•  Depuis toujours, chacun y allait de la vieille chanson bien connue, de la mère Michel et de son chat, quand il évoquait la maison isolée du village, près de la rivière. La bâtisse, en elle-même, n’avait rien de réellement extraordinaire. C’était une fermette comme il s’en trouve de nombreuses, sur des propriétés divisées depuis des décennies. Le corps de la construction était une longère, pour partie étable, écurie, et chèvrerie. C’était là que résidait une femme d’un certain âge. Elle était vieille depuis si longtemps que personne ne se souvenait de l’avoir jamais vue jeune.

    Le lapin ? Elle l’avait sauvé d’une mort certaine tandis que sa mère s’en était allée au paradis de ses semblables et des lièvres. Elle l’avait élevé dans la poche de ce tablier dont on dit qu’il fait des choses merveilleuses tant il sert à tout. Voilà le mot lâché ; miracle ! Pourquoi employer ce qualificatif alors que l’on vient de parler d’un animal ? Qu’avait-elle donc de si particulier cette bête ? Je vous rassure ; en fait, ce n’est pas d’elle que je veux vous entretenir, bien que… 

    Si vous le désirez, suivez-moi. Nous allons rendre visite à la brave mère Michel, étant donné qu’elle est connue, et réputée sous ce nom, qui est devenu un sobriquet. Pour la petite histoire, je vous révèle la véritable profession de la dame, outre les quelques chèvres qu’elle élève pour le plaisir, ainsi que des volailles qui trouvent leur subsistance en grattant du matin au soir dans les alentours. Nous pénétrons chez la guérisseuse, rebouteuse et aussi voyante, la plus célèbre à des lieues à la ronde. Je sais, certains d’entre vous doutent parfois ; jusqu’au jour, où, un peu honteux, ils se présentent sur le seuil de sa demeure. Si vous avez la chance d’être dans les parages à l’heure de la rencontre, ne manquez surtout pas le dialogue qui s’engage entre l’hôte et le visiteur.

    – Eh ! L’ami, si c’est moi que vous voulez voir, il est inutile de rester dehors. Je ne reçois qu’à l’intérieur de la maison, même si elle ne vous semble pas de première jeunesse.

    – C’est que…

    – Je vous invite à rentrer. Chez moi, contrairement à ce qui se murmure, le diable n’y réside pas. Venez-en au fait, vous me ferez gagner du temps, et en même temps, vous, des souffrances en moins. À moins que vous ne désiriez que je vous dise quelle sera la couleur du ciel de demain. Vous avez coupé l’herbe et vous êtes pressé de savoir si elle pourra sécher avant la prochaine averse.

    – Il n’est pas question de cela, la mère…

    – Michel ; vous pouvez m’appeler ainsi, puisque toute la région me connaît sous ce nom dont on m’a affublée. Et puis, venez en fait et finissez donc d’entrer.

    – Voilà, depuis plusieurs jours, je ne peux plus me servir de la main droite. Et c’est bien gênant…

    – Puisque c’est celle-ci que vous vous utilisez le plus, n’est-ce pas ? Sortez-la de votre poche, que je vois cela !

    À partir de cet instant, aucune parole n’est plus prononcée. D’autorité, elle prend le membre atteint, l’ausculte, le fixe un moment, puis elle finit par dire :

    – C’est bien dommage que vous ne soyez pas venu plus tôt ; maintenant, vous en avez pour une grande semaine avant de recouvrer l’usage de tous vos doigts.

    – Vous pensez que je vais retrouver ma main comme avant l’accident ?

    – Oui, mais c’était indispensable que vous accouriez me voir. Encore un jour ou deux et la gangrène mangeait votre bras !

    – J’ai déjà une grosse boule ici !

    – Je m’en doute, car je distingue bien le sillon rouge-violet qui monte sous votre aisselle. Bon, maintenant, ne dites plus rien, laissez-moi faire.

    C’est que dans la famille, on était guérisseuse de mère en fille. Certains prétendaient même que la fille est plus forte que sa parente. On ne connaissait pas de maladies qui avaient osé résister à la mère Michel. Il arrivait bien qu’elle effraye un peu, quand la main droite posée sur l’endroit où souffrait la personne venait à chauffer tant qu’on eut cru du feu sur la peau. Elle tenait le majeur et l’index à la manière de l’évêque lorsqu’il touche le front du communiant. Ses lèvres prononçaient des prières connues d’elle seule, sans doute. Elle passait une première fois en tournant au-dessus de la plaie, puis y revenait sans cesser de psalmodier.

