• — Les femmes n’ont pas à nous avouer leur âge, de même que nous devons nous interdire de le leur demander. D’ailleurs, en ont-elles vraiment un ? Elles sont pareilles aux plantes qui tapissent les prés de leurs toilettes multicolores.

    Un matin, dans une aurore hésitante elles défroissent leurs hampes ainsi que leurs feuilles, ressemblant à cet instant à la robe de soirée de la jeune fille allant à son premier bal. Dans la prairie, les fleurs timides et impudiques, s’offrent au premier rayon du soleil, encore honteux de caresser ces corps, comme le prince charmant le ferait à sa promise trop longtemps endormie. Soudain, les pétales prennent place autour du cœur qu’elle tend généreusement à l’abeille butineuse en quête de nectar destiné à la plus belle reine. La femme, pareille à la fleur, en cet instant où elle se sublime, offre aux regards indiscrets, leurs merveilleuses saisons. Celle qui fait chanter les oiseaux et les hommes avides d’amour et d’amitié.

    Hélas, dans un matin qui tarda à installer son autorité, alors que l’horizon avait eu de la peine à s’extraire de la gangue des ténèbres, il fit un effort pour déployer les couleurs du jour sur la ramure des arbres de nos bois et forêts. L’heure d’un ultime bain de rosée venait de sonner au sablier du temps qui régit la nature. Les gouttes humides qui n’étaient rien d’autre que des perles ressemblant étrangement à des diamants à travers lesquels le soleil prenait un malin plaisir à polir avec une infinie douceur chaque facette, donnant à chacune un éclat et une couleur différente, en se laissant glisser et rouler sur les pétales et sur les feuilles. Elles s’en vont à regret se réfugier dans le sol qui les accueillera avec les honneurs dus aux grands personnages à qui nous devons respect et reconnaissance. Ce sol qui frissonne déjà à l’annonce de la saison oublieuse, se prépare à recevoir comme un don, le secret que possède la fleur. Son âme débordante de souvenirs, de tendresse et d’amour. Alors, sans tristesse, parce que les unes et les autres savent depuis toujours que la vie qui régit les choses, le temps et les hommes est semblable à la lumière. Celle-ci n’ignore pas que même au soir de la plus belle journée, elle doit s’éteindre. Délicatement, avec une infinie tendresse, les pétales, un à un, se referment. À cet instant, ils ressemblent aux volets d’une demeure dans laquelle le dernier locataire se résigne à quitter les lieux. Ses yeux sont clos, car il devine que dans le pays qu’il s’apprête à visiter, nulle lumière ne se pose sur des prairies, sur lesquelles ne naît aucune fleur multicolore. Afin que les cœurs ne laissent pas s’enfuir les sentiments les plus délicats et les plus précieux, avec précaution, les pétales les enserrent et les préservent. À cet instant, pour lui, ils se transforment en un merveilleux linceul.

    La femme, qui fut aussi notre mère en même temps que notre espérance et notre raison de vivre, parvient au solstice de sa longue saison. Comme la fleur, elle laisse aux jours le soin de répandre dans l’espace les fragrances de son parfum, afin que nul ne l’oublie, abeille besogneuse ou homme avide d’étreintes. En ces prairies qui furent caressées par les vents et les rayons printaniers, sous le regard bienveillant d’un ciel dans lequel n’apparut jamais aucune déchirure, s’épanouit un matin du plus beau jour, la créature, la plus ravissante : la parure de la Terre des hommes.

    Dans un dernier chagrin, l’automne dépose sur les êtres et sur les choses du monde, ses ors et ses pourpres, car aux fleurs qui ont offert l’amour et la tendresse, revient d’autorité ce qu’il y a de plus beau ; une palette de couleurs telles les perles du plus beau collier. C’est comme si le temps voulût que l’on n’oubliât jamais la saison douloureuse. Elle convainc que l’heure est venue pour nous de la laisser recouvrir notre monde de son manteau immaculé. Elle va accrocher aux rameaux ses frimas les plus rigoureux, jusqu’à faire geindre les bourgeons endormis, mais porteurs d’espérance. 

