• TROUBLANTES NUITS

    — Lorsque le soir dessinait sur les nuages des couleurs nouvelles, je savais mon bonheur prendre congé du jour. Tes pas résonnaient sur le beau carrelage du long couloir desservant les pièces de la maison.

    Je ne te voyais pas encore, je devinais seulement où tu étais et ce que tu y faisais.

    Une porte claquait, un meuble s’ouvrait, des objets étaient déplacés, une chaise traînait ses pieds comme une personne âgée et fatiguée.

    Puis, c’était le velours des chaussons qui crissaient légèrement sur le parquet du salon.

    À cet instant, comme toujours lorsque tu rentrais du travail, les mots prononcés étaient les mêmes :

    — Vous pouvez disposer mademoiselle Berthe.

    Comment s’est passée cette journée ? N’y eut-il pas de soucis avec l’enfant ?

    Elle répondait invariablement :

     — Non-madame, il fut comme toujours, très sage.

     — Dès cet instant je savais la détresse s’engouffrer par le passage de la porte que la nounou venait d’ouvrir, pour se faufiler dans la maison.

    Plus tard, alors que nous nous retrouvions dans la chambre, souvent mère, je m’imaginais que nous venions d’entrer dans un monde imaginaire.

    Il ne fallait qu’un instant au sommeil pour te faire prisonnière. Sur ton visage, je devinais toute la lassitude qui investissait ton corps et j’étais triste, car je ne pouvais rien faire qui aurait pu alléger ta peine. 

    Sans doute aurai-je pu t’être utile dans ces moments d’incertitude, serait-ce qu’avec mes sourires innocents, mais dans ces circonstances-là, tu ne me voyais pas, ni même ne m’entendais. Tu représentais une planète, moi, une autre. L’une était fréquentée par le jour et l’autre n’était connue que de la nuit.

    Mon amour pour toi était sans doute bien petit et trop fragile, mais je sais qu’habitant dans mon cœur il était assez fort pour le faire battre pour nous deux.

    Mère, ce que je vais te révéler est difficile à avouer. Cependant, c’est un sentiment qui souvent me hantait.

    Qui aurait pu imaginer alors que j’ai parfois souhaité mourir pour qu’enfin tu te penches sur moi et qu’ainsi je goûte à tes larmes que j’imaginais sucrées ?

    Je me suis mis aussi à haïr les jours qui m’arrachaient à toi. J’aurai voulu qu’ils ne se lèvent jamais. Tu étais si heureuse dans la nuit, le visage reposé, la bouche rieuse, l’œil clos par une fine paupière qui laissait deviner le voyage de tes yeux.

    Était-ce cela le bonheur ?

    Dans ces moments, j’aurai aimé que tu me prennes dans tes bras et que tu m’emmènes dans tes songes qui savaient si bien te rendre heureuse. Mais sans doute étaient-ils trop loin pour que tu ne m’entendes pas.

    Avec la nuit agonisante, commençait un autre cauchemar. Les exigences de l’existence malmenaient notre amour. Tantôt, elles nous rapprochaient, souvent elles nous séparaient. C’est que le temps s’installait entre nous et prenait un malin plaisir à nous diviser.

    Pourtant, j’aurai inventé des maisons assez grandes pour y abriter nos cœurs battants à l’unisson. J’aurai créé des jardins où les fleurs seraient écloses sur des hampes très hautes pour que le parfum te parvienne sans que tu aies à te baisser. Leurs fragrances nous auraient enivrés et auraient formé un lien si fort que rien n’aurait pu le rompre.

    Mère, il faut que je te dise encore.

    Que tu n’aies pas compris mon amour ne m’aurait pas empêché de t’aimer encore et toujours.

    Ô mère ! Il faut que tu saches aussi que dans ces moments d’intenses souffrances et de doutes, quand les supplices frappaient à notre porte, j’aurai voulu alors être ton enfant, rien que ton petit enfant qui sans même connaître les mots t’aurait, avec les yeux, exprimé tout l’amour qui torturait son petit corps...