    – Ne te retiens pas, commandait-elle ; laisse monter le mal.

    À cet instant, la femme rentrait presque en transe et ses yeux disparaissaient sous les paupières. Pendant l’opération, elle murmurait des mots incompréhensibles, tandis que la main gauche caressait le lapin, toujours dans la poche. On en venait à se poser la question si ces deux-là n’étaient pas associés, tant ils étaient inséparables. Cependant, aucun des gens souffrants n’eut jamais à se plaindre ; ils revenaient lui rendre visite pour la féliciter en lui apportant quelques produits de leurs récoltes, car la mère Michel n’exigeait aucun argent.

    – Si je vous demande quelque chose, je perds mon don, disait-elle.

    Toujours est-il que la maison ne désemplissait pas, et cela faisait penser à la Cour des Miracles. Même le vieux docteur du village recommandait d’aller voir madame Michel quand l’état de son patient ne présentait pas d’amélioration. Si elle ne vous guérit pas disait-il, au moins apaisera-t-elle vos douleurs.

    En attendant, les grandes industries n’avaient pas encore inventé de maladies si graves qu’elle n’en vint pas à bout ; et quand elle rentrait dans une maison affichant son air radieux, elle prenait les devants en affirmant que la mère Michel n’avait pas perdu son lapin. À croire que c’était lui le magnétiseur.

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  •  Notre village est comme tous ceux de la brousse. Il est adossé à la forêt, avec, pour horizon depuis le premier jour, notre mère nature, heureuse de distribuer avec l’aurore, ses bienfaits et ses petits bonheurs. Jamais elle n’a failli à ses promesses. Elle a permis aux saisons de se succéder, chacune offrant ses récoltes, sans les regretter ni les compter. Comme on le découvre aux portes de chaque bourg, il existe une case particulière, légèrement en retrait du reste du village, et devant laquelle chaque matin une main inconnue dépose un bouquet de fleurs de la campagne. On peut imaginer qu’elle est celle du voyageur en quête de repos, mais il n’en est rien. Celle-ci  est située à la sortie, puisque c’est la direction que prendront  forcément le ou les gens de passage. Celle dont je vous parle est réservée à la plus délicate et raffinée jeune fille élue de l’année.

    La dernière que ceux de chez nous ont choisie a fait l’unanimité. Pas une voix ne s’est élevée pour contredire sa beauté par opposition aux autres candidates. D’ailleurs, lors de la veillée, le feu lui-même avait été plus pétillant, éclairant alentour de ses flammes dansantes et chaleureuses. Ah ! Qu’elle fut joyeuse cette soirée durant laquelle les tambours roulèrent toute la nuit. Ils se sont tus à l’instant où le jour affirma ses prétentions, se hissant par-dessus la haute sylve ! Il a apporté un voile transparent de brume, comme pour en vêtir de sa finesse broderie, notre belle jeune fille élue. Pour l’honorer, on  a chanté et fêté jusqu’à l’épuisement, avant de rejoindre le sol des demeures, sur lequel la natte attendait le corps fatigué et courbatu. Durant les heures qui suivirent, on pouvait être certain que derrière les paupières, en lieu et place des songes traditionnels, doit se tenir, droite et élégante notre ravissante princesse. Bien qu’aucune couronne ne soit inscrite dans son héritage, en quelques instants, dans l’esprit de quelques-uns, elle fut probablement élevée au rang de reine.

    Cependant, les jours qui succédèrent à cette élection apportèrent leurs lots de déconvenues. Il fut rapporté aux anciens que la princesse désirait voler vers d’autres horizons. L’un d’eux, lors du conciliabule tenu en secret, avait précisé les paroles qu’il avait entendues de la bouche même de la jeune fille. Ils les trouvèrent cinglantes. Jugez plutôt :

    – Je ne veux pas être la reine d’une région qui se désole, où à la place des fleurs,  ne s’épanouit que la misère. Il nous arrive de la mépriser et  espérons la perdre sur nos chemins, mais elle nous attend à la prochaine croisée. Pour la provoquer, nous lui inventons des personnages à la posture délicate. Mais je vous le dis tout net, je ne désire pas être la beauté qui cache la laideur. Ne soyez pas surpris, si un matin, c’est vers la ville que j’irai recevoir une autre couronne, une authentique, je vous le promets.

