• – Enfant, j’aimais à voir le facteur arpenter nos campagnes. Par tous les temps, il apportait, avec parfois certaines appréhensions, le courrier redouté par certaines personnes, qu’il arriva, tout comme celui attendu après des jours de grande impatience. Alors, comparant les époques, je me souviens que celui qui desservait notre contrée avait toujours le sourire. Il savait vous faire reprendre confiance en vous, s’installait à notre table le temps qu’il boive en l’appréciant son petit verre de liqueur préférée. Il n’apportait pas seulement le courrier. Avec lui rentraient chez nous les nouvelles des campagnes environnantes, bonnes ou mauvaises, disait le brave homme, à voix basse. Il lui arrivait de souligner que les blés d’un tel étaient supérieurs à celui de son voisin ou que le troupeau d’une autre ferme présentait quelques faiblesses. Mais tout cela ne portait pas à conséquence, car au fond d’eux, chacun n’était pas dupe. En écoutant les paroles des uns, on devinait ce que deviendraient les nôtres un peu plus loin, même si l’on se doutait de la conclusion :

    – Ah ! Dame, chez eux, il n’y a rien à redire ; le père s’y entend pour mener son exploitation ! Remarquez, continuait-il ; les chiens ne faisant pas de chats, moi qui vous parle et qui aie bien connu ses parents, je peux vous affirmer qu’il a de qui tenir !

    Et sur ces bons mots, il se lèvera, remettra son képi de fonctionnaire des postes bien en place sur sa tête, la sacoche du courrier arrimée à l’épaule et se roulant une dernière cigarette, il franchira la porte vers une nouvelle destination. Ainsi, depuis le bourg, les nouvelles se colportaient et chacun en prendrait la part qui lui revenait, car il était bien entendu que les critiques et autres remarques étaient plutôt du genre convenu et accepté de tous. Même par ce méchant et à moitié sauvage d’Ernest qui avait proclamé embêter son facteur tant qu’il serait vivant ; et il avait juré et craché pour parapher son serment.

    Mes amis, n’allez pas imaginer que c’était une réelle malveillance. Certes, le différend avait bien eu lieu, puis presque oublié, depuis le jour où il était tombé en disgrâce aux yeux d’une belle et élégante villageoise. Figurez-vous, la demoiselle fut fréquentée par les deux amis qu’ils étaient alors. Enfin, disons que chacun l’espérait pour lui, c’est sans doute plus juste. Jusqu’à ce jour où dans le bourg voisin eurent lieu les Comices agricoles. Même le député y était allé de son discours à la suite de celui du maire et du responsable de la chambre régionale. La fête promettait d’être belle, mais pas pour tous. L’ingénue jeune fille fixa ce jour-là pour arrêter définitivement son choix. Hélas ! Pour le malheureux fermier, elle avait sans doute placé la barre trop haute. Elle lui préféra le fonctionnaire des postes. Au soir de sa défaite, le pauvre pâtre rentra le cœur complètement retourné, comme si les loups venaient de lui dévorer son troupeau.

    Sa mère, brave paysanne, et réaliste de surcroît, lui dit des mots gentils pour le consoler. Après tout, elle était femme elle aussi, mais surtout sa plus proche parente, et à ce titre elle pouvait bien comprendre la détresse de son fils !

    – Ne t’inquiète pas, mon pauvre petit. Si cela se trouve, tu as échappé au pire. Une femme qui n’apprécie ni les champs ni les bêtes ne peut être qu’une mauvaise personne. Je suis certaine qu’elle n’aime pas non plus les gens. Je te le dis ; entre vous, cela aurait mal tourné. Et puis, imagine ce qui aurait bien pu se passer quand tu es dans les estives ! Non, écoute-moi, comme on l’a toujours prétendu par chez nous, une de perdue ; dix de retrouvées. Je suis sûre qu’elle ne vaut rien. Crois-moi, il ne m’aurait pas plu que nos biens, un jour reviennent à quelqu’un qui n’a aucune considération pour mon héritier. De la façon dont tu me la décris, je suis persuadée qu’elle ne m’aurait même pas soignée, quand je serai vieille. Non, c’est très bien ainsi. De braves filles, il n’en manque pas. Le jour viendra où l’une d’elles entrera dans cette ferme.