     

    Amazone.Solitude.


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    La Belle Bleue— Lorsque les jours paraissent longs et tristes dans notre petit coin du monde adossé à la forêt, mille pensées vagabondent et passent par mon esprit, afin de me faire prendre patience. Pour une fois, le temps semble prendre un instant pour me faire comprendre que rien de bon ou de mauvais ne saurait durer toute une vie.

    Alors, conciliant, je laisse filer la journée pluvieuse en me persuadant qu’elle est nécessaire à la vie sur Terre et je guette par delà la haute et mystérieuse sylve, les prémices du soir. Je devine qu’il me suffira de m’allonger dans mon hamac et de fermer les yeux pour partir errer dans les délices que les ténèbres déposent délicatement devant les carbets de nos villages, comme si elles descendaient directement des ramures voisines. Laissant ma respiration trouver son rythme pour les heures qui vont suivre, derrière mes paupières closes, il est l’heure maintenant de marcher et d’explorer dans le labyrinthe de mon rêve. Ce soir, précisément, il est particulièrement beau et léger puisque mon corps flotte littéralement dans le bonheur.

    Figurez-vous mes amis, que dans mes songes les plus fous j’ai découvert que je pouvais admirer notre terre d’un seul coup d’œil ! Je pouvais enfin voir côte à côte, le jour et la nuit, comme s’ils se donnaient la main, unis dans une même espérance. Le spectacle était si merveilleux que mon souffle perdait de sa puissance tandis que mon cœur battait la chamade.

    Oui, je peux vous l’affirmer ; notre planète est aussi belle qu’on la prétend et que les poètes la chantent. Elle est parfaitement ronde, reposant dans des bras invisibles, s’appuyant à la beauté des océans, s’étalant sans retenue au bord du cosmos et parfois s’essayant à rejoindre la voûte céleste.

    De la place imprenable que j’occupe, je peux admirer les nuages jouant et se chamaillant, comme les enfants dans la cour de l’école. Ils s’étirent autour de la Terre, faisant une ronde joyeuse, se tenant l’un à l’autre ou courant l’un derrière l’autre. Les plus pressés s’enfuient toujours plus vite loin devant, mais bien inutilement puisqu’ils se retrouvent finalement toujours derrière les derniers, qui à leur tour se retrouvent maintenant les premiers, alors qu’un nouveau tour du monde vient de s’accomplir.

    Parfois, certains se réunissent pour former un immense tourbillon, aspirant vers le ciel des lambeaux de la terre, mêlés à la désolation et aux larmes. Dans le matin naissant, j’ai vu le soleil plaisanter avec la brume et même dessiner des arcs en ciel à travers les voiles si fins que la nuit, malgré ses efforts, ne peut s’y retenir.

    Me penchant pour mieux apprécier le décor, soudain, un sentiment de tristesse s’empare alors de moi. Là, sous mes yeux, de longues colonnes de fumée s’échappent et rejoignent sans tarder le ciel qui préfère détourner son regard, ne pouvant supporter davantage de misère. Lorsqu’elles se dissipent, on devine de grands espaces noircis. C’est alors que ma peine grandit, car dans l’espace tout ce qui est noir nous indique que c’était l’emplacement d’étoiles éteintes, des vies disparues ou des espérances déçues.

    Alors, je m’interroge : serait-ce que bientôt le rayonnement de notre si belle planète va lui aussi disparaître ?

    La lumière qui écrit la première note sur la partition de notre bonheur voyagera-t-elle des millions d’années vers d’autres univers laissant croire qu’en notre monde règne encore la félicité ?

    Pour adoucir ma peine, dans l’espace où la nuit laisse le temps s’accorder quelques repos, je contemple les lumières qui scintillent ressemblant à des yeux heureux et même de nouveaux cœurs amenant la paix et la fraternité dans le monde.