    – Elle prétend, continua le sage, que dans les rizières il y a bien assez de dos courbés et de femmes gémissantes. À son goût, le troupeau est trop maigre pour employer plusieurs bergers. Ma tête, dit-elle encore, est faite pour que l’on y dépose un diadème serti de pierres précieuses, non pour porter des charges, et mes pieds ne peuvent qu’être recouverts d’escarpins rehaussés de paillettes. Ma couche ne saurait être cette natte si fine qu’elle laisse s’enfuir les rêves, alors que m’attend en quelque palais un grand lit moelleux, protégé d’un baldaquin entouré d’une moustiquaire. Et puis,  précisa le sage, la voix cassée par la déception ; elle ose dire que la case de la famille que son père a construite est trop petite pour une dame qui a besoin de ses aises dans des pièces si hautes qu’elles touchent le ciel, tandis que par les fenêtres s’engouffre la lumière du jour. Mes amis, dit-il encore : notre princesse au visage d’ange a la peau si délicate qu’elle ne supporte que les observations et les caresses du bout des cils, et refuse catégoriquement que les rides s’installent avant que le temps ne le décide. Je ne veux pas que mes mains soient aussi noueuses que des rameaux buissonnants, renchérit-elle. Pourtant, je vous l’assure, dans son regard on lit la lassitude des gens que le bonheur ignore. Ses yeux sont posés sur une chose qu’eux seuls en devinent les contours et les larmes sont comme la mousson ; elles attendent l’instant précis pour inonder les songes.

    Sans doute notre petite reine imagine-t-elle qu’elle sera plus heureuse à l’ombre des murs des palais, à l’intérieur desquels ne règnent que l’hypocrisie et le mensonge. Un matin, lassée par les déconvenues, je vous prédis, mes amis, que sans couronne ni diamant, nous la retrouverons. Elle sera fière alors de piétiner la rizière, repiquant ou fauchant celui qui nous permet de vivre. Elle sera contente de respirer à nouveau la liberté de notre village, celui, qui, chaque année après la récolte, élit sa princesse, celle qui n’a de regard que pour les siens.

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  •  

    – La paix enfin retrouvée, les saisons redeviendront agréables à vivre. Les femmes du monde ne marcheront plus courbées  ni vêtues de noir, avançant telles des ombres furtives à la recherche du souvenir et de l’âme du mari, ou de l’enfant trop tôt disparu. Mais elle sera également l’apprentissage du temps sombre de la chasse aux bombes qui n’ont pas explosé, et celui des horribles blessures dues aux mines laissées derrière les combattants. Dans l’esprit des innocents alors mutilés, la paix ne ressemblera plus jamais à la silhouette frêle de la colombe, mais à un oiseau lugubre, à l’œil perçant, au bec puissant, avec au bout des pattes des serres redoutables. Elle pourrait être cette infinie tendresse que l’on devine dans le regard de celui auquel on se destine, et cet océan de bonté qui pourrait réunir les peuples, ainsi que cette vie qui s’écoule en nous, douce et parfumée comme le miel. Ce pourrait être ce gigantesque feu d’artifice où à tous les instants éclaterait la joie de vivre qui ferait s’enlacer tous ceux qui veulent s’unir et qui ont des sentiments à partager.

    La paix, c’est aussi ce petit bonheur timide que l’on rencontre au hasard des chemins, que l’on ramasse et que l’on dispose sur le seuil de chaque maison. C’est cette chose merveilleuse et délicate que l’on désire garder dans le creux de ses mains et de la serrer très fort contre son cœur pour l’aimer et la protéger à tout jamais. Mais nous savons également que le calme est fragile et vulnérable comme la vie de l’oisillon qui sommeille dans son nid sous le regard du serpent affamé.

