• Prisonnier de la liberté

    — Depuis qu’il était en âge de guider les bêtes, c’était au plus jeune de la famille qu’était revenue la responsabilité de conduire les bêtes à la pâture, car celle-ci se trouvait sur le chemin de l’école. Enfin, pour ce qui était de la pâture, il était facile de comprendre que depuis longtemps les pauvres bêtes devaient rêver d’une vraie, avec à perte de vue de l’herbe bien grasse qui permettait de ruminer en toute quiétude.

    Presque comme chaque matin, l’enfant ne pouvait repartir sans adresser quelques mots aux vaches qui le regardaient désespérément, sans pour autant réussir à lui faire comprendre la chose dont elles espéraient le plus au monde.

    — Vous imaginez sans doute que je ne sais pas ce qui se passe sous vos crânes ? Vous croyez que je ne lis pas de la nostalgie dans vos regards qui semble regarder sans jamais rien voir ?

    Je le sais que vous préfèreriez de vastes prairies comme celles que l’on voit dans les livres. Mais cela n’appartient pas à notre réalité.

    Nous, nous avons les restes du grand sac lorsque Dieu créa notre pays. On ne peut pas lui en vouloir. Sans doute avait-il vu trop grand en créant le monde qu’il avait imaginé ; lorsqu’il arriva chez nous, les fournitures essentielles vinrent à manquer, pour terminer l’œuvre entreprise. Ne me regardez pas avec cet air chagrin ; je ne suis en rien responsable de votre condition. Ne pensez pas que j’ignore ces souvenirs en quelque endroit secret de votre mémoire. De vos lointaines familles il vous revient de temps à autre des images d’un certain bonheur alors que vos aïeux s’enfonçaient dans les marais pour se débarrasser des parasites qui confondaient hospitalité et profit. Fuyant l’eau saumâtre, ils remontaient prestement sur le dos où les attendaient les hérons pic-bœufs.

    Quelle belle image de la nature se mettant au service d’un autre élément de naturel, comme pour bien nous faire comprendre qu’elle est indissociable ! Aucun des éléments qui la composent n’est inutile aux autres !

    Ah ! S’il pouvait en être ainsi chez nous les hommes, nous serions plus heureux en étant solidaires !

    Regardez-moi. Vous croyez que je suis heureux parce qu’aucune corde ne me retient à un piquet ? Contrairement à la vôtre, la mienne est sournoise et invisible. Chaque jour, on me répète qu’autour de nous il existe d’autres continents qui peut-être nous attendent, mais nul ne m’a encore expliqué les raisons qui m’interdisent de m’y rendre. En un mot, mon horizon n’est pas différent du vôtre. Il s’arrête aux abords du village. C’est comme si votre piquet était la limite pour mes rêves, un genre de rappel à l’ordre.

    C’est à son pied que commence et finit l’espérance.

    Nous pourrions tout aussi bien être attachés ensemble que cela ne semblerait pas étrange. Vous, au moins, lorsque vous vous regardez, dans vos yeux vous pouvez lire une histoire commune. Avec les miens, il en va tout autrement. Je ne suis que celui qui doit baisser le regard, car beaucoup trop jeune, pour décider de quoi que ce soit.

    On me parle de pays où les enfants courent le long de chemins qui s’embellissent au fur et à mesure que la vie s’allonge. Je sais le mien sans avenir. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui vais à sa rencontre, mais lui qui avance chaque jour. Le sable va plus vite que le vent. Il a déjà englouti de nombreux villages plus au nord, et nos habitants vivent dans l’angoisse de ne plus se réveiller un beau matin, prisonniers de la dernière tempête venue du désert.

    Vous le voyez, vous n’avez rien à nous envier. Nos vies sont étroitement liées. Nous avons besoin de vous et vous de nous.

    Vous me croyez libre. Sachez que je ne le suis que pour m’enfuir devant la réalité. Je suis dans l’impossibilité de vous expliquer de quoi seront faits nos lendemains. Sans doute ne seront-ils qu’histoires et légendes, comme celles qui ornent nos contes. Voilà ! Compagnons d’infortune, ce que j’avais à vous dire. Je suis libre, il est vrai, mais jamais loin de votre piquet, en sursis, tel un prisonnier assigné à résidence.

     

     

    Amazone Solitude


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  • Que la lumière soit...

     — Il est des évènements qui, parfois laissent des traces qui seront longues à faire disparaître, si toutefois le temps lui-même daigne nous en laisser suffisamment, afin de permettre aux intempéries de prendre le leur pour effacer les injures que nous infligeons à certains peuples répartis autour du monde.

