• A notre table le temps s'amusait

    — Ce n’est pas la première fois que je vous parle du temps qui semble s’écouler pareil au sang lors d’une hémorragie, sauf que dans l’image de ce jour, le ciel ne montre aucune blessure par où pourrait s’enfuir le temps.

    Nous venions de passer une quinzaine un peu particulière, et pour mieux comprendre les évènements et les émotions qui accompagnent les hommes, nous avions invité le temps à notre table.

    Qui donc sinon lui, aurait pu guider nos souvenirs durant ce demi-siècle passé, les uns vivant sur un continent au sud les autres, résidant sur un autre au nord ?

    Voulez-vous que je vous livre le sentiment qui fut le mien en cette soirée réellement pas comme les autres ? Eh bien, le voici : le temps me fit comprendre qu’il n’était pas autre chose qu’un éclat de rire dans l’espace. Il se fit même quelque peu ironique lorsqu’il nous démontra que la somme des années passées à vivre chacun de notre côté de la terre, lui, se contentait du creux d’une main pour y trouver refuge.

    Ce soir là, il me confirma ce dont j’avais toujours pensé en cachette : il n’avait aucunement besoin qu’on lui en accorde davantage ! Il maîtrisait parfaitement son sujet et n’avait pas besoin que l’on enjolive les jours qui le matérialisent.

    Les siècles semblait-il nous dire, je les traverse comme vous le faites d’une avenue. Mieux, insistait-il. Je ne suis que la première marche qui conduit le curieux dans les arcanes de l’espace !

    Quand je vous dis que souvent il est ironique, je ne m’égare pas dans les mots ! Chez nous, dans la forêt, confortablement installé autour de la table, il nous laissa croire que nous étions des adultes qui connaissons tout de l’enfance de l’autre. Il s’amusa même lorsque nous avons essayé de reprendre des conversations laissées en suspens cinquante et une années plus tôt.

    Mais les enfants d’alors avaient bien grandi et les mots qui manquèrent aux échanges d’alors, ne furent jamais ajoutés. Chacun de leur côté, les adultes avaient choisi des voies différentes ; certes, pas forcément celles qu’ils avaient désirées, mais qu’ils suivirent néanmoins, car en eux étaient gravés les signes de l’obéissance, de la raison et parfois même ceux de la soumission ; jusqu’au moment où ils surent s’en défaire comme le papillon se libère de sa nymphe.

    Le temps ne disait mot, nous laissant nous empêtrer dans les méandres de l’histoire. Il savait bien lui qu’il ne pouvait pas y avoir que les sourires qui s’inviteraient. De temps à autre, il y avait quelques ombres qui passaient et repassaient au-dessus de la table, se posant sur l’épaule de l’un, puis celle de l’autre, avant de refaire un tour. Il le savait encore, lui, que l’on ressort rarement indemne d’une si longue époque de silence et d’absence. Si les corps sont parfois zébrés de cicatrices, les esprits, même s’ils ne les affichent pas, sont eux aussi profondément marqués.

    Ainsi, le temps prit-il un malin plaisir à nous transporter d’un siècle à l’autre, d’une rue à l’autre, d’un cœur à un autre. Il nous montra que pour lui c’était un jeu d’enfant d’aller et venir sans perdre le moindre souffle, la plus petite étincelle de vie et il était fier de nous montrer qu’il avait conservé les merveilleux éclats de rire que nos gorges d’alors libéraient avec plaisir.

    Mais il sut aussi nous montrer qu’il est incorruptible et que nulle émotion ne pourrait le détourner de son chemin. Il nous fit comprendre qu’il était un bien précieux et que rien ne pouvait nous autoriser à nous passer de ses services.

    Il était là se pavanant au milieu de nous et semblait nous dire que nous serions bien idiots de le laisser filer encore une fois sans tendre la main pour essayer de le freiner. Après tout, sans doute n’a-t-il pas tort ; de nous, il n’ignore rien. Il nous connait mieux que nous le pensons nous même.

    D’ailleurs, les larmes qui se voulurent discrètes lorsque l’avion fut de retour furent là pour le confirmer. Sans démonstration tapageuse, le temps nous fit comprendre à nouveau que nul autre que lui n’imposait sa marche en avant, imperturbable, dispersant une fois de plus les souvenirs à travers l’espace. Tiendrons-nous encore cinquante autres années sans faire appel à lui ?