    Paix et liberté. Voilà deux mots qui mériteraient d’être jumeaux tant ils sont liés par le même destin. Tous les deux sont enviés et violés en permanence. Les forts en privent les faibles, et en leurs noms les hommes s’octroient le privilège de transgresser les lois qui les régissent. Il subsiste un paradoxe depuis le temps où tous les va-t-en-guerre du monde prononcent leurs qualités lorsqu’ils décident d’envahir leurs voisins. Ils ouvrent les hostilités en se réfugiant derrière la paix ! Et au comble de l’ironie, ils prient le Très-Haut de les bénir et de les protéger. L’homme est-il vraiment cet être prétendument évolué ou un fauve qui se réveille en lui dès que la nuit descend sur la planète ? Et ce Dieu qui se rangeait du côté des guerriers, est-ce un mythe ou une réalité ? Peut-on imaginer qu’il est toujours celui des honnêtes et silencieux personnages, puisqu’il se détourne de leurs suppliques, de leurs douleurs et de leurs chagrins ? N’est-il pas permis de penser que la paix pourrait être cette grâce que demandent à genoux les peuples opprimés ? Quand les visages ne seront plus déformés par la haine, à l’heure où les cœurs ne saigneront plus et qu’ils ne seront plus serrés au plus profond des corps, que les regards ne verront plus la misère, que les chairs ne ressentiront plus jamais les souffrances, tandis que des yeux ne couleront plus de larmes, mais qu’à leur place, scintilleront des lueurs d’espoir, alors oui, on pourra croire que la plénitude existe bien et qu’elle est enfin retrouvée.

    Elle sera cette herbe verte, tendre et nouvelle qui recouvrira les champs de bataille et sur laquelle se reposera la vie. Ce sera une multitude de couleurs fraîches qu’illumineront les rayons d’un soleil plus haut, plus fort, plus généreux, vers lesquels s’envoleront toutes  les espérances. Ce sera un monde dans lequel, il fera bon vivre, et où aucune hostilité ne viendra troubler la quiétude. Ce sera une planète où raisonneront les rires d’enfants, les trilles d’oiseaux et d’où monteront les mélodies chantées par des mères penchées sur des berceaux. Ce sera une Terre de laquelle l’homme aura exclu la famine et l’oppression. Ce sera la paix, comme celle que l’on a, au fond de soi, celle que l’on offre aux visiteurs. Les larmes ne seront plus amères, mais douces et brillantes comme des gouttes de rosée dans le matin naissant. Elle sera ce sentiment qu’éprouvent ceux dont  la vie s’enfuit. Ils deviennent sereins, légers et libérés. Alors, faudra-t-il que tous les hommes meurent, pour qu’enfin la félicité règne sur le monde ?

    Il y avait déjà un moment que Diana avait terminé sa lecture, mais elle était toujours immobile, les feuilles à la main, regardant par la fenêtre, la forêt dans la nuit, comme si elle allait lui rendre l’auteur de ces mots. Le brouillard des larmes l’empêchait de distinguer les arbres ; elle ne voyait qu’une masse verdâtre qui s’assombrissait sous la clarté de la lune s’enfuyant.

    – Mon cher Nicolas ! Ce jour-là, quel était l’état d’esprit ou la souffrance qui guida tes doigts pour traduire tes pensées ? L’auras-tu espérée cette paix pour qu’elle te dicte quelque chose qui chante comme un hymne ! J’oserai presque te poser la question. Là où tu es maintenant, as-tu trouvé ce que tu cherchais ? Vis-tu vraiment dans la quiétude ? Est-ce qu’elle ressemble à tes visions ? Et si tu t’étais trompé, mon Nicolas ? Mais cela, tu ne l’as jamais envisagé n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, je ne t’en veux pas d’avoir souhaité évoluer dans un monde qui s’apparentait plus à un rêve qu’à la réalité. Je pense que dans la vie, on ne peut pas croire uniquement aux fleurs bleues et aux charmants petits oiseaux. Quand on se penche sur la nature, on y découvre parfois des phénomènes ahurissants. Mais toi, tu as occulté le noir, pour ne retenir que le brillant. Tout comme dans la campagne d’où nous sommes issus, nous avons en nous le bon et le mauvais, et il nous appartient de faire la part des choses et de faire en sorte que ce soit toujours le meilleur qui domine nos sentiments.

    Ô ! Mon pauvre ami, gémit-elle encore. L’ironie du destin fut cruelle à ton endroit, car cette guerre que tu as maudite ne t’a pas vaincu. En revanche, la paix que tu as tant désirée, que tu as appelé de toutes tes forces, aura eu raison de toi. Elle t’a volé la vie !