    Cependant, quels que soient ses désirs les plus sombres, elle n’empêchera pas le renouveau de préparer son retour dans le plus grand secret. Sur les ailes d’un vent tiède venu du sud, dans une aube qui illuminera le monde, transformant les brumes épaisses en lambeaux s’accrochant avec un désespoir immense dans les houppiers, il traversera l’Univers telle une étoile filante. Il déposera sur les ramures tendant leurs fines brindilles, un souffle nouveau et bienfaiteur. Celui qui a les mêmes pouvoirs que la vie. Dans la joie retrouvée naissent une feuille, puis une autre et encore des cents et des milles. Les bourgeons éclatent dans un ensemble presque parfait, et comme les cœurs aimants, ils battent à l’unisson.

    La prairie paresse un peu, abusant, pour une fois, des caresses du soleil ayant retrouvé sa puissance d’antan. Puis, timidement, toute frêle, une tige se fraye un chemin parmi les herbes folles. Elle grandit, prend de l’assurance et se pare même de quelques-unes de ses plus belles feuilles qui la transforment en une merveilleuse robe d’apparats, comme celle que portent les jeunes débutantes le soir de leur premier bal. Dans un bruit que seuls perçoivent ceux qui vont les épouser, elles installent leur calice, puis la corolle et enfin déploient les pétales. Dans une ambiance de fête qui ne dit pas son nom tant elle est éblouissante, il ne manque que la musique. Ils se positionnent autour du cœur, dont ils sont tout à la fois la garde rapprochée, les miroirs dans lesquels viendront s’admirer les prétendants et les vitrines de l’univers, derrière lesquelles aiment s’extasier les curieux et les envieux.

    Pareilles aux senteurs trop longtemps contenues dans un flacon oublié sur une étagère poussiéreuse, à l’instant où une main innocente les libère, elles se précipitent dans l’espace qu’elles saupoudrent d’effluves enivrants.

    Nous sommes à l’instant magique que choisit la vie pour ordonner au cœur endormi de se remettre à battre. Alors, l’horloge du temps égrène à nouveau les heures et les jours comme autant de saisons rieuses, au cours desquelles toutes les folies seront permises. Il en va ainsi, de la femme et de la fleur. Elles ont le pouvoir de faire tourner les têtes et d’inventer chaque jour une aube nouvelle, une de celles dont on dit qu’elles sont uniques, puisqu’elles sont empreintes de couleurs et de senteurs jamais connues auparavant. Elles déposent dans le cœur des malheureux une part du bonheur dont ils ne croyaient plus qu’il puisse exister.

    Voilà pourquoi on ne doit jamais demander son âge à une dame. Elle n’en a pas. Elle est, elle vit, elle sourit et elle nous aime.

    À l’heure où la fleur nous offre ses parfums, la femme, notre mère à tous nous donne ce qu’elle a de meilleur en elle ; la vie ! Cette vie qui prend soudain le joli nom d’enfant. Ses yeux s’ouvrent enfin sur le monde. Ce qu’il y voit incite ses petits bras à s’écarter avant qu’ils les laissent se rapprocher à nouveau. Il ne maîtrise pas encore le geste parfait de ses mains, mais il nous fait comprendre par son regard que l’on ne peut assister à la naissance du monde et celle de la beauté de la mère, sans applaudir. Il a conscience que sur la scène du plus grand théâtre le rideau vient de se lever. Une nouvelle pièce dont on ignore toujours qui l’a écrite se met en ordre de marche. Les acteurs s’écartent pour faire une place au dernier arrivé, bien que l’on ne sache pas encore quel sera le rôle qu’on lui attribuera. L’allégresse est contagieuse et le bonheur circule entre les rangs des spectateurs, déposant son empreinte sur chacun d’eux.

    Tout ce qui vit est rayonnant et chaque seconde se traverse de manière la plus intense.

    À cet instant où la Terre semble vouloir rejoindre le ciel pour l’associer à l’allégresse générale, qui songerait à demander à l’un ou l’autre des éléments d’où il vient, où il va et quel âge il a, si toutefois il en a un ? Le sourire qu’affiche le temps dans la douleur de l’enfantement du jour nouveau, en a-t-il un ?

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  • Soudain, mon père se trouvait devant moi, le porte-monnaie à la main. Un instant, j’ai cru que la Terre s’ouvrait sous mes pieds, à moins que je l’eusse souhaité de toute mon âme, afin de disparaître au plus profond du gouffre, plutôt que d’affronter l’escalade de la montagne qui était plantée devant moi. Je tentais un pas à droite, la montagne en fit de même. Je revenais sur la gauche, elle aussi. À mesure que les secondes s’écoulaient, je sentais l’orage monter. J’étais persuadée que l’éclair ne tarderait plus à me foudroyer quand j’entendis la voix de mon père à travers à épais brouillard. Il n’avait prononcé que quelques mots :

    – Où est l’argent ? Il tenait son porte-monnaie ouvert, en sortait les pièces, et ne cessait pas de poser la même question. Puis une autre, il en manque une ; où est-elle passée ?