    Ô ! ma terre, vue du ciel, comme tu es belle, suspendue nulle part, comme par magie pour nous offrir un spectacle toujours renouvelé ! Comme pour satisfaire mon ravissement, il me vient soudain cette pensée : pourquoi, au cours de sa vie, chaque homme ne pourrait-il pas avoir la chance de contempler ce décor inégalé, lui rappelant un instant que c’est le même sentiment qui l’étreint à cet instant, que celui qui s’était emparé de lui lorsqu’il se pencha pour la première fois sur son enfant nouveau-né ?

     

    Ô ! Ma douce terre à laquelle nous avons tant demandé ; aurons-nous l’audace de ne rien te rendre, même un sourire ou un timide merci ? Aurons-nous le courage de te laisser partir dans l’un de ces immenses trous noirs qui attendent qu’une planète lasse de vivre vienne s’y réfugier ?

    Amazone Solitude


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  • REFLETS DE MEMOIRE

    LA RUPTURE

     

    Les deux amis étaient quelque part sur les pistes qui font comme une trame sur le continent africain, reliant les villages et les pays. Il y avait trois ans qu’ils étaient absents, trois longues années pour celle qui attendait l’un d’eux.

    Robert ne recevait que très peu de courrier. Qui se souciait de lui, et surtout, qui savait où il se trouvait ? Il était parti un beau matin, sans que personne ne vienne l’accompagner.

    — C’est aussi bien ainsi, avait-il pensé alors, car j’ai l’hypocrisie en horreur ! Il n’aurait plus manqué que l’un de ceux qui lui avait adressé un pied au derrière fasse semblant de verser une petite larme ! C’eut été le comble ! 

    Il n’en était pas de même pour Paul. Il ne se passait pas une semaine sans qu’une lettre n’arrivât dans un campement ou qu’elle le suive ou le précède dans un autre. Il faut dire que lui avait une famille, des amis, et une espérance, en somme. Cependant alors qu’ils rentraient d’une longue mission, Robert fut surpris en découvrant le courrier qui l’attendait. Il connaissait bien la fiancée de son ami. Les trois amis avaient passé la dernière soirée ensemble, dans le restaurant des parents de la jeune fille, alors que l’océan, ce soir là, semblait vouloir emporter la côte, tant les vagues étaient puissantes. Ce soir-là, elle avait promis et aussi juré fidélité à celui auquel elle réservait le restant de sa vie, quoiqu’il puisse arriver. Ils avaient été pathétiques.

    Trois années plus tard, retournant la lettre dans tous les sens, Robert eut l’intuition que quelque chose de grave venait ou allait se passer. Pourquoi lui écrivait-elle à lui plutôt qu’à Paul ? Finalement, après beaucoup d’hésitation il ouvrit le pli qui commençait à lui brûler les doigts. Il reconnut l’écriture fine et bien formée, trahissant, aurait-on pu croire, une jeune fille timide qui confiait son état d’âme à une simple feuille de papier. Soudain, alors qu’il venait d’entamer la lecture, Robert crut reconnaître une voix qu’il connaissait bien ; celle d’Agnès, comme si elle était à ses côtés.

    — Mon ami, écrivait-elle, à toi je me confie, parce que je sais que tu m’écouteras. Ne dis pas non ; je sais que tu m’as toujours comprise.

    Honteusement, je viens te demander d’être mon porte-parole auprès de Paul. J’aimerais que tu lui expliques que je n’en puis plus d’attendre des jours, des mois et des années. Robert, lorsque l’on est une jeune fille, c’est tellement long ! Le temps ressemble à un train qui passe devant toi sans jamais s’arrêter parce que personne ne descend.

    Je sens ma jeunesse me fuir. Elle s’éloigne en m’adressant un regard moqueur. Je ne puis bercer mon existence en la nourrissant d’illusions, en lui offrant que de maigres espérances ou les restes que les gens ne désirent plus conserver ! Ma vie me fuit et je suis lasse de regarder mon entourage qui vit heureux et joyeux alors qu’il me semble que je m’éteigne en silence. Il n’y a que moi qui me morfonde dans ce petit coin du monde. Dans mes cauchemars, je le vois se rétrécir, jusqu’à vouloir m’ensevelir.