    Elle plia avec beaucoup de soins les feuilles sur lesquelles Nicolas avait crié son désespoir. Elle se leva et ferma la fenêtre. La fraîcheur inondant la pièce venait-elle de dehors ou émanait-elle des mots que Diana avait découverts au fil de la lecture ?

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                                                            FIN

     

    Extrait du «Village Maudit » Copyright original : 00052264-1

    De Thibault-Benoit de Beauséjour

    Le 8 février 2004 — Roura

     

     


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  • – Oui, ma chérie, encore une fois je te le dis, j’ai hâte de ne plus appartenir à ce pays, et je puis te l’assurer,  quand je le quitterai, je le ferai sans me retourner, avec sans doute de la joie au cœur. J’aurai alors le sentiment d’avoir vaincu celui qui engouffre tout, ce continent oublié de dieu, qui est démesuré où même la lumière semble hésiter avant de toucher le sol, une terre surchauffée par un soleil impitoyable. En ce lieu, j’ai l’impression d’être dans l’antichambre de la mort. Longuement, je regarde le désert faire son œuvre. Il oblige les roches à se transformer en des fractions plus légères, puis il les expose aux rayons ardents qui les cuisent, en vue de les pulvériser au cours des nuits. Rendus à l’état de poussière, un jour, la tempête se lèvera, et les vents iront porter toujours plus loin cette poussière, prélude à une nouvelle zone dénudée. Dans cette détresse, il m’arrive de songer que ces grains de sable pourraient être mon corps brûlé par le soleil implacable. Cependant, au fond de moi, quelque chose refuse de croire qu’il pourrait être mon destin. Je veux et je dois absolument en réchapper, car lorsque je ne serai plus, je souhaite que mes cendres reposent en paix aux côtés des miens. Je ne désire pas qu’elles soient transportées, chahutées, poussées par les vents. Il me semble que si cela était le cas, jamais mon esprit ne trouverait le calme ni la béatitude qui convient aux âmes. Pour notre amour, je sortirai de cet endroit, même si le sable recouvre sans arrêt mes pas comme pour effacer le chemin qui me guidera vers toi. Je marcherai toute ma vie, j’escaladerais les dunes, les unes après les autres, s’il le fallait, mais je surmonterai cet océan pour me retrouver auprès de toi.

    – Mon cher ange, avait geint Diana à la lecture de ces lignes. Fallait-il que tu souffres pour oser écrire de tels mots ? Que ta peine a dû être immense, ta douleur insupportable pour ne pas la partager ! Tu t’es débattu, mais tu n’as pas vaincu. Ton désir de survivre ne fut pas assez fort, mon  pauvre Nicolas ; à moins que ce ne soit mon amour qui ne fut pas assez grand pour te convaincre ? Tu n’as pas entendu mes appels, mais tu ne fus pas le seul ; Dieu non plus n’a pas pris en compte mes prières ; tu vois, personne ne m’a comprise. Comme punition pour moi, la vie continue, et je sais déjà que durant chaque jour qui naîtra, il y aura une part de lumière pour éclairer ton souvenir. Elle imaginait Nicolas assis là-bas, aux portes du désert, et elle l’écoutait parler de cette voix triste, qu’il avait toujours lorsqu’il voulait expliquer quelque chose qui l’avait profondément touché.

    La paix, écrivait-il encore, sur d’autres feuillets, en forme de plaidoyer, c’est ce qui nous reste quand la guerre nous a tout pris. C’est le murmure du vent dans les branchages, c’est le bourgeon qui éclate sur les rameaux d’un arbuste épargné dans une forêt calcinée. C’est également la robe de la petite fille, qui virevolte tandis qu’elle joue à la marelle ; c’est le bourdonnement de l’abeille à la recherche du meilleur nectar. C’est surtout le profond silence qui règne après le déluge des bombes, qui nous fait croire qu’un monde nouveau vient de naître. C’est ce sentiment qui grandit en nous lorsque les armes se sont tues. C’est aussi le signe que nous adressent les oiseaux en réoccupant le ciel resté trop longtemps obscurci par les nuages de honte de cris et de douleurs. La paix, c’est la plénitude qui s’installe en nous après des heures, des journées parfois des années de doutes, de privations et d’agressions. C’est l’instant où l’homme ressent en lui comme une seconde naissance, car il peut enfin respirer et laisser pénétrer au plus profond de lui-même un souffle frais, débarrassé de toutes les odeurs de poudre et de contrainte. Un air qui fait couler en lui comme un clair ruisseau libéré de ses glaces hivernales.