    J’ai passé beaucoup de temps à regarder vivre le monde dans lequel nous évoluons et j’avoue qu’il m’est arrivé de craindre que le fossé qui s’élargit séparant les uns des autres m’attire dans ses profondeurs. Avec un certain entêtement et un puissant vouloir à faire se dépasser les hommes, pensais-je naïvement, aidés de quelques bonnes volontés et de bras robustes, nous pourrions bien finir par combler cette fracture ?

    Ainsi, n’aurions-nous pas à construire de ponts ni de fragiles passerelles pour aider les hommes à aller au-devant des uns et des autres.

    Malheureusement, c’était sans compter avec l’entêtement des responsables qui ont du mal à être en phase avec la chronologie du temps, quel que soit le sens de la navigation.

    Il me revient souvent à la mémoire des réflexions glanées de-ci de-là au cours de mes voyages. Des amis me disaient qu’il fallut des siècles pour faire admettre à une poignée d’hommes que nous n’étions pas les valeureux descendants des Gaulois !

    Il est quand même surprenant comme la mémoire de certains individus s’arrête à ces irréductibles, alors que l’homme fit ses premiers pas bien longtemps avant eux et pas très loin d’ici, dans le berceau de l’humanité. De génération en génération, l’histoire est parvenue jusqu’à nous. Pour quelques-uns, elle fut un véritable moteur qui la tira vers l’avant, alors que pour d’autres, elle s’enlisa véritablement dans les sables où elle piétine toujours.

    Pour certains, la modernité ne fut jamais à court d’imagination, une idée poussant une autre plus lumineuse, si j’ose dire. Bien sûr, les contraintes n’étaient pas les mêmes, obligeant les hommes à imaginer mille stratagèmes pour se mettre à l’abri, se chauffer ou pour voir clair dans leurs demeures fermées au monde extérieur.

    Je ne suis pas ressorti tout à fait indemne de mes expériences passées.

    Moi aussi j’ai connu cette époque où la lampe à pétrole trônait en bonne place sur la table ou accrochée au plafond. Les bougies succédaient à la lampe collective et chacun vivait ainsi dans la discrétion, à la limite de la clarté et des ténèbres. Mais il en était ainsi pour le plus grand nombre, dans nos campagnes.

    Aujourd’hui, j’estime ces enfants bien courageux qui partagent leur temps entre l’école et les travaux familiaux alors que non loin d’eux, d’autres se prélassent dans le confort dont ils ignorent comment il est arrivé jusqu’à eux.

    Pour de nombreuses familles, il importe peu que l’enfant aille ou non à l’école. Elles se désolent seulement qu’un jour ou l’autre, il partira étudier dans une ville lointaine et qu’avec lui, ce sont des bras qui manqueront aux travaux.

    L’enfant, aux mains déjà marquées par le travail, à la chaleur et la lueur de la lampe, fatalement va apprendre qu’ailleurs il y a des centrales nucléaires contestées, que les écologistes s’opposent à la construction d’autres barrages hydroélectriques. Il va découvrir que des usines thermiques fonctionnent au gaz ou au fioul et que les énergies de demain s’appelleront soleil et sans nul doute Éole.

    Avec une pointe d’amertume, il réalisera alors que le développement durable sera le complice du futur, lui qui n’aura pas connu le précédent.

    Comme cela arrive trop souvent, il se peut qu’il découvre aussi à travers les pages de ses manuels que son pays produit ce précieux liquide qui rend les autres plus heureux. En échange, il reçoit quantité d’armes modernes, de voitures polluantes et autres produits dont la plupart sont parfaitement inutiles.

    Ah ! J’oubliais ; grâce à l’or noir, le pays peut s’équiper en lampes à pétrole de toutes couleurs et de toutes formes.

    Comme ce sont des gens généreux, pour éviter que l’industrie du Nord vienne à péricliter, les pays du Sud leur font la gentillesse d’acheter des tonnes de bougies qui éclairent les pages griffonnées, au long desquelles les enfants rêvent de la lumière des justes.

     

     

    Amazone Solitude


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  • — Quel bonheur de me retrouver mêlée à la renaissance du jour ! Chaque matin, mon plaisir est immense, à l’instant où il semble ne se lever que pour moi, comme s’il désirait m’associer à l’intimité d’un nouvel enfantement.

    Nous nous connaissons si bien tous les deux. Depuis ma plus tendre enfance, je n’ai jamais manqué nos secrets rendez-vous.

    Le long chemin parcouru pour enfin découvrir tes berges est pour moi une telle récompense, que s’il me fallait venir de plus loin encore pour te vénérer, je n’hésiterais pas à sacrifier une partie de mes rêves afin de mêler mes prières aux éléments essentiels qui rendent nos vies plus douces.