    Mais d’autres, il n’y en eut jamais. Il l’avait aimée, de toutes ses forces. Il lui avait même dit, un jour. Il est vrai, à sa façon, et peu maladroitement il lui avait offert des fleurs ; de celles des champs, bien évidemment, car à la ferme, on ne cultive rien de ce qui ne se mange pas. Le trajet avait été long, depuis la montagne, et le pauvre bouquet en avait souffert. Mais il avait cependant fait le geste, elle aurait au moins pu le considérer au lieu de le déposer sur une table du bistrot où ils avaient rendez-vous et de le laisser, à moins qu’elle préférât l’oublier. Alors, après le refus cinglant qu’il reçut à sa demande, il prit sa décision.

    – Puisqu’elle veut le facteur, je vais lui faire regretter à celui-là de s’être mis en travers de ma route. Et cette dernière, je puis vous dire qu’il n’a pas fini de l’arpenter.

    Au grand étonnement du buraliste, Ernest s’abonna au journal régional, et ainsi chaque jour, été comme hiver il sera bien obligé de me porter mon quotidien ! avait il conclut pour lui-même, non sans une certaine satisfaction le pâtre éconduit.

    – Dis-moi l’ami ; cela ne me regarde pas, mais que s’est-il passé chez vous ? Tu t’abonnes alors que tu ne sais pas lire !

    – Et alors, lui répondit l’homme des montagnes sans se démonter ; tu bois bien du lait et tu n’as pas de vache à ce que je vois !

    Il s’en était retourné chez lui, avec, pour une fois, un sourire éclatant sur le visage et des éclairs de satisfactions au fond des yeux.

    Les mauvaises langues prétendaient que parfois, le journal était mouillé et souvent illisible. Cependant, il ne pleuvait pas tous les jours !

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  • — S’il vous arrive, dans votre existence trépidante, d’avoir un peu de liberté et que vous vouliez en profiter pour vous ressourcer et faire le vide en votre esprit, je vous recommande les ballades vers les lacs qui ponctuent les montagnes, tels des yeux géants à la recherche des secrets de l’univers. Vous serez enchanté par le spectacle grandiose que nous offre la conjugaison des éléments de la nature, du temps et des choses telles des trésors qu’elle garde précieusement par-devers elle.

    Toutefois, je vous recommande de vous montrer discret. N’abordez jamais ces lieux que l’on imagine être fait pour le recueillement, de manière bruyante et encore moins en conquérant. Rappelez-vous qu’en aucun site nul ne vous y attend. Comprenez que vous serez rarement seul à venir mendier l’apaisement du corps et de l’esprit. Ne soyez donc pas étonné si, pensant être à l’écart du monde, car l’endroit étant silencieux, vous apercevez un vieil homme sur les berges de l’un des lacs. Chaque année à la même saison il est là, bien avant que les premiers rayons du soleil n’enflamment la forêt.

    — Pourquoi ce jour, me demanderez-vous et qui est-il pour que l’intérêt se porte vers lui ?

    — C’est notre sage, le dernier homme devin de nos contrées. Il sait depuis toujours qu’au premier jour où la nature se pare de couleurs nouvelles, il doit être présent avec son matériel qui, penserait-on, lui sert à surprendre les poissons à la chair délicate et parfumée, résidants des eaux profondes et mystérieuses, sans cesse en quête perpétuelle de produits à croquer. Mais il n’en est rien. S’il se trouve ici, c’est pour une tout autre raison. Il a deviné que dans le soleil frôlant la montagne en cette période, qu’il éclaire la terre d’une manière particulière, formant un chemin par lequel arrivent les divinités. Il est éblouissant avec ses rayons qui lèchent la mousse recouvrant le sol pour le protéger et adoucir nos pas. Ainsi, le temps glisse-t-il sans laisser de trace, afin que nul ne puisse estimer son âge. L’homme, immobile, sait que les esprits viendront de partout pour contempler cette splendeur, et que les gens des alentours attendent de lui qu’il revienne nanti de pouvoirs nouveaux.