    – J’étais, figée sur place, ne tentant aucune esquive. Je me demandais comment il pouvait bien savoir que parmi ces pièces il lui en manquait une. Mon corps se mit à trembler si fort que cela ne lui échappa pas. C’était comme un aveu avant l’heure. Dans son regard, je n’ai pas vu de colère ; seulement de la haine. À cet instant, je crois que j’aurai préféré passer la nuit aux côtés du monstre de la remise. Alors, ne pouvant plus les retenir, je laissais mes larmes exprimer mon ressenti ainsi que mes regrets. Maladroitement, je murmurais quelques phrases imaginant qu’il les prenne pour des excuses, mais il ne me laissa pas finir de m’expliquer que la première gifle me rendit presque sourde. Entre deux cris, je lui avouais ma faute et lui fit le récit du petit Jésus rose. Est-ce à cause de lui que sa colère se déchaîna ? Je n’en sus jamais rien, et me gardais bien d’y réfléchir. Les coups n’en finissaient plus de tomber. On aurait dit qu’il feuilletait le catalogue de la méchanceté et que de chacune des pages, un coup s’en échappait. Je hurlais et cela avait le don de l’énerver davantage. Il laissait s’exprimer sa rage comme s’il l’avait trop longtemps contenue. La violence continuait et mes hurlements remplissaient la pièce. Il ignora mes souffrances et mes cris. Les coups tombaient, les uns après les autres, mon corps en était meurtri. J’eus conscience que ma mère tenta de s’interposer, mais mal lui en prit, elle reçut aussi sa part. Sa colère ne faiblissait pas. Je ne pouvais plus parler, ni même geindre. Je n’entendais plus, ne voyait plus, il me sembla flotter un moment dans la pièce, quand tout à coup, un voile noir passa devant mes yeux ; je n’existais plus. À cet instant, mon père ne l’était plus. Il était devenu un inconnu qui frappait son enfant comme s’il avait été son égal. Hélas ! S’il est vrai que j’avais commis une faute, pour autant, méritait-elle ce déchaînement de violence ?

    Je fus longue à me remettre et vous vous en doutez, les trois jeunes tambours ne furent plus que deux. À compter de ce jour, dans ma vie, une fracture s’ouvrit et s’élargit chaque saison un peu plus. J’ai culpabilisé, comprenant par la suite que le tremblement de Terre qui s’en était suivi était entièrement de ma faute. Cependant, depuis longtemps, notre famille vivait sur un volcan qui sommeillait à peine, attendant le souffle qui ranimerait sa colère. Je pensais aussi que c’est parce que je m’étais introduite illégalement au paradis que la punition fut si sévère. Pourtant, je n’eus pas le sentiment d’avoir abusé d’une place qui de toute façon, m’était accordée pour quelques instants seulement. Et puis, a-t-on déjà vu quelqu’un se faire mettre à la porte du paradis et être envoyé pour une durée indéterminée en enfer ?

    L’enfer, le mot était lâché ! Il le fut en cette fin d’année. D’abord, le jour de Noël, où, pour une raison qui m’échappe encore, mon père s’acharna aussi sur ma mère, la rouant de coups. Était-ce encore à cause du petit Jésus rose ? Car, autant vous le dire ; plus tard je compris que sa grande colère n’avait pas été provoquée par le vol du pauvre petit sous, mais bien par cette histoire de Jésus dont il ne voulait pas entendre parler, pour la bonne raison que mon père était musulman. À mes yeux, il n’a jamais été question d’opposer les religions. Et quand j’y pense, en souriant je me dis qu’il aurait dû être le plus heureux des hommes, en apprenant que sa fille avait mangé le petit Jésus. Toutefois, cet enfer dont je ne suis ressorti que beaucoup plus tard n’a jamais cessé de se tenir à mes côtés. Depuis ce mois de décembre qui vit la séparation de la famille, et où l’on vint me chercher pour me mettre en nourrice dans une famille qui elle non plus ne m’a jamais parlé du bonheur en termes élogieux, puis une autre, chez qui résidait Satan en personne, puisqu’il me vola ce que j’avais de plus précieux, je veux dire ma vie et mes espoirs. Dès lors, je n’ai cessé de vivre sur des charbons ardents, même si parfois, dans les nuages noirs de mon ciel, quelques déchirures apparurent, comme pour me signifier que la couleur de l’espoir n’était pas le vert, mais le bleu azur.