    L’air, la lumière et l’eau ! Le spectacle de la nuit qui fait mine de vouloir résister à l’aurore, qui la pousse gentiment vers d’autres endroits du monde où les songes sont impatients de la retrouver. C’est alors que reprend vie notre fleuve qui, à l’instant, semble se remettre en marche, pareil à un long fil d’argent, amenant avec lui l’espoir d’une existence meilleure.  

    Ô mon fleuve bien aimé ! J’aimerais tant qu’un instant tu arrêtes ta course folle, pour contempler avec moi le jour qui se lève tel le rideau du théâtre découvrant la scène où vont se succéder les artistes. Ils vont éblouir les spectateurs qui s’accoudent pour l’occasion sur le rebord du tableau, comme on le ferait sur les beautés du monde, en silence, pour ne rien déranger des couleurs qui sont encore à la recherche du plus beau fusain afin de l’illuminer.

    Regarde comme le jour est beau se nimbant dans les voiles de brumes qui rendent le soleil jaloux, lui ravissant pour un temps la vedette. Vexé, il nous laisse penser qu’il ne brillera pas de la journée, alors que nous savons qu’il doit encore apprendre à dompter son impatience. Le ciel ne lui appartient-il pas déjà qu’il veuille aussi s’approprier notre Terre ?

    Fleuve sacré ; depuis tant d’années que nous nous rencontrons, je sais que tu connais jusqu’à la plus secrète de mes pensées, alors que je devine déjà les tiennes à l’instant où mon pagne découvrira ma peau.  

    Ton allure s’accélère à la manière d’un cœur qui s’abandonne aux émotions nouvelles à l’instant où je me glisse en ton eau comme si je traversais un miroir. Je sentirai mon corps parcouru par d’incessants frissons, ignorant s’ils m’appartiennent ou s’ils sont tiens, pour me prouver à travers eux ton plaisir de me retrouver et de me posséder.

    Délicatement, je m’avancerai, avec d’infinies précautions afin de ne pas contrarier les éléments patiemment construits en ton lit depuis l’aube des temps.

    Comme tous les jeunes premiers, je te sentirai fébrile à l’instant où tu investiras non sans une certaine timidité et maladresse les moindres recoins de ma personne, alors que je m’abandonnerai à tes caprices.  

    Jusqu’à ce jour, je n’osais te l’avouer, mais je crois que tu l’auras deviné bien que demeurant discret ; mes ablutions matinales ne sont pas toujours innocentes, puisque ce sont des souillures de la nuit que je viens humblement me purifier dans tes flots.

    Je sais alors qu’à l’issue des caresses, tu emporteras vers d’autres rivages les mauvaises pensées et les désirs qui m’avaient assaillie durant la nuit.

    Pareil à un rituel au cours duquel je me sens libérée, je plongerai ensuite, restant immobile sous ta surface. Tu passeras alors sans me voir, tandis que pour un temps, j’imaginerai être une petite sirène dont tous les hommes sont amoureux bien qu’ils ne l’aient jamais vue. Je crois que tu souris toujours à cette évocation, car une sirène pour maîtresse ne peut appartenir à personne d’autre qu’à la douceur du fleuve.

    À regret, je sortirai et m’agenouillerai à l’écart de la berge et commenceront mes prières à travers desquelles j’implorerai les Tout-Puissants du ciel et de la Terre, ceux qui décident de la destinée de chacun de nous, des animaux et des choses.

    Dans mes litanies, je n’oublierai pas de demander que mon fleuve vénéré soit protégé de la folie des hommes.

    Au nombre de mes requêtes, il y aura celle que mon cœur ne cesse d’implorer s’adressant au Très-Haut, lui demandant qu’il ne nous prive jamais de nous offrir des matins comme celui-ci. Qu’il fasse également que tous ceux qui lui succèderont soient toujours source d’éblouissement pour nos regards et aussi qu’il ne retire pas les brumes aussi longtemps que dure notre rencontre, comme pour cacher au reste du monde nos relations matinales.

    Un bonheur aussi intense ne peut être partagé avec personne, ni que soit dévoilé le lieu secret où l’aurore descend sur la Terre à la manière des plus belles fées.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010 


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  • — Qu’il fut beau, ce temps où résonnèrent les chants qui prirent un malin plaisir à s’attarder sur la forêt ! Ils empruntèrent les fleuves et les rivières qui les conduisirent à l’océan sur lequel ils naviguèrent, avant de rejoindre le ciel qui écarta ses nuages pour leur faire la place qui leur revenait !