    N’est-il pas le grand chaman, le guérisseur de tous les maux ? Il connaît tout, voit tout et devance les pensées des plus faibles et des souffrants. De ses mains, il fait se refermer les plaies profondes, ranime parfois les mourants qui veulent abandonner la vie aux fièvres et autres maladies pernicieuses. Il redonne le sourire aux visages tristes d’avoir égaré leurs illusions et commande à la pluie ou au beau temps de s’installer durablement afin que notre mère la Terre ne souffre d’aucune richesse qui lui permette de nourrir les peuples.

    Cependant, aussi fort que puisse être l’homme, il lui manque toujours un élément indispensable qui lui ouvrirait la dernière porte donnant sur le sommet de son art. Pour devenir le plus grand, il a besoin de s’approprier les secrets de celui qui réside en ce lac, et qui est très puissant puisqu’il déjoue tous les pièges.

    — Ô toi, esprit plus fort que le mien, l’entend-on murmurer dès les premières lueurs matinales ; pourquoi ne pas venir me dire comment tu réussis à travers les eaux, à faire frissonner le soleil pourtant brûlant ? Donne-moi le secret qui fait que sur ton onde le ciel passe sans jamais se mouiller et que les nuages ne perdent pas leurs teintes en s’amusant sur ta surface. Révèle-moi ce secret qui fait que le vent t’oblige à aller et venir et parfois même te dessiner des vagues qui semblent te faire courir, sans jamais t’épuiser ! Il faut que ta générosité soit grande pour que tu laisses les animaux s’abreuver de ton précieux liquide et aux hommes de venir y déposer leurs peines et souillures, et hélas ! souvent leur désespoir.

    Ton cœur doit être immense pour permettre à la nature de s’admirer en ton miroir magique, une dernière fois avant que le vent du nord ne la déshabille de son costume de parade. La nuit, alors que le calme est revenu sur la terre, tu laisses la lune faire ses figures tandis que les étoiles vérifient leurs éclats avant que le jour les éteigne.

    C’est quand Dame nature atteint la plénitude de son art que le sorcier espère voler son âme au lac, rendu plus faible dans la contemplation de son œuvre.

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  • – Mes chéris, montrez-vous forts et dignes ! Serrez-vous contre moi ! Vous ai-je déjà conduits vers l’inconnu et le danger plus fort que la mort ?

    La femme voulait être exemplaire devant ses petits enfants, en leur expliquant que sur la terre, aucun homme ne pouvait d’un seul regard faire effondrer une montagne. Rapprochant les bambins auprès d’elle, elle mettait un point d’honneur à ne pas montrer que jusqu’au tréfonds de son corps, elle tremblait comme une feuille malmenée par les vents déchaînés. Oh ! Ce n’était pas pour elle que soudain son esprit vacillait, mais par crainte de voir de malheureuses victimes innocentes rejoindre le cortège déjà trop long de ces enfants tombés sans connaître la véritable raison de cette guerre assassine. C’est alors qu’elle eut l’idée, pour se calmer intérieurement, de s’en prendre au soldat qui les mettait en joue.

    – Tant que vous serez à mon côté dit-elle à voix haute, vous ne risquez rien. Il est seul contre nous et n’osera pas vous toucher. Sans doute, que nos cœurs ont du mal à maîtriser leurs émotions, mais si vous tendez l’oreille, vous entendrez le sien cherchant à sortir de sa poitrine. Ne craignez rien tant que je serai à vos côtés. Il ne pourra pas vous atteindre. Voyez comme il est seul avec son arme et sa conscience qui commencent à trembler. Je puis vous assurer qu’aucun fusil ne pourrait être assez puissant pour ébranler notre amour de la liberté, notre énergie et notre foi.

    Alors, élevant la voix comme si elle s’adressait à une foule bruyante elle demanda au soldat qui pointait toujours son arme dans leur direction :

    – Écoute-moi, monsieur l’étranger. Tu as tué nos pères, nos maris, te faut-il aussi leurs enfants ? N’as-tu pas, au fond de toi, le sentiment de te tromper de guerre ? Sais-tu que demain ce sera peut-être toi qui tomberas sur notre sol, pour une cause qui n’est pas la tienne, qui ne le sera jamais parce que tu en ignores les tenants et les aboutissements ? J’imagine un village quelque part en ton pays, où une mère tremble pour son fils. Sans doute ton épouse pleure-t-elle en serrant dans ses bras votre enfant devant le portrait bien en vue de celui qu’elles imaginent être un brave, un homme au grand cœur et un héros.