    Explique à Paul avec des mots que tu choisiras et qui ne le blesseront pas que je l’aurais profondément aimé. Dis-lui que ma passion était comme la flamme dans le foyer, vive et pétillante. Mais avec le soir, elle s’est faite discrète jusqu’à disparaître, car personne n’avait rajouté de bûche. Je suis épuisée, Robert, d’attendre quelqu’un qui ne viendra sans doute plus me chercher.

    Raconte-lui avec des paroles choisies que j’ai prié, j’ai tremblé et aussi pleuré. J’étais si loin et affreusement seule ! Dis à Paul que mon corps s’est lassé avant mon âme. Il a des exigences, il a besoin d’aimer et d’être aimé et se sentir en sécurité dans des bras puissants.

    Oh ! Robert, dis-lui que le corps de femme est une chose fragile, qu’il réclame à être protégé et à être entouré de tendresse. Comme tous les corps, il a besoin de vivre, de vibrer. Il a besoin d’être dominé puis apaisé après avoir été écouté et honoré. Pour moi, c’est l’inverse qui se produit, il s’étiole, il se meurt. Quand la nuit descend, elle n’envahit pas seulement la terre, mais elle investit aussi mon être tout entier. À qui donc aurai-je pu confier ma détresse ? Je suis comme la veuve d’un marin que la mer a pris. Dois-je aussi m’habiller de noir ?

    Voilà des années que je suis seule avec mon désespoir. Vois-tu, Robert, à force de se pencher sur le néant, on finit par y glisser et dans ce monde on ne rencontre que des ombres et l’on finit par leur ressembler.

    Un soir, l’une d’elles m’a dit de faire ce que j’estimais être bien pour moi et de le faire en toute honnêteté.

    Sois mon avocat, dis-lui que c’est avec le cœur gros que je pars errer avec les ombres. Je ne suis pas forte, je ne l’ai jamais été. Je savais seulement que la vie s’offrait à moi et que je me devais de la traverser au bras du bonheur, et non pas de lui tourner le dos...

    Extrait « Du Chêne au Pois sucré » de Benoit Thibault de Beauséjour.

    Amazone. Solitude. Copyright n° 00048010-1

     

     


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  • La solitude se confie

    — Il est étrange comme la vie à une manière bien particulière de marquer chacun des hommes. À n’en pas douter, l’empreinte qu’elle imprime en nous est une singularité qui ne s’effacera plus jamais. Au contraire, elle ne cessera d’évoluer afin d’être toujours à la hauteur des événements qui fleurissent tout au long de notre existence. Cette marque indélébile, la destinée l’aurait-elle voulue afin de mieux nous reconnaître dans un autre monde, si tant est qu’il y en ait un ? En fait, si elle prend tant de soin à graver en nous ses désirs, c’est probablement pour nous transformer en ses objets, ses serviteurs et très certainement ses souffre-douleurs.

    Rien ne sera vraiment réalisé dans notre vie que notre destin l’ait décidé avant même que notre esprit ne l’ait envisagé.

    Sans doute trouverez-vous insolite cette conversation, ignorant les faits qui l’ont provoqué. Pour ne pas vous mettre au supplice, en quelques mots je vous explique. Au départ, il y a la solitude. Il est rare qu’elle arrive en chemin, elle était déjà en nous et n’attendait que l’instant propice pour se manifester. C’est souvent à la saison où les inconforts de l’existence se manifestent au sein de la famille, qu’elle frappe à la porte, car c’est le temps où certains partent vers d’autres destinations, laissant derrière eux quelques-uns des membres de la fratrie comme on abandonne un objet devenu encombrant.

    Souvent, on me pose cette question :

    — Pourquoi être ainsi toujours prêt à tendre la main ?