    La paix ressemble alors aux parfums sucrés des tropiques, que les alizés déposent devant la porte de chacun. C’est également cette grandeur de l’âme, ce sentiment qui nous incite à tolérer tout un chacun, quelle que soit sa religion, sa race ou sa place qu’il occupe dans la société. C’est surtout ce sourire qu’affiche l’enfant après les tragiques événements, mais aussi cette allure nouvelle qui habite les hommes qui ont réappris à ouvrir leurs bras à leurs semblables. C’est le pardon retrouvé après l’agression, c’est ce trésor fabuleux qui sommeille en nous et qui ne demande qu’une chose : vivre en pouvant s’exprimer et mettre son amitié au service des autres.

    Pour moi, écrivait encore Nicolas, la paix ressemble à la petite fleur fragile qui éclot au milieu des prés, y apportant une note de gaieté. Pendant les tristes événements, elle est écrasée par les bottes des hommes pressés d’aller en découdre. Elle gît alors étendue dans l’herbe flétrie, les couleurs mélangées, telle une blessure. Elle est la première victime innocente. La fin des hostilités, c’est ce jour merveilleux ou le temps ne compte plus, l’heure où le vent se détourne de la terre pour emporter au loin la misère, où le jour et la nuit ne se disputent plus les nuances de la vie. C’est le moment que la nature a choisi pour suspendre son souffle. Pendant un court instant où pourrait croire revenir au début de la création, alors que l’homme n’existait pas encore. J’imagine la paix comme étant l’heure où toutes les mères du monde pourront cesser de veiller l’enfant innocent qui sourit dans ses songes pour, à leur tour s’endormir du sommeil du juste. Elle est l’heure à laquelle du haut de son minaret, le muezzin appelle les pêcheurs, l’heure où du clocher s’envolent les premières notes de l’angélus, l’heure où tournent les premiers moulins à prières. C’est le moment où en tous lieux de la planète les fidèles psalmodient dans des langues différentes, s’adressant sans doute à un même Dieu, les psaumes de la joie et de l’harmonie. Parfois, malheureusement, c’est aussi ce goût amer qui reste sur les lèvres et qui envahit l’être entier, après un conflit. C’est ce doute qu’il aura fait naître dans l’esprit de chacun, ainsi que l’absence de réponses à une multitude de questions sans cesse posées. C’est l’extrême lassitude qui tombe comme une chape de plomb sur les frêles épaules des hommes, c’est ce sentiment d’injustice qui enfin s’éloigne par delà l’horizon. (À suivre).

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    — Ici, dis-je, il ne sert à rien. Il écrase le monde, il brûle tout ce qui lui résiste. C’est diaboliquement qu’il inflige la peine suprême à l’intrus qui aura eu l’audace de le défier. Dans cette solitude, trop loin de ma source, je me sens défaillir, et pour ajouter à ma détresse, les ténèbres sont aussi froides que les journées sont chaudes. Rien ne s’oppose à ce phénomène qui sans transition passe de la chaleur à la glaciation. Les rochers éclatent, et les nuits sont peuplées d’explosions qui transforment la montagne en grains de sable. Chez nous, en Europe, pour habituer nos corps et la nature, Dieu a créé des saisons. Ici, elles se succèdent chaque matin et chaque soir. Pour vivre et résister dans ces régions, il faut être comme l’arbre ; avoir ses racines profondément ancrées dans le sol. Pour être heureux, dans ce désert, il ne faut rien avoir vu avant, et surtout il ne faut pas avoir côtoyé le bonheur.

    Ô ! Mon aimée ! Pardonne-moi, mais dans cette immensité dénudée, je perds pied. Je ne comprends plus qui je suis. Oui, je sais, je me répète. Mais dans cette désolation, je n’arrive même plus à distinguer ton visage ni ton sourire. Quand je t’aperçois, tu es loin, là bas sur le sommet des dunes à l’heure où le soleil brûlant le sable et l’air, s’allie au vent pour faire danser ton portrait jusqu’à le rendre méconnaissable. Je pense te voir assise sur le banc près de la maisonnette, à la porte de la forêt, et soudainement, le souffle du désert disperse ton image. Parfois, je crois même entendre ces mots :

    — Ne la regarde pas, ne l’imagine pas, elle n’est pas pour toi, tu ne la mérites pas. Elle n’est qu’un songe, un mirage.