    Jeune homme, continua-t-elle, penses-tu qu’elles seraient fières si elles savaient que ce sont des femmes et des enfants que tu assassines ? Leur diras-tu combien il te fallut en tuer pour gagner des médailles ? as-tu songé aux couleurs qu’elles auront, tes décorations ? Quelles explications pourras-tu donner aux tiens quand ils te demanderont pourquoi le sang coule de tes breloques ? Je pense mon ami, que tu t’apprêtes à vivre une existence de cauchemar et je puis te dire que je n’échangerai pas ma place contre la tienne ! Crois-moi, il ne te sera plus possible de fermer les yeux sans voir des innocents s’écrouler le sourire aux lèvres. Les âmes de tes victimes ne te laisseront plus jamais en paix. Elles précéderont tes pas, devanceront tes projets et se mettront en travers de ton chemin. Désormais, le repos ignorera ta maison, jusqu’au jour où ton corps ne sera plus qu’une ombre errante parmi toutes celles de tes frères.

    Oui, étranger, la guerre que tu mènes, n’est pas celle que tu crois. On t’a menti pour te donner du courage. On t’a envoyé tuer et pour cela bientôt, tu en perdras le goût de boire et de manger. À ton retour, car malgré tout je te souhaite de revoir ta patrie, l’émotion passée, on ne te regardera plus comme un héros et un fils valeureux de la nation, quand ils sauront que toi et les tiens n’êtes venus que pour piller nos richesses et tuer des enfants aux sourires d’anges. Leurs vies ne t’appartiennent pas, elles sont à Dieu. Un jour, ami, oui, j’ose t’appeler ainsi, car sur terre tous les hommes sont frères, la honte envahira ton être quand tu comprendras que tu commis des erreurs irréparables. Ce n’est pas contre nous qu’il faut diriger ton arme, mais contre les faucons qui te sacrifient sur l’autel des profits et des convoitises.

    Les mots de la femme venaient de toucher l’homme agenouillé devant eux. Le doigt du militaire ne caressait plus la détente du fusil, elle était même secouée de soubresauts.

    – Allons ! Enfants, dit plus calmement la grand-mère, regagnons notre demeure. Voilà maintenant que l’armée est en pleurs ; pas à cause des doutes qui l’assaillent, elle est trop fière pour cela, mais parce qu’elle est constituée d’hommes et qu’en chacun d’eux il y a un cœur qu’il a laissé dans son village. Rentrons, mes agneaux ; le loup ne nous dévorera pas aujourd’hui ; pas plus que le soldat ne mettra les ordres reçus à exécution.

     

    Note : Je sais, c’est sans doute utopique d’imaginer que les mots peuvent faire autant de ravages que les armes, mais il me plaît de croire qu’un jour ils seront assez puissants pour éveiller les consciences.