    J’ai compris aussi qu’on n’échappe pas à son destin. Il grandit en nous à mesure que nous avançons dans le temps. Toujours est-il que depuis ces temps anciens, chaque fin d’année me remet en mémoire mon histoire du petit Jésus rose, et savez-vous ? Pour me narguer, son goût emplit ma bouche et je retrouve celui éphémère du bonheur.

     

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  • – Après une journée que je trouvais plus longue que toutes les autres, car une fois de plus, la maîtresse nous fit répéter une pièce de théâtre destinée à être présentée aux parents au soir des vacances. En vérité, vous vous doutez que j’étais ailleurs que dans la scène où je tenais le rôle d’un des trois tambours s’en revenant de guerre, avec, dans la bouche autre chose qu’une rose, pour je ne sais plus quelle demoiselle, et ri et ran, et ranpataplan ». Bien sûr, j’eus droit à de nombreuses remontrances ; mais qu’importe. Je devinais que dans un moment je me retrouverais à la boutique où m’attendait le bonheur. C’est plus mon impatience que mes courtes jambes qui me firent m’arrêter devant la vitrine. Je poussais un soupir de soulagement en voyant que le Jésus était à la même place, me demandant à un moment s’il ne m’avait pas souri à l’instant où il me reconnut. Alors, forte de l’audace que me procuraient mes toutes jeunes années, je m’enhardis et poussais la porte du magasin. La dame me regarda avec un air étrange, me sembla-t-il. Se pose-t-elle la question de savoir si une enfant de mon âge (à seulement un mois de ses six ans) possède en toute légalité quelque argent, m’interrogeai-je ? Et si elle allait s’informer auprès de mes parents s’ils m’avaient bien donnée ce sou, me dis-je encore. Car il est vrai que mon geste risquait fort de me rapporter une sévère punition si mon père découvrait qu’il lui manquait de l’argent. Mais qu’est-ce qu’une pièce parmi les autres, me rassurais-je ? Il put aussi bien l’utiliser lui-même et ne plus se souvenir les raisons de sa dépense ? La voix de la vendeuse me tira de mes pensées en me demandant :

    – Et pour cette demoiselle, qu’est-ce que ce sera ?

    – Je n’osais dire le moindre mot, l’émotion étreignant ma gorge et provoquant en moi comme une secousse de tremblement de terre. Fixant la friandise, je la lui montrais du regard, dans l’incapacité de prononcer la plus petite phrase. L’échange eut lieu. Mes doigts libérèrent la pièce, tandis que dans le creux de l’autre main que je n’osais pas refermer, la merveilleuse créature rose reposait. Suis-je ressortie du magasin d’un pas tranquille ou m’en suis-je enfuie ? Je suis dans l’incapacité de le préciser. Je me souviens seulement qu’après avoir retrouvée la rue, mon cœur battit si fort que je crus qu’il voulait sortir de sa cage. À cet instant, je n’avais plus aucune notion de temps et de lieu. Je contemplais avec une immense admiration ce morceau de sucre pour lequel j’eus tant de passion. Je le regardais et soudain, je crus qu’il me disait « alors, qu’attends-tu pour me déguster ». Presque en m’excusant, lentement, je le montais jusqu’à la bouche, où, finalement, il disparut. Cependant, je faisais de gros efforts pour ne pas le croquer, mais au contraire, le savourer doucement, me délectant à la fois de son goût extraordinaire et du courage et de la patience qu’il me fallut déployer, comme s’il s’agissait de la victoire d’une très importante bataille. À n’en pas douter, j’étais à la porte du paradis. Je le conservais intact, par crainte d’en oublier la succulence. Je ne sentais pas le froid, je ne voyais personne ni entendais la rumeur de la ville autour de moi. Je fis durer le trajet le plus longtemps possible, au risque d’arriver chez nous en même temps que la nuit.

