservez n’est que celui qui arrangerait vos propres affaires sur le déclin. Il vous importe peu que je sois heureuse ou non. Je regrette, mais je ne désire pas mourir étouffée par l’ignorance et le chagrin.

    Je sais que le bonheur existe et je suis prête à braver tous les dangers pour le rencontrer. Regardez-vous mère, votre cœur est aussi froid que les murs de cette demeure. Votre orgueil vous empêche de pleurer, cependant vous êtes une femme malheureuse, et pardonnez mon insolence, mais depuis longtemps, je sais aussi que vous êtes une femme trompée !

    C’est à un avenir comme le vôtre que vous tenez tant à m’attacher ? Je suis désolée, mère, cette vie ne m’intéresse pas. Je pars avec l’homme que j’aime. Je ne désire pas être comme vous et aimer seulement dans mes songes. Le mien est bien réel et en sa compagnie la vie sera une aventure de tous les instants et non un triste renouvellement de jours sans fin, tristes à mourir.

    Prenant son maigre bagage elle se tourna vers sa mère et lui lança en guise d’adieu :

    Je pars mère, je vous salue, ignorant si je vous reverrai.

    Ils avaient embarqué sur cette goélette qui courrait sous le vent de l’océan à la découverte des îles ensoleillées et parfumées. Le voyage n’en finissait pas, apportant chaque jour des cadeaux merveilleux des couleurs qui donnaient à l’océan des airs changeants ainsi que des ciels qui se confondaient avec la masse mouvante des flots. Élise se demandait lequel des deux éléments allait à la rencontre de l’autre, et lequel faisait le plus d’efforts pour ressembler à l’autre.

    Ils vinrent s’accouder aux îles ployant sous les fleurs et les parfums et disputèrent même leur précieux nectar avec les oiseaux gourmands. Au détour d’une nuit, ce fut l’Amérique du Sud qui se présenta devant eux, avec son immense forêt qui formait une barrière verte qui s’affalait dans les eaux.

    On prétend que l’on ne peut profiter longtemps du bonheur que l’on a volé. La belle vie dont Élise avait rêvé se transformait chaque jour en cauchemar. Ils s’étaient enfoncés dans la forêt à la recherche d’un coin de paradis, mais en lieu et place de l’eldorado, c’est l’enfer qu’ils découvrirent.

    Cette terre était plus rude que son ancienne rue grise bordée de maisons tout aussi tristes, conduisant le chemin pavé vers les rêves que chacun faisait sans jamais quitter leur environnement. Dans leur Nouveau Monde, les pièges étaient redoutables, la forêt indomptable.

    Il ne suffit que de quelques années, pour que la belle histoire se transforme en récit fantastique au long duquel on devinait que chaque mot avait été écrit avec les larmes. Un matin, on la transporta sur une île où le climat était plus clément, mais les fièvres eurent raison de sa santé fragile.

    Ainsi ai-je imaginé la triste histoire de celle qui repose en terre inconnue.

    Le temps passa, usa la pierre qui garde toujours l’âme de la jeune femme prisonnière. Je dédie ma prière à tous les anonymes qui reposent loin de chez eux et qui n’entendent jamais un mot gentil ni ne reçoivent la moindre fleur, pas plus qu’un regard de compassion.

     

    Amazone.Solitude.


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