    Qu’elle est donc cette époque qui semble nous avoir émus plus que de raison ? Quels sont-ils ces hommes qui aiguisèrent mon appétit à ce point que je m’étais promis d’aller en leurs pays comme on effectue un pèlerinage ?

    Je ne vais pas vous faire languir plus longtemps, en vous disant qu’ils étaient trois amis au talent immense.

    Ils étaient surtout connus pour être les « chantres de la négritude ».

    Ils se nommaient Léon Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire.

    Les deux premiers amis s’en étaient allés rejoindre le paradis des mots, cette académie des belles lettres qui est si vaste, qu’aucun homme ne pourra se targuer de l’avoir inventée.

    Il faut bien reconnaître que là-haut, les compères s’ennuyaient de n’y rencontrer aucun ange de leurs connaissances.

    Pourtant, ils n’étaient pas sans savoir que plus bas, le troisième larron s’époumonait toujours à parler et fortifier la théorie qu’ils avaient mise sur pied longtemps au paravent.

    C’est que l’esprit de nombreux hommes demeure faible, malgré les tentatives répétées d’enrichissement.

    Il faut sans cesse leur rappeler les principes essentiels de l’existence et surtout les inciter à ne jamais oublier certains préceptes.

    Il parla et démontra tant que le temps vint à lui faire défaut.

    C’était un jeudi matin, Césaire venait de tirer sa révérence à ce monde qu’il avait aimé et magnifié. À l’instant où La Martinique devint orpheline, longtemps après le Sénégal et la Guyane, les trois amis venaient de se réunir et je ne doute pas un instant que la fête fut belle et que les mots à nouveau purent chanter et danser la farandole. Je n’aurai pas été surpris d’entendre dans la douceur du soir, à nouveau s’élever au-dessus de la forêt les chants et les poèmes glorifiant l’âme de l’Afrique.

    Ils apportèrent au peuple noir ce qu’il attendait depuis si longtemps. Ils lui offrirent ses lettres de noblesse, sa grandeur et sa fierté qui purent à nouveau aller par les pistes et les chemins, gambader par les savanes ou s’attarder sous la forêt.

    Ces trois hommes n’étaient pas grands par leur taille. Ils le devinrent par leur talent immense et cependant d’une égale humilité.

    Qui d’autres que ces trois poètes pouvaient le mieux parler de la « négritude », ce mot qu’ils inventèrent pour décrire qui ils étaient et d’où ils venaient ?

    Comme pour confirmer le vieux dicton qui prétend que « nul n’est prophète en son pays » ils durent connaitre des traversées du désert et parcourir le monde, comme s’ils étaient à la recherche d’un second souffle, mais en tout cas en rien qu’il soit nouveau.

    Petit homme noir dans son bel habit vert, Senghor fut le premier président du Sénégal d’après l’ère coloniale. Damas s’exila aux U.S.A où il enseigna dans les meilleures universités. Césaire revint au pays qu’il ne quitta qu’au jour où ses amis le réclamèrent.

    Bien sûr que ces poètes pouvaient parler de négritude, eux qui marchèrent si longtemps dans la poussière des pistes pour y retrouver leurs pas et leur âme !

    Est-ce sur ces sentiers qui arpentent les pays qu’ils découvrirent les mots qui envahirent nos esprits d’émotions et qui pénétrèrent jusqu’au tréfonds de nos corps pour enserrer nos cœurs à l’instant où les membres s’agitent comme entraînés par les rythmes fous ? Quels étaient donc ces mots si puissants qui détenaient le pouvoir de nous posséder ?

    Académiciens, agrégés, conteurs et griots ; c’est ce qu’ils furent tour à tour, parcourant tels des pèlerins les continents sur lesquels ils enseignèrent ce qu’il leur semblait juste, la reconnaissance d’un peuple qui le premier, apparut dans le berceau de l’humanité.

    Écrivains, poètes, musiciens, hommes politiques, longtemps le panthéon refusa de vous recevoir afin de conserver votre grandeur et votre culture.

    Il est juste qu’aujourd’hui vous y soyez accueillis, car nulle autre part dans notre monde n’est votre place.

    Vous nous avez apporté la preuve que les larmes des noirs et celles des blancs ne coulaient pas pour les mêmes raisons, mais qu’elles avaient la même amertume lorsqu’elles brûlent les yeux, avant d’aller grossir les rivières qui arrosent des terres rendues stériles par l’inculture.

    Résonnez ! coras et ékontings ! Roulez ! djembés et autres sanybans ! Battez dunumbas ainsi que vous petits kenkenis !