    Toute à mes pensées, je ne m’aperçus pas que je venais de me présenter devant la porte de notre maison. Il me sembla que je l’avais quittée depuis des semaines, mais qu’en bouche, la douceur du petit Jésus n’avait pas disparu. Peut-on parler d’instinct chez une enfant de mon âge, qui dans à peine un mois revêtirait sa tenue de la sixième année ; sincèrement, je n’en sais rien, toujours est-il que je ne fis pas ces derniers pas qui m’auraient permis d’ouvrir la porte. Sans doute désirai-je conserver en bouche, tel un merveilleux souvenir, le goût extraordinaire de ce bonbon, au moins, jusqu’à l’instant où mon cerveau m’indiquerait qu’il l’a bien enregistré, afin que dans ma vie, si d’aventure il se présente des jours amers, je puisse retrouver le sucre et les arômes de cette soirée exceptionnelle.

    Et puis, loin d’être une petite fille sage ou rangée, comme on le prétendait alors, plus habituée à recevoir des corrections que des caresses, j’essayais de conditionner mon corps et mon esprit aux éventuelles remontrances, si tant est qu’il ne s’agisse que d’elles. Hélas ! Connaissant le caractère de mon père, s’il avait découvert que j’avais dérobé son argent, je me doutais que j’allais passer un sale quart d’heure. Mais pourquoi soudainement toutes ces pensées montaient-elles à mon esprit ? Sans doute les redoutais-je à l’instant même où je plongeais la main dans sa poche, sans l’ombre d’un scrupule ; peut-être était-ce un acte de bravoure, ou une provocation, allez donc savoir. Je pris une profonde respiration destinée à faire disparaître toutes traces de culpabilité et j’effectuais ce dernier pas. Je me préparais à poser la main sur la poignée, en poussant l’audace à afficher un sourire innocent, quand la porte s’ouvrit vivement. (À suivre).

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    – Chaque soir, je revenais vérifier si celui que je désirais était à la même place, et après avoir constaté qu’il s’y trouvait toujours, je repartais le cœur triste, mille pensées envahissant mon jeune esprit, y installant une terrible tempête. Cette dernière nuit, je ne fus pas visitée par de beaux songes, mais des tourments de toutes sortes. C’est alors que je pris la décision ; ce soir, le petit Jésus rose serait à moi.

    Le matin me trouva dans une telle exaltation, que ma mère en fut surprise. 

    – Eh ! Me diras-tu ce qui t’arrive ce matin que je te vois bien excitée ? Que t’arrive-t-il à aller dans tous les sens, comme si tu avais perdu quelque chose ? Je remarque que dans ton empressement tu ne t’es pas aperçue que j’étais là !

    – Ce rappel à l’ordre me fit revenir sur terre, mais ne m’empêcha pas de continuer à chercher l’objet que je convoitais : le petit porte-monnaie de mon père. Un instant, constatant son absence de la pièce, j’imaginais qu’il avait dû le prendre avec lui, conduisant droit mes désirs vers un échec. De dépit, quelques larmes montèrent même jusqu’à mes yeux, à la pensée que la chose pour laquelle je vivais depuis quelques jours resterait à tout jamais un rêve, un désir inassouvi. À l’instant où, dans le plus grand désarroi je me voyais abandonner mes recherches, mon regard fouillant chaque recoin de la cuisine sans succès, une petite voix me souffla :

    – Tu ne te souviens pas de la remise, fillette ? Comment peux-tu oublier les habitudes de ton père ?

    – Mais oui, bien sûr, cette pièce, je ne pouvais pas ne pas y penser, et cela pour une bonne raison, que je redoutais d’y pénétrer tant elle m’effrayait. D’abord, elle était le lieu où je purgeais les punitions infligées pour je ne sais quelles fautes, ou plus sûrement pour toutes, car j’étais, pour mon âge, une fille délurée, comme on avait l’habitude de nommer les enfants turbulents, toujours à la recherche d’une nouvelle bêtise. En fait, après réflexion, j’étais un garçon manqué. Alors, faisant suite à un moment de grande déception, après que la petite lumière se fut mise à clignoter en mon esprit, mon cœur battit si fort que je crus qu’il allait m’abandonner, me contraignant à faire de gros efforts, afin que ma mère ne voie pas les tremblements qui agitaient mon corps. Mes jambes flageolèrent à ce point que je redoutais un instant de m’écrouler. À l’étage, dans la chambre réservée aux enfants, c’est le moment que choisit mon jeune frère pour faire entendre un hurlement de frayeur probablement victime d’un nouveau cauchemar. N’écoutant que son cœur, ma mère se précipita à son secours, me laissant le champ libre.