    — L’explication est toute simple. Autour de nous, l’ingratitude grandit ; de jour en jour, elle hante nos routes, envahit nos champs où elle se mêle à la bonne herbe. Elle devient si épaisse que si nous n’y prenons garde, elle finira par étouffer les sentiments les plus beaux et les plus grands.

    Trop souvent, mes pensées sont empreintes d’amertume à la vue de ceux que nous laissons à leur destin. Il faut cependant que les hommes sachent qu’on ne joue pas impunément avec le cœur des autres.

    Quant à ceux qui ont décidé d’apaiser les douleurs d’un ami tombé en route, il faut savoir qu’ils le font avec ce qu’ils ont de meilleur en eux. Les pensées, les mots, les prières et les souhaits viennent du plus profond d’eux-mêmes. Il faut que vous compreniez que chaque parole est pareille à un lambeau de chair que l’on a arraché à un corps pour le greffer à celui qui endure les injustices de la vie.

    Toutefois, ne nous méprenons pas. Nous ne sommes pas des Dieux. Nous-mêmes, nous ne serons pas forts indéfiniment. Nous souffrons avec ceux qui souffrent, nous pleurons avec ceux qui laissent couler leurs larmes. Il nous arrive de sourire avec ceux qui nous remercient parce qu’ils sont convalescents et nous aident dans nos démarches.

    Personnellement, les premiers yeux que j’ai fermés, c’était une nuit de 1956. J’avais onze ans. Je l’ai fait à la suite d’une ultime conversation, de dernières confidences et de secrets jamais dévoilés au paravent. Je crois bien que c’est depuis cette douloureuse nuit que la solitude m’a tiré hors du monde. Nous avons beau être des hommes rompus aux difficultés, nous sommes avant tout des êtres humains et rien ne nous prédisposait à devenir des soigneurs d’âmes.

    Depuis cette nuit, je n’ai jamais cessé d’être auprès de ceux qui ont besoin d’amitié. Du fond de notre misère, nous avons accueilli nos frères de souffrance, mais aussi les nantis, parce que la douleur est la même pour tous.

    Nous ne ressemblons pas au créateur, nous n’y ressemblerons jamais. Lorsque nous nous adressons à ceux qui souffrent, c’est avec notre cœur et notre esprit et cela est douloureux parce que nous sommes de chair et de sang.

    Alors, si à l’image d’une croix où Jésus semble tourner le dos à une église perdue en brousse parce que la porte en reste désespérément fermée, l’ingratitude venait à grandir, nos cœurs demeureraient sourds, parce que blessés et oubliés.

    Nous n’existons que pour donner une part de nous-mêmes ; jamais pour prendre. Notre satisfaction n’est comblée que par une guérison, parfois un timide sourire ou un merci avant que nous nous tournions vers une autre destinée désespérée.

    Vous le voyez, la solitude n’est pas seulement le fait d’être isolé dans le monde, mais c’est aussi la manière de souffrir parce que ne pouvant partager la douleur, les espérances ou les rêves de ceux qui nous lâchent la main.


    Amazone. Solitude.


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  • La traverse de l'oubli— Allant du même pas sur le chemin de l’existence, je ne m’étais jamais posé de question particulière qui auraient pu entraver ma marche vers l’avenir. Je pensais bien que l’on ne pouvait à la fois regarder devant et derrière soi sans risquer de se mettre en retard quand au rendez-vous que nous nous étions fixé avec le destin.

    Cependant, à une certaine étape de la vie, je ne pus empêcher une énigme de hanter mon esprit. Elle se faisait récurrente, m’indiquant ainsi qu’elle exigeait une réponse dans les meilleurs délais.

    Je me posais donc un instant, évitant de me retrouver à la croisée d’autres chemins, afin que je ne sois pas tenté de changer de direction. Il est si difficile de se remettre en cause quand le temps qui nous fut imparti se fait avare de ses jours.

    Une petite voix me répétait sans cesse :

    — Sais-tu depuis combien de temps tu arpentes cette route ?