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     Vois mon ami, sur l’horizon, se profiler celle que de toutes les saisons nous redoutons les rigueurs, même si au fond de nous nous comprenons qu’elle soit indispensable, sans pour autant être notre alliée. Oserai-je te dire mon complice, toutes ces choses ainsi que les sentiments que nous partageons avec notre terre ? Depuis toutes ces années que je la côtoie, que je la sers, que je la respecte, je ne sais plus qui de nous deux ressemble à l’autre. Nous avons en commun les mêmes désirs, et parfois aussi, de semblables souffrances, qui n’osent s’exprimer que dans l’intimité des ténèbres, quand le monde a enfin détourné son regard. Observe mon bel ami, le phénomène qui se déroule au-dessus du village ; la fumée de nos âtres y traîne plus longtemps. Remarque mon aimé, avec quelle opiniâtreté elle s’enroule et s’accroche aux bâtiments de nos fermes, comme si elle nous criait qu’elle ne veut pas nous abandonner. Puis, après bien des hésitations, elle se décide enfin à rejoindre le ciel. Ce dernier est bas et tellement gris que bientôt il nous sera difficile de reconnaître les souvenirs des bois consumés dans les foyers, se fondant dans les nuages qui les emportent au loin, afin qu’eux aussi oublient ce qui fut un temps, le berceau de leur jeunesse. Je sais, mon ami, pour le vivre au présent que tout ce qui est aujourd’hui ne l’est plus le lendemain. Mais pourquoi le souligner avec des mots qui réveillent les douleurs ? Compagnon de toute une existence laborieuse, bientôt il te faudra revêtir ta pelisse et partir derrière ton attelage, affliger à notre terre des souffrances atroces, mais ô combien nécessaires. Pour confirmer mes dires, dans le sillon ouvert se presseront les dévoreurs de vie, je veux dire ces oiseaux revêtus de noir, tel le croque-mort. Ils se disputeront les derniers lambeaux d’existence du sol éventré. Les corneilles téméraires braveront jusqu’aux sabots de tes chevaux pour ne laisser s’échapper aucun souvenir des saisons précédentes. Comme un métronome, ignorant s’il fait le bien ou le mal, le soc de ta charrue ajoute une vague après une autre. De la surface de la Terre, ne doit subsister aucune trace des heures heureuses passées sous l’ardeur des rayons du soleil de l’été, dont elle seule détient le secret de les transformer en caresses qui réchauffent les cœurs. L’automne nous avait avertis de nous préparer au pire. Certes, il fut des plus brillants, accrochant à chaque rameau des couleurs différentes ; mais derrière ces sourires, se cachaient des menaces que seuls des regards expérimentés savent déceler. Va, mon ami, ouvre tes sillons, empêche aux songes de s’envoler, recouvre les souvenirs ; eux aussi ont besoin d’une longue nuit d’hiver pour refaire en leur mémoire toutes les belles images nées lors du renouveau, tous les chants d’oiseaux nichés dans les haies, et surtout, reconstituer toutes les fragrances matinales embaumant la nature et enivrant les hommes et les bêtes. Vois, mon compagnon, nous sommes pareils à notre terre au soir de l’automne. Les rides courent sur nos visages et sur nos mains. De printemps en étés elles se sont creusées afin que le temps ne soit pas tenté de les fuir. Nos cheveux sont devenus des fils d’argent qui préfigurent les prochains frimas. Mais surtout, celle que nous avons aimée et travaillée durant toutes ces années en ce jour se désole de ne pouvoir venir à nous. Elle nous observe en silence, et souffre de nous voir nous courber chaque jour un peu plus, s’imaginant que nous pensons d’elle, qu’elle nous appelle. Oui, nous voilà sur le seuil de l’oubli. Nos bêtes ne quitteront plus l’étable, nos pas ne souilleront pas le blanc-manteau déposé par le ciel et nous, enfin devenus nonchalants, nous exposeront nos membres endoloris aux flammes dansantes. Elles nous offriront les histoires de ces arbres ayant connu des temps meilleurs. Puis, certains d’entre nous s’endormiront. C’est alors qu’il nous reviendra à l’esprit ce qu’ils nous avaient dit, un soir plus triste qu’un autre.

    – Mes enfants, je ne verrai pas la verte feuille !

    Il est vrai que nous n’avions pas souri. Nous avions seulement hoché la tête et soulevé les épaules, car nous savions bien que tout ce qui existe un jour disparaît dans l’aurore suivante. Toutefois, en nos cœurs le désir de vivre demeurait le plus fort et tandis que l’un confiait son âme au dieu de la Terre, les autres la laissaient construire le renouveau, car aucun de ces gens humbles n’avait jamais vu ne pas triompher le jour de la nuit ni le printemps d’une saison oublieuse.

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  • — Autour de nous, soudain, c’est le calme absolu, presque étrange. En d’autres circonstances cela pourrait être le signe avant coureur d’une catastrophe imminente, mais en ce jour de juin, je sais qu’aucun bouleversement n’est à l’ordre du jour. C’est que pareil à tout ce qui gravite sur et autour de la Terre, chaque élément ressent le besoin de faire le point et de se délasser. À cet instant, le monde entier s’arrête de respirer. D’un commun accord avec tout ce qui existe, un temps mort est demandé. Plus rien ne vient ni ose perturber le repos de la nature.