    – Maintenant ; ou jamais, lança à nouveau la petite voix !

    – Il ne suffit que de quelques secondes pour me décider, en rejetant le plus loin possible mes craintes quant au local. À cette étape de la narration je me dois de vous dire que je ne le redoutais pas à cause de son exiguïté et le fait que mon père éteignait la lumière, me laissant des heures dans le noir, à ruminer les causes pour lesquelles je me retrouvais en ce lieu maudit, mais pour une tout autre raison, pour laquelle aujourd’hui je souris à son évocation. Ma mère y avait sans doute oublié une pomme de terre et dans l’obscurité, celle-ci avait germé. La vision de ce légume tout ridé me faisait penser à un monstre lançant de longs tentacules blancs à la recherche de sa prochaine victime, afin de la dévorer. Surmontant mes émotions, je me dirigeais vers la veste de mon père, suspendue à un portemanteau bancal, et vivement j’en inspectais les poches. Quand mes doigts rencontrèrent l’objet de mes recherches, j’ai cru que mon sang s’arrêtait de couler dans mes veines ; j’étais consciente que j’allais commettre une bêtise qui pouvait attirer sur moi toutes les malédictions du ciel et de la Terre. Mais la vision du Jésus me souriant m’encouragea à terminer mon geste. Rapidement, je sortis le porte-monnaie et trillant les pièces, je pris celle qui correspondait au prix de la friandise. Ma mère n’était toujours pas redescendue, que mon forfait était accompli, et que, bien que tremblante, la tête ailleurs, je terminais mon bol de lait. Peu de temps après, je sortis, avec dans la poche la clef qui devait me permettre avant la fin de ce jour d’accéder au bonheur.

    Ô ! Qu’elle fût belle, cette journée, que d’aucuns dirent qu’elle était la plus glacée du mois. C’est à peine si je sentais le froid qui obligeait les uns et les autres à rentrer la tête dans les épaules. Certains avaient un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, d’autres une casquette avec des protège-oreilles, revêtus de longs et épais manteaux les faisant paraître plus larges que hauts. La main dans ma poche, je ne lâchais pas la pièce, qui à cet instant, me donnait la plus belle assurance que jamais je n’eus jusqu’à ce jour. Mais dans le même temps, je formulais toutes les prières à l’intention de ce merveilleux petit Jésus qui, je n’en doutais plus, au soir serait à moi. (À suivre).

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    Photo Robert Doisneau


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    Ces lignes sont dédiées à mon amie Chantal. Pour avoir passé un instant au paradis, tous ceux qui suivirent la conduisirent en enfer.

     

    – L’histoire que je vous propose ne m’appartient pas. Elle est celle d’une dame qui me l’a confiée, alors que nous étions à échanger nos souvenirs d’enfance, feuilletant en souriant nos reflets de mémoires. Ne nous y trompons pas ; parmi ceux-ci, il y en eut aussi de moins agréables. Cependant, au milieu des images qui se présentèrent au balcon de notre jardin secret, il me plut de retenir la plus originale, la plus inattendue, en un mot, celle qui entraîna mon amie dans une telle aventure qu’elle eut le privilège de découvrir le paradis, avant d’être précipitée en enfer, et cela au cours de la même journée. Mais si vous le voulez bien, écoutons-la nous raconter cette journée particulière ; ainsi, remontons-nous le temps jusqu’à ce jour de décembre 1961, tandis que Noël affichait ses couleurs, dans toute la ville. Nous sommes dans le nord, ce pays singulier, qui grava dans l’esprit de nombreuses générations, des marques particulières, souvent très douloureuses.