    Je ne sais pas ce qu’il m’a répondu lorsque je l’ai apostrophé, mais je crois bien avoir entendu un grand rire lorsqu’il s’est enfui, mêlant sa voix au bruit des réacteurs qui projetaient l’avion vers les nuages, alors qu’il amorçait son virage vers le nord, comme s’il nous faisait un signe d’adieu, nous invitant à ne garder aucune rancune de son ironie.

     

    Amazone Solitude


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  • Quand la mémoire s'enfuit

     

     Pour toutes et tous ceux qui souffrent

    — Voir s’éteindre la mémoire de l’être le plus cher que l’on ait est sans nul doute le pire cauchemar que l’homme soit amené à vivre.

    Est-ce donc une sorte de punition que le ciel nous envoie, à moins que cela soit une autre force maléfique qui jalouse le bonheur qui unit ceux que l’amour un jour rapprochait ? Avoir existé est soudain ne plus être !

    Peut-il y avoir pire châtiment pour un cœur, que celui de voir chaque jour s’éloigner l’être cher qui fit plus que vous aimer, puisqu’il vous donna la vie ? Pareil à la maison qui s’écroule sous les soubresauts du tremblement de terre, voilà que disparaissent tour à tour tous les éléments qui faisaient de l’être aimé la plus merveilleuse construction.

    Il m’arrive alors de vouloir me joindre, à défaut de pouvoir remplacer celui qui souffre et pour soulager sa peine, je lui dédie ces quelques lignes :

    — Ô ma belle forteresse ! Toi qui me vis naître et grandir, qui consolas mes chagrins et m’appris à sourire, te dirai-je combien j’ai vécu heureux sous ton regard qui nous unissait ? Jusqu’à ce matin brumeux où le temps qui passe avec indifférence pour certains chez nous s’est installé. Sans doute t’avait-il jugée trop séduisante pour que l’envie lui prit de s’arrêter devant notre porte. Un instant je l’ai même soupçonné de vouloir se mesurer à toi.

    En toi, il se sentit si bien qu’il y prit ses aises et commença à bousculer ce qui le gênait. Il entreprit de creuser les premières fissures, celles qui déstabilisent les fondations. Jugeant qu’il ne serait sans doute pas assez puissant pour exécuter son œuvre, il réclama l’aide des vents de mornes saisons pour, une à une, arracher les tuiles qu’il déposa si loin, que jamais nous ne puissions les retrouver.

    Au pied du mur, il commanda à la terre de s’ouvrir largement afin que chaque jour les pierres qui se descellent tombent au fond de l’oubli. Les fissures devinrent si larges que ma belle forteresse perdit son assurance. Je voulus remettre la porte qui menaçait de sortir de ses gonds, mais tu me regardas avec un tel sourire que je compris l’inutilité de mon geste. Il n’était qu’à regarder la toiture effondrée pour comprendre que les souvenirs qui n’avaient pu s’enfuir par les ouvertures ne se privaient pas de rejoindre directement le ciel par l’ouverture béante.

    Le temps qui s’amenuisait me fit comprendre qu’il n’y avait presque plus rien à retenir, ni chagrins, ni bonheur, ni angoisses, espoir ou désespoir. Il n’y avait pas seulement les souvenirs qui s’envolaient. Il me fallait bien admettre que plus rien de nouveau ne voulait s’accrocher à ce qui restait de la demeure. Ce fut comme si la plus mauvaise image s’était installée en interdisant aux autres de la remplacer. Le ton était donné, cela serait l’automne pour le reste de la vie.

    Voilà, ma forteresse que je pensais indestructible ressemblait à ces villages abandonnés, dans lesquels les âmes ont suivi le dernier habitant, n’ayant plus suffisamment d’espace pour suspendre aux murs pareils à des tableaux, les sourires et les heures heureuses. C’est pourquoi, sans doute égoïstement, je te garde auprès de moi en posant ta main sur mon cœur, afin que ton âme ne s’enfuie pas à la poursuite du long cortège des autres agonisantes à la recherche d’un ciel où les étoiles ne s’éteignent jamais.

    Allons ! Mère ne reste pas là à attendre des évènements qui ne viendront plus. Il est temps de rentrer maintenant et si tu le veux, pour adoucir ta peine je te raconterai l’histoire de cette forteresse qui te ressemblait et qui abrita le bonheur. Il est vrai que le destin voulut que vous partagiez les mêmes peines, mais aujourd’hui nos cœurs sont assez grands pour t’y faire la place qui te revient.

    Oui, mère, je regrette ce temps où tu m’appelais par mon prénom. Tu me souriais et j’aimais voir au fond de tes yeux tout cet amour à distribuer. Hélas, la maladie en a décidé autrement. Elle s’attache à effacer les souvenirs qui nourrissaient notre amour. Je t’aime aussi fort mère, que je hais cette maladie.