    L’alizé, d’ordinaire désordonné et brouillon comme tous les jeunes premiers, s’enfuit vers d’autres rivages à la recherche de nouvelles têtes échevelées à caresser. Bien abrité sous la mangrove, l’ibis s’endort sur son nid de bois entremêlés. En voilà un qui ne réclame pas le confort pour permettre à ses rêves de prendre place en son esprit. Le caïman, lui, semble parfaitement indifférent à ce qui se passe autour de lui et ferme les yeux, faisant confiance à l’existence pour qu’elle s’écoule sans son aide. C’est l’heure où les colibris s’installent confortablement sur les fleurs immenses des roses de porcelaine, surveillant du coin de l’œil le nid accroché aux folioles d’une branche de cocotier. Non loin de là pérorent quelques oiseaux. Ce sont les tangaras des palmiers, ainsi que leurs cousins, les bleuets et autres becs d’argent, repus de fruits de toutes sortes, ont choisi les frondaisons des manguiers pour faire une sieste réparatrice, tandis que les aras et perroquets n’éprouvent plus le besoin d’échanger les ragots récoltés en des lieux lointains de nourrissage.

    Même les cigales qui, pourtant, passent pour être les chanteuses les plus bruyantes, pour un temps ne comparent plus leurs répertoires en ce jour de l’été nouvellement installé. Les autres insectes ont décidé de suspendre tous leurs travaux en cours ; plus de stridulations, de perforations des bois gisant sur le sol ou percements de branches malsaines. La forêt est figée dans le temps. Aucune cime ne cherche à frôler sa voisine, les mots et petits secrets peuvent bien patienter un peu avant d’être échangés puis commenter. Les feuilles mortes ont décidé d’attendre pour se laisser tomber sur le sol, qui, en cet instant, ne reçoit la visite d’aucun des hôtes des grands bois. On penserait la futaie inerte depuis des dizaines d’années. Même les palmiers qui cherchent toujours à nous combler d’émotions avec la musique de leurs feuilles se balançant au moindre souffle n’agitent aucun de leurs longs membres ligneux. Les végétaux les plus proches des rivages sont les plus heureux, puisqu’ils peuvent se mirer à la surface de l’onde devenue aussi lisse qu’un miroir. Les ramures les plus anciennes lui offrent leur feuillage, car pour une fois elles ne se trouvent aucune ride.

    À l’ombre des lisières, les fleurs n’ont plus à se déhancher dangereusement à l’extrémité de leur longue hampe pour éclore au soleil. Dans le ciel, aucun cumulus n’ose s’aventurer au-dessus de ce monde immobile, tandis que l’azur enfin débarrassé d’encombrants nuages se cherche un défaut dans sa couleur à la surface d’une eau devenue aussi bleue que le firmament. L’océan en veut bien un peu à ce ciel insolent qui essaie de lui ressembler. Le silence est total, il enserre le monde de sa gangue et on le devine perceptible. Il est si présent que l’on pourrait le découper pour en garder un souvenir.

    Sous les carbets, les hamacs sont lourds des hommes y sommeillant. Plus de flux ni de jusant. Aucune ondulation dans les prés où les herbes hautes s’épaulent en se confiant de furtives pensées avant le passage de la faux assassine. Les buffles et les zébus ruminent sous les fromagers tandis que sur leur dos, les aigrettes, en silence, se régalent de derniers parasites.

    Mon pays vient de s’offrir un moment de bonheur qui est comme un point de suspension dans l’espace. Nous sommes à l’heure de l’étale, instant merveilleux et surprenant, durant lequel la Terre cherche un nouveau souffle. La marée, épuisée par d’incessantes et fatigantes allées et venues, se repose, ne comptant plus ses vagues ni les rouleaux. C’est que lui aussi, et qui l’aurait crû, aime prendre un répit et même s’endormir un moment, avant, à contrecœur, de demander au vent s’il veut bien tout remettre en marche, de rendre la vie à mon beau pays qui pour un temps ressemblait à un tableau extraordinaire, suspendu dans le plus grand musée du monde.

     

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