    — C’est alors que je réalisais que j’avais choisi celle-ci en ignorant les raisons qui me firent l’emprunter. Il est vrai qu’alors, pour moi, tous les chemins se ressemblaient. Les uns ou les autres, où pouvaient bien se situer les différences, si toutefois elles existaient ? Certes, elles ne conduisaient pas toutes au même endroit, tant s’en faut ! Mais à la réflexion, mes jambes bien trop courtes m’empêchaient de voir au-delà les clôtures et les haies de nos campagnes. Alors peu m’importait ce que l’on pouvait découvrir au bout des chemins.

    Cette question avait néanmoins éveillé en moi une certaine curiosité. Je fis donc l’effort de remonter les évènements qui se bousculaient en ma mémoire.

    Je finis par trouver.

    Je n’étais qu’un enfant et il me plaisait de parcourir ce chemin en terre, qui sous le soleil laissait s’installer la poussière. Dans celle-ci, alors, j’aimais écrire combien je t’aimais. Je dessinais aussi des cœurs si gros que nos deux noms pouvaient s’y donner la main. Quelqu’un avait planté de nombreux arbres sur les bas-côtés. Ils donnaient l’impression d’être les traits d’une marge qu’il ne fallait jamais dépasser. Ils séparaient les champs et les prairies des nombreux chemins de traverse.

    L’existence est ainsi faite qu’avec les arbres, nous grandissions à notre rythme, ignorant, alors que nous bénéficiions de la même lumière et sans attacher d’importance au nombre des années. Nous avancions ; quoi de plus naturel, en somme ? Jusqu’au jour où je pris conscience que les jours passaient à vive allure. Pour m’en convaincre, je n’avais qu’à me pencher au-dessus des cœurs que je continuais à dessiner. S’ils étaient les mêmes, à l’intérieur les noms changeaient. J’avais même supprimé une phrase : pour la vie !

    Quelque chose me disait que le parcours des hommes devait ressembler aux saisons. Certes, elles sont identiques, mais toutes ne connaissent pas la même félicité.

    Un matin, un grand bruit me tira de la léthargie dans laquelle je me complaisais. Me retournant, j’aperçus une armée d’hommes et d’engins qui avançaient dans ma direction. Je crois qu’ils avaient compris qu’aucune de celles dont le nom se morfondait à l’intérieur des cœurs ne viendrait plus au rendez-vous fixé.

    Ils avaient deviné qu’aucune de mes princesses ne viendrait découvrir les messages que j’imprimais sur le chemin.

    Afin que nul souvenir n’aille rejoindre les étoiles, ils recouvrirent la poussière de mon chemin qui disparut sous le bitume et le gravier. Pour s’assurer qu’aucun mot ne s’échappe, ils passèrent et repassèrent avec d’énormes rouleaux compresseurs, enfonçant mes cœurs jusque dans l’âme de la Terre.

    Qu’importe ; j’avançais et je n’éprouvais pas le besoin d’avoir une pendule qui égrène et décompte le temps qui m’accompagnait. La seule horloge que je reconnaissais alors était celle de l’Univers, qui ne s’arrête jamais. Avec précision, elle fait naître les matins et accroche les soirs dans les ramures, avant d’éteindre le jour, comme si elle voulait l’économiser.

    Depuis, je connais la longueur du temps, car les arbres grandissants allongent leurs silhouettes sur ma nouvelle route. Je sais aussi le chemin parcouru, car mon pas est plus court et plus lent, devenant même incertain. Je comprends maintenant pourquoi les arbres ont grandi plus vite que moi. Ils avaient découvert qu’un jour j’aurais besoin de la fraîcheur de leur ombre au plus fort de l’été. Je sais aussi qu’au bout de ma route le brouillard m’attend alors que l’automne est encore loin.

    Je devine qu’il désire que nous associions nos passés pour en faire l’oubli de la vie que nulle âme ne croisera sur ma route.

     

     

    Amazone. Solitude. Copyright N° 00048010 


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