    C’est sans doute la cause pour laquelle tu es toujours plus loin, trouble et inaccessible, comme flottant dans l’espace. Dans cet océan de silence, j’ai l’impression que mon cœur glisse dans un gouffre dont on ne distingue pas le fond. Il m’échappe, il s’enfuit hors de moi et je ne parviens pas à l’arrêter. Est-ce cela perdre la raison ? Le plus effrayant, c’est qu’à certains moments, cela a l’air de me plaire. C’est comme si j’assistais à ma propre mort, alors que l’on me dépossède de mon corps, là au pied de la dune. Oui, mon bel amour. Parfois, je me demande si ma disparition ne serait pas la chose la plus douce que j’aurais rencontrée ici, dans ce pays qui nous ignore, nous ronge et nous engloutit. Il y a des jours où je crois devenir fou à force de voir s’éteindre certains de mes compagnons inutilement, dans des souffrances que l’on ne réserve même pas à des animaux. Des êtres qui nous ressemblent sont donc capables d’infliger une telle barbarie à leurs semblables ? C’est à peine pensable. Parmi nous, existent bien des monstres ! Au milieu de nous vivent des individus qui n’ont de l’humanité qu’une vague apparence. À l’intérieur, ils n’ont pas d’âme, pas de cœur, pas d’amour. Ils sont à l’image du pays qui les a vu naître et grandir, ils sont vides de toutes substances ! Et ils assassinent des innocents qui viennent d’un continent où tout n’est que douceur ; ils disparaissent après avoir découvert que la terre qu’ils défendent, le firmament qu’ils regardent et la religion ne leur appartenaient pas. Ils s’en sont allés si loin pour mourir sous des cieux, qu’ils n’auront qu’à peine aperçus et dans lesquels brillait une lune qui avait pris la couleur du désert. Ici, je n’arrive pas à comprendre qui fait quoi, je ne sais plus qui est qui, et pourquoi nous sommes là. Il me semble que la région est en train de gagner la partie sur moi. Elle m’investit, s’introduit malicieusement en moi ; je sens déjà les grains de sable crisser sous mes dents.

    Cette lettre, je devine que je ne devrai pas te l’écrire, car je suis certain qu’elle te fera autant de mal que j’en ai, mais il faut que je le fasse. J’ai besoin de graver mes pensées pour faire comprendre ce que je ressens. Si je ne le faisais pas, je crois que je perdrai définitivement la raison. Ici, il n’y a personne auprès de qui nous pourrions nous confier, personne qui vient m’aider à supporter ma solitude. Le seul soulagement que j’éprouve est celui qui me voit m’asseoir à tes côtés. Mais je sais que je ne t’enverrai pas ces mots, je les garderai par-devers moi, ils iront rejoindre ceux déjà trop nombreux qui attendent dans leur boîte. Lorsque ce cauchemar sera fini, quand nous serons physiquement réunis, peut-être aurai-je le courage de les ressortir et de te les lire. Peut-être ce jour-là, t’avouerai-je que j’étais sur le seuil de la folie, et que ce ne fut que ton souvenir et ton amour qui m’auront retenu  tandis que je voulais franchir les portes de l’enfer. Demain, nous allons partir vers d’autres horizons. Quels seront-ils ? Je l’ignore, peut-être des villes, campagnes, montagnes ou oasis. Qu’importe, la seule chose dont je sais, c’est que là où nous allons, nous y retrouverons l’ennemi de chaque jour, qui de la même manière défendra sa terre, son ciel et ses espérances, mais aussi celle de tuer son prochain. Dans ces pénibles moments, on devient exagérément égoïste. On prie au fond de soi, pour que la balle ne nous choisisse pas encore, et tant pis si elle frappe notre ami, qui ce jour-là était notre voisin, du mauvais côté hélas. Oui, ce monde nous a appris à être égocentriques, et si nous pleurons notre camarade, nous sourions à la vie et nous remercions le destin de nous avoir épargnés encore une fois. (À suivre).

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