     

     

    Amazone Solitude 


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  •  

    A la recherche du temps jadis— Ne vous est-il jamais arrivé lors de longues promenades à travers les montagnes ou plus près de nous, dans la campagne de vous retrouver au détour d’un sentier sur des amas de pierres ? Que d’émotions nous oppressent alors à la vue de ce qui reste de ces villages abandonnés ! On ne peut s’empêcher de penser que jadis, ces lieux avaient connu la vie ; sans doute même l’essence de l’existence. Mieux, ces gens que d’aucuns pensaient alors qu’ils pouvaient être des gens simples, en fait, étaient ceux qui la représentaient dans toute sa grandeur.

    C’est alors que nous rapprochant, collant notre oreille sur les vieilles pierres, on pouvait imaginer entendre des voix basses et imaginer le quotidien de la famille ayant occupé les lieux. Certes, on ne peut s’empêcher de penser que dans chaque foyer, il y avait eu des larmes, des rires, mais aussi une grande part de bonheur. C’est que dans ces villages d’un autre temps, lorsque les habitants avaient pris le temps de vous sonder, de vous étudier et qu’à la fin ils vous avaient reconnu comme étant l’un des leurs, ils n’avaient qu’une façon de vous offrir ce qu’ils possédaient de meilleur en eux.

    Ils vous tendaient leurs mains et à votre grand étonnement, dans le creux de celles-ci, reposait leur cœur. Ceux que vous pensiez n’être que des rustres sous leurs airs bourrus, et leurs regards inquisiteurs, étaient à n’en pas douter les hommes les meilleurs que la terre n’ait jamais portés ! Avec un plaisir jamais dissimulé, ils vous invitaient à leur table, et entre le fromage et la poire, c’est leur histoire qu’ils vous offraient, sans oublier un point ni une virgule. Parfois, l’un ou l’autre des narrateurs laissait entendre un soupir entre deux phrases, tandis que la ligne suivante était ponctuée de sourires éclatants. On pouvait alors deviner que cette ligne représentait la saison qui avait rempli les granges d’herbes grasses et les greniers de grain plein et riche.

    Lorsque le dernier villageois s’en était allé, il avait seulement tiré la porte, sans la refermer, machinalement, comme s’il avait attendu quelqu’un ; sans doute, l’enfant parti trop tôt vers les villes dévoreuses d’hommes et déçu par elles et leurs promesses jamais tenues s’en retourne à la ferme.

    Continuant notre visite, nous nous retrouvons sur ce qui semblait être la place du  village. Parmi les herbes folles et des arbustes rabougris, autour de ce qui reste du four communal, on peut encore imaginer la discussion des femmes sur la qualité des farines et des promesses des blés à venir. C’est que chez les gens de la terre, il en allait ainsi, qu’elle profitait des sabots pour aller de la ferme aux champs et au soir, revenir par les mêmes chemins.

    Plus bas, prés du torrent qui ne chante plus pour personne, on devine l’emplacement qu’occupait le lavoir. Les vieilles pierres disjointes pourraient vous raconter l’histoire des genoux devenus douloureux à force de labeur et de prières. En ces lieux résonnent encore les coups de battoirs sur les coutils des pantalons inusables, ou sur les draps de lin si épais qu’il avait bercé les nuits durant des générations.

    En ces lieux bénis, tombés depuis dans la discrétion de l’histoire avant d’être oubliés puisque personne ne se souvient plus, l’homme n’avait pas imaginé l’école. Les aînés offraient le savoir et l’art des bonnes manières. En ces temps, on respectait la famille et l’on écoutait les anciens qui étaient les gardiens des règles ancestrales et nul n’aurait alors osé une contradiction.

    Tout ce qu’il fallait savoir de la vie elle, on le découvrait en ouvrant la porte, car elle n’était jamais loin. Comme elle savait qu’on parlait d’elle à l’intérieur de la maison, docilement, elle patientait sur le seuil.

    Ce que les aînés ne pouvaient expliquer, ils tendaient le bras en direction de la chose à connaître, et ils vous invitaient à regarder en silence la nature le faire.

    Il était émouvant de réaliser que ces gens simples possédaient ce que tant de monde recherche en vain. Ils avaient trouvé le bonheur, la joie et la fraternité. Ils se les transmettaient de famille en famille, de génération en génération dans la plus grande discrétion, presque en secret et souvent à voix basse afin de ne pas effrayer les sentiments.