    – J’avais 5 ans, nous dit Chantal. Nous habitions dans un quartier que l’on aurait dit être réservé qu’aux pauvres gens, tant il était triste, avec ses maisons alignées bordant une cour boueuse ou poussiéreuse, selon la saison. Toutefois, la vie s’y écoulait comme ailleurs, apportant son lot d’événements à la façon qu’a le laitier de déposer chaque matin la bouteille du précieux liquide sur le seuil de la maison, sans chercher à comprendre ce qui se passe derrière la porte. Mais à mon âge, on ignorait les mots qui décrivaient la pauvreté, de même que ceux qui parlaient de souffrances ainsi que d’autres qui engendrent la douleur et le désespoir. L’esprit d’un enfant de cet âge à ceci de particulier, qu’il sait transformer le brouillard en une robe de mariée épousant la nature environnante, de même qu’il se complaît à rendre un ciel gris d’hiver en un azur bleu comme seul peut l’offrir l’été. Cependant, le froid était si intense qu’il interdisait toutes spéculations hasardeuses. Ainsi, le bonnet en laine enfoncé jusqu’aux yeux, les mains profondément enfouies dans les poches, j’essayais de leur communiquer le peu de chaleur que mon corps frêle tentait de faire traverser mes vêtements, alors que j’empruntais le chemin qui menait à l’école maternelle. Je me souviens que je me pressais. Oh ! Ne croyez pas que ce fut pour le bonheur que j’éprouvais de me retrouver en compagnie de mes copines avec lesquelles j’avais une amitié sincère, ainsi que mes petits compagnons, mais pour y réchauffer mes membres engourdis, et faire arrêter les claquements de dents qui n’en finissaient pas de taper les unes sur les autres et attendre que les frissons qui courraient sur ma peau cessent leurs allers et retours.

    Un soir, à la sortie de l’école, je décidais de passer par une nouvelle rue, juste pour voir comment les quelques boutiques préparaient les fêtes de Noël, dont l’institutrice nous avait entretenus durant la classe. Oh ! On était loin de la débauche des grands magasins du centre-ville. Dans notre quartier que l’on aurait dit être celui d’un autre temps, quelques lumières de couleurs suffisaient pour mettre dans les esprits des enfants quelques notes joyeuses. Je flânais depuis un moment, laissant mes yeux regarder ici ou là, sans qu’aucune pensée se décide à créer en moi un désir particulier, habituée que j’étais à me contenter du peu qui nous était offert à la maison, lorsque je tombais en admiration devant la vitrine d’une modeste boutique de bonbons. Il y en avait de toutes les couleurs, de toutes les tailles, dans des coffrets ou des bocaux. Quand la porte s’ouvrait ou se fermait, une odeur sucrée suivait l’entrant ou le sortant, en même temps qu’une clochette faisait retentir son tintement, comme pour me dire que je ne devais pas oublier ces parfums. Je contemplais sans envies particulières toutes ces friandises offertes à ma vue, lorsque soudain, je le découvris !

    Moi, qui jusqu’alors n’avais jamais été visitée par un quelconque désir, le regardant, je devinais qu’il ne pouvait que m’être destiné. Ah ! Qu’il était beau, tout rose, paraissant d’une douceur extrême, et qui plus est, me tendait les bras !

    Mais quelle est donc cette friandise qui avait le pouvoir de me mettre dans un tel état, me demanderez-vous ? Je ne vais pas vous faire languir plus longtemps. Celui sur lequel je jetais mon dévolu était un merveilleux Jésus en sucre rose. Pour augmenter mon désir, je me persuadais qu’il me regardait en me disant « gentille petite Chantal, tu attends quoi pour venir me délivrer de cette position inconfortable » ? Alors que je vous livre ces lignes, en mon esprit, il est toujours présent ; il était si beau ! J’eus beaucoup de mal à détacher mon regard de ce petit Jésus ; à l’instant où je me décidais à reprendre le chemin de la maison, je sus que mes rêves me conduiraient à nouveau vers la boutique où m’attendait, je n’en doutais plus, l’objet de mes convoitises. Le supplice dura plusieurs jours. Après l’école, je venais rapidement me poster devant la vitrine où s’impatientait, me semblait-il, celui pour qui je salivais. Le froid me mordait, mais fixant celui qui au fil du temps était devenu ma friandise je ne le sentais plus. Mes mains au fond des poches se désolaient de ne pas trouver la pièce qui m’aurait permis de l’acheter. Un soir, n’y tenant plus, je rentrais à la suite d’un adulte dans la boutique, afin de le voir de plus près. Il y avait des milliers de confiseries, autant de parfums, mais étrangement, mon regard n’était attiré que par lui. Qu’il était beau ce petit jésus de sucre ! Mes yeux le caressaient, la salive emplissait ma bouche. C’est alors que d’une voix tremblante d’émotion je m’enquis du prix de cette douceur extraordinaire. Je remerciais et sortis, non sans jeter une dernière fois un coup d’œil à la friandise, comme pour lui dire :

    Attends-moi, je reviens te chercher bientôt. (À suivre).

     

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