    Quant à vous, joueurs de balafon, frappez en cadence afin que les chants des griots s’envolent par-dessus les frontières entraînant à leurs suites les âmes de nos poètes trop tôt disparus, dont la gouaille nous manquera toujours.

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010

     

    Une partie de ce billet fut écrit en juin 2008 alors que venait de nous quitter l’immense Aimé Césaire.

    Je lui associe ses amis Damas et Senghor, car je sais que l’hommage qui est rendu au poète, écrivain et humaniste en ce jour, il aurait lui-même insisté pour qu’il soit partagé avec eux, ses amis et complices de toujours. D’ailleurs, sa volonté ne fut-elle pas de rester au milieu des siens, à La Martinique ?

     

      


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  •  

    Lettre à Luçy— Ma chère aïeule que l’on qualifia de « fille de l’ombre » alors qu’elle permit à nos contemporains de faire la lumière sur une époque qu’à peine nous avions imaginée ; permets-moi ce soir de venir près de toi déposer mon chagrin. 

    Vois ce qu’ils ont fait de notre berceau, de ton pays qui te vit naître. J’ose écrire que tu y fus heureuse bien qu’en ce temps-là, le sentiment de bonheur ne portait pas de nom et nul n’avait alors inventé le mot qui allait avec le sourire. 

    La vie n’était pas un long fleuve tranquille et il te fallut, ainsi que les tiens, bien de la hargne et de la volonté pour vivre l’instant et inventer le suivant en essayant de le rendre meilleur. 

    Depuis le matin où tu te mis debout, les malheurs ne cessèrent de pleuvoir sur ce berceau de l’humanité comme si des forces maléfiques voulaient punir ceux qui avaient eu l’audace de poser le pied sur leur continent et de contrarier leurs desseins. Elles ont craint sans doute que vous envahissiez le monde nouveau en reléguant leur œuvre dans les entrailles de la Terre, où plus tard elles vous précipitèrent. L’eau tomba sur vous comme au temps du déluge pour effacer toutes traces et à sa suite, le soleil se fit si brûlant qu’il anéantissait ceux qui avaient eu l’outrecuidance de lui tenir tête en se mesurant à lui. Les nuits furent si froides qu’elles faisaient gémir les hommes tandis que les rochers éclataient de désespoir en rendant l’âme.

    En ce temps, là plus que du nôtre, la vie se méritait et il vous fallait être fort pour lui voler quelques années. Je sais qu’alors l’espérance de vie était modeste pour des êtres ne vivant que d’un peu de chasse ou de pêche, mais surtout de cueillette. De nos jours, on ne sait plus quoi inventer pour nous rendre la vie douce et éloigner de nous votre souvenir et votre combat pour exister simplement, en toute modestie. Chaque jour, pareille à une nouvelle vie était une découverte, mais elle ne l’était pas seulement de votre environnement ; les hommes nouveaux que vous deveniez, il vous fallut aussi découvrir ce que chacun cachait en lui. 

    Sans doute a-t-il été plus difficile de s’adapter au caractère de ceux de la tribu que d’accepter les rigueurs et les secrets d’une terre dont vous ignoriez qu’elle fût cultivable et qu’elle n’attendait que vos mains et vos bras pour la fouiller et mettre à jour ses richesses. L’heure de créer des outils n’avait pas encore sonné. C’est peut-être pour cette raison que toi et les tiens devîntes des nomades, suivant les fructifications, pareil aux oiseaux changeant sans cesse de réfectoire. L’expérience tentée, même si elle fut osée ne fut

    pas inutile, puisque ce mode d’errance vous a permis de rencontrer d’autres peuplades que vous jugèrent qu’elles n’étaient pas si différentes de vous. Naturellement vous abandonnèrent vos corps aux désirs des hommes, car votre instinct vous commandait alors que pour survivre, vous deviez impérativement mélanger les sangs. 

    Mais quand même ma chère aïeule, je ne puis m’empêcher d’être triste en ce soir en songeant à ce qui est devenu notre berceau. Je pleure avec toi de le voir disparaître chaque jour davantage et pas seulement à cause du dérèglement climatique. Je pense à la cupidité des hommes à leur orgueil et à leur égoïsme qui les rend aveugles et sourds aux appels de leurs frères. 

    Ma chère Lucy ; en cette triste soirée, ces mots seront les derniers que ma pensée désirait qu’ils volent vers toi, en espérant de toutes mes forces que les hommes qui nous succéderont seront des bâtisseurs et qu’ils remettront notre lieu comme à l’original, à la façon que l’on a d’appliquer le baume qui apaise et qui permet au cœur de sourire à nouveau. 

    Amazone Solitude 

     

     


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