    Tournant le dos au village, c’est à pas feutrés que l’on s’en éloigne non sans se retourner de temps à autre, sans dire un mot, pour ne pas troubler les esprits qui attendaient votre départ. En effet, ils ne manquent jamais de revenir récupérer un lambeau de bonheur qui serait resté suspendu à un clou rouillé, derrière la seule porte battant encore au vent ; à moins que ce ne soit des remerciements de leurs manières qu’ils vous adressent, vous faisant savoir qu’en tout lieu une vie qui a existé y demeure à jamais.

    Alors, allant du même pas, je me pose cette question ; comment avons-nous pu laisser ces temps de vie limpide s’enfuir si loin de nous ? 

     

    Amazone. Solitude


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  • Au fil de temps

    — J’étais à refaire le fil de ma machette lorsqu’un coup de fil de l’un de mes amis rompit le fil de mes pensées. Presse-toi, me dit-il, nous avons absolument besoin de toi, ce soir il va se passer des choses !

    Ses propos cousus de fil blanc me firent deviner immédiatement le fameux évènement qui se déroulerait à la tombée de la nuit. La vie de garçon de mon ami ne tenait plus qu’à un fil et au village, une fête grandiose aurait lieu. Je savais que les tenues seraient resplendissantes, car la dernière récolte du coton avait été abondante, son fil de belle et bonne qualité. Dans la communauté, ce sont les filles qui filent le coton sous les carbets construits sans fil à plomb.

    Auprès d’elles, sans lever les yeux de dessus leur ouvrage, les enfants enfilent des perles multicolores sur des fils fins comme des cheveux. Ils seront de brillants colliers ou bracelets scintillant dans la lumière des flammes des grands feux, d’où s’échapperont des étincelles qui se joindront aux comètes, filant dans le ciel dégagé. Dans la perspective du repas pantagruélique qui s’étalera une bonne partie de la nuit, les hommes ne perdent pas un instant. Ils enfilent leur carquois et filent vers le territoire de chasse, en file indienne, le plus jeune chasseur en sera le serre-file

    C’est tout le village qui est en émoi, car rien ne saurait venir troubler les festivités. La plus ancienne couturière est désemparée. Elle se désespère de retrouver son fil à coudre. C’est le fils qui en a fait un fil de pêche. Afin qu’on ne lui dérobe pas son précieux matériel, il l’a caché au fond de sa fileuse qui court au fil de l’eau.

    J’aime ces villages autour desquels ne se dresse jamais de clôture en fil de toutes sortes. La seule limite est naturelle. Elle est la forêt qui encercle les carbets, sous le couvert de laquelle se faufile l’existence et où se développent à l’abri des regards des arbres géants qui deviendront pour certains, des pirogues qui épouseront le fil de l’onde du fleuve. Pour rendre leur confection aisée, les outils seront affûtés à ce point que leurs fils seront rendus aussi tranchants que des rasoirs.

    Méthodiquement, le bois sera travaillé dans le sens du fil afin de le polir et de le rendre doux au toucher. À la lisière des bois, dans la rosée du matin on peut admirer des toiles d’araignées aux fils soyeux, mais résistants, dans lesquelles se débattent encore les insectes piégés la nuit. Chez les hommes auxquels la forêt a tout enseigné, il ne viendrait à l’esprit de personne de manquer de respect au chef de file. D’ailleurs, sans grande démonstration, mais avec autorité, celui-ci aurait tôt fait de remettre dans la file celui qui voudrait se défiler ou donner du fil à retordre aux ainés.

    Dans les villages du bout du monde comme on pourrait le penser, même sans téléphone, les nouvelles circulent. Certes, plus lentement, mais dès qu’une information est connue, on se la refile de bouche à oreille, sans jamais en perdre le fil.

    Quand les sages se réunissent pour prendre de nouvelles décisions, il ne viendrait à l’idée d’aucun membre, de couper le fil de la conversation, même si l’on constate qu’un fil d’Ariane traverse l’espace en emportant avec lui quelques bribes des débats. On dit en silence que ce sont les esprits qui emportent aux ancêtres des nouvelles du village et l’on attend qu’il se soit éloigné pour, de fil en aiguille, continuer la réunion qui reprend le fil de la vie.

    Je l’avoue, j’ai toujours eu une grande admiration pour ces gens qui regardent filer les jours, en se laissant nonchalamment glisser sur leur fil à la manière du fildefériste, tout en douceur et avec prudence afin de ne pas rompre le fil de leurs pensées.

    Le sans-fil n’arrivant pas encore au-delà de la forêt, les coups de fil ne dérangent pas les rêves qui en profitent pour filer vers les étoiles filantes.

    En votre compagnie je ne vois pas le temps se faufiler sur le fil qui nous relie, me faisant signe que je dois à présent le libérer. Je dois maintenant partir vers mon travail puisque je n’ai personne à qui le refiler.

    Dans l’attente de vous retrouver, filez droit si tant est que la pluie vous le permette et contemplez les heures et les jours qui défilent harmonieusement, pareil à l’araignée surveillant son domaine, suspendue à son fil.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010 

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    Liberté Chérie !— Demain, sur un autre continent, des hymnes nationaux vont retentir et leurs notes vont envahir toute la campagne et sans doute le plus grand nombre de maisons. Mais plus près de nous, en ce jour précisément, c’est d’une autre commémoration dont j’aimerais vous entretenir, pour laquelle hélas, nul ne songea jamais à écrire la moindre note ni aucune parole, sur aucune partition.

    En effet, cinquante-neuf autres années furent nécessaires pour user les chaînes et autres carcans de tous les esclaves dont les liens ne dérangeaient aucune conscience d’alors. Et pourtant, une première abolition avait eu lieu avant que Napoléon ne rétablisse l’esclavage pour plaire à ces messieurs les propriétaires terrien de toutes sortes.

    Un demi-siècle de plus à faire souffrir des hommes plus qu’on ne le faisait des animaux. En Guyane, la nouvelle arriva un mois après les Antilles. Il n’était pas facile alors d’aborder les côtes, les vents étant souvent contraires.

    Ce fut donc le 10 juin 1848 que fut proclamée l’abolition de l’esclavage sur le territoire de la colonie. Les esclaves « marron » (en fuite) pouvaient enfin revenir et l’on osa prétendre que la vie pouvait reprendre son cours normal. Mais de quelle vie parlons-nous quand les familles ont été séparées, déportées, que plus aucun lien autre que celui du cœur et de la mémoire ne subsistait ?

    Il nous fallut plus d’un siècle pour que nous puissions enfin parler de cette triste époque, que de nombreux hommes politiques tenaient solidement cachée dans leurs tiroirs. Ce fut enfin la victoire de la mémoire sur les hommes. En France, à l’époque, bien des voix s’étaient élevées pour que cesse cette ignominie. Un homme parla plus fort que les autres.

    C’était Victor Schœlcher.

    À Cayenne, sur une place portant son nom, une statue le montre indiquant à un libéré la direction de la nouvelle vie. Chaque fois que je contourne l’édifice, le mot liberté semble prendre une importance toujours plus grande, elle résonne en moi aussi puissamment que pourraient le faire toutes les trompettes de la Renommée.

    « Liberté ! Que de crimes ont été commis en son nom » ! À ce jour de fête bien modeste puisqu’aucun feu d’artifice n’y sera associé nous devrions avoir une pensée particulière pour les Victor Schœlcher de nos jours. Ils œuvrent sans relâche afin que s’allège le fardeau des esclaves des temps modernes, ployant sous les exigences du profit toujours plus grand.

    La fête ne serait-elle pas plus belle si tous les industriels de la terre qui délocalisent vers des pays « pauvres » apportaient sur un écrin la clef qui ouvre toutes les serrures des chaînes en lieu et place de leurs usines ?

    Si nous acceptons aujourd’hui qu’à travers le monde des mains et des pieds soient toujours liés, pouvons-nous prétendre avoir réussi notre révolution et en faire un modèle pour les autres peuples en souffrance ?

    Pourquoi ne partons-nous pas pour jeter au fond des océans tout ce qui sert de liens et autres entraves humiliantes afin que des hommes apprennent à marcher la tête haute sans crainte de fixer l’horizon ?

    La liberté ne devrait être rien d’autre qu’un lien d’amitié que nul être ne saurait défaire et qui réunirait tous ceux qui ont soif de sourires, d’amour et de liberté d’expression.

     — « Liberté ! Que de libertés prend-on en ton nom » ? En tout cas, n’oublions jamais que la nôtre « s’arrête où commence celle des autres » 

    En ce jour particulier, j’aimerai que dans tous les cœurs, resplendisse le plus beau feu d’artifice que les hommes n’aient jamais inventé. Celui de la paix, de l’amour de la tolérance, de la mémoire, afin que l’espoir brille et fasse resplendir tous les yeux, séchant jusqu’à la dernière larme.

    Amazone. Solitude.

     

     


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