• — Je me souviens, dit-elle. Elles appellent désespérément lorsque leurs pis sont trop gonflés, entraînant des souffrances qui peuvent aller jusqu’à la mammite.

    — C’est bien, dit le paternel en riant. Je vois que ceux de la ville n’ont pas trop lessivé ton cerveau ! Tu es même presque prête pour la relève !

    — Hé là, comme tu y vas, s’exclama-t-elle ! Il est bien d’autres choses dont je me souviens. Je t’entends encore nous répéter inlassablement lorsque nous étions enfants que les choses de la vie, lorsqu’elles s’apprennent sur le tas, on ne les oublie jamais ! Apprendre à travailler, disais-tu aussi, c’est comme apprendre à marcher. Les premiers pas sont hésitants, mais à l’instant où le pied prend de l’assurance, ils s’associent au regard pour ensemble, fixer l’horizon. Ils tracent une route. C’est celle qu’il te faudra emprunter. Elle sera tienne pour toujours. Alors, tu vois que j’ai de la mémoire, demanda-t-elle ?

    — Je n’ai pas dit que tu n’en avais pas, rétorqua-t-il. Je sais seulement que tu écoutais, puisqu’en ce jour tu me sers mes propos d’alors, tandis que je croyais que nous parlions à des enfants indifférents.

    — Mais cela ne me dit pas ce qu’il advint du chien ?

    — Cela fait plaisir de constater que dans ce domaine-là tu n’as guère changé, dit-il. Tu es toujours aussi pressée et tu ne lâches rien. N’as-tu donc pas appris à domestiquer ton impatience ?

    Droit devant ! Cela pourrait être ta devise, ma fille.

    — Comme tu le constates, je ne tourne pas longtemps autour du pot. J’aime à y plonger la louche dès qu’il est posé sur la table.

    — Cela tombe bien, dit-il. J’ai de quoi nourrir ta curiosité et si tu restes assez longtemps avec nous, tu te rendras vite compte que le pot dans lequel on sert le potage est grand. Nous ne finissons jamais la soupe. Après quelques autres échanges sans grande importance, il reprit le cours de l’histoire.

    — Ce jour-là, le père s’attarda un peu à l’étable. Il alimenta les râteliers en foin qui avait conservé tout son parfum d’herbe sèche. Il s’occupa ensuite d’un veau qui n’était pas très solide sur ses pattes. Ce faisant, il décida que c’était le dernier que sa mère mettait au monde. Sans que l’on sût pourquoi, elle n’avait jamais donné des bêtes de qualité. Elles étaient délicates à élever et se vendaient toujours moins bien que les autres. Il avait pris sa décision, à la prochaine foire, elle ferait partie du lot qu’il proposait à la vente. Ensuite, il amena près de la porte les bidons de lait de la dernière traite, afin que le ramasseur de la laiterie n’ait pas à perdre trop de temps.

    La tournée de ce gars-là n’avait jamais varié. À cinq heures et demie, il était dans la cour. Le grand-père lui donnait un coup de main, car il devait tester chaque bidon en prélevant un échantillon. Il le passait dans la centrifugeuse, afin de vérifier que l’on n’avait pas rajouté de l’eau pour faire bonne mesure.

    Chez nous, il n’y avait pas de crainte à avoir. Le père disait toujours non sans une certaine fierté, qu’il avait préféré la qualité à la quantité !

    Du reste, tout le monde s’accordait à dire que la plus belle crème venait de chez le père Bonnefoîs. Chaque jour, c’était un véritable plaisir de baratter le beurre frais et bien jaune. Le livret de laiterie signé, dans un bruit d’enfer, la camionnette partait ensuite chez le père Lixandrou, empruntant nos chemins toujours cahoteux et remplis d’ornières. De vallon en vallon, on l’entendait longtemps encore. Les chiens ne l’aimaient guère. Sans doute les dérangeaient-ils dans leur sommeil peuplé de rêves où les cochonnailles de toutes sortes s’étaient invitées dans leurs gamelles, ainsi que d’autres plats à profusions. Le grand-père ne manquait pas de leur reprocher leur appétit. 

    — Je suis certain, disait-il, que si nous recherchions toutes les victuailles qu’ils ont enfouies, il y aurait de quoi nourrir les chiens du monde entier !

    — C’est peut-être l’une de ses parts, que le Dick recherchait, avança la jeune femme. Mécontent de ne pas la retrouver, il a décidé de faire le siège de son territoire histoire de voir si le voleur pris de remords ne reviendrait pas déposer un peu du festin pillé.

    — Ô non ! Ce n’était pas ce qui inquiétait le brave chien. Le grand-père disait toujours qu’il n’y avait pas plus doux que lui. Il ne se battait jamais. Il semblait être au-dessus du lot, comme on disait alors couramment. Je suis certain qu’il ne revendiquait même pas la place de chef de meute. Rien ne l’intéressait plus que d’être le compagnon fidèle de son maître. Son existence, il l’avait calqué sur celle du père.

    Ah ! Maintenant que j’y pense, il n’y avait qu’un homme qu’il ne supportait pas. Lui, brave d’entre tous les chiens les plus braves, dont tous s’accordaient à reconnaître son caractère souple et débonnaire. C’était le collecteur de lait. Mon père s’est toujours demandé quel litige il y avait entre eux, et depuis quand il existait.

    — Tout à l’heure, tu faisais allusion au bruit, avança-t-elle. Il en était peut-être la cause exacte ?

    — Non, je ne pense pas, répondit son père. Entre eux, il devait y avoir eu une sale histoire dont jamais personne ne connut les tenants et les aboutissants. On aurait dit qu’ils s’accusaient mutuellement d’avoir dissimulé un cadavre, et ce dernier se mettait en travers de leur route, chaque fois qu’ils se rencontraient. (À suivre)

     

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  • La ferme de l'étrange  5/11

    – Prenant délicatement la main de sa fille dans la sienne, il lui demanda si elle voulait bien raconter à nouveau les rêves de ces nuits dernières. Elle se lança ; il ne l’interrompit pas. Mais au bout d’un long moment durant lequel il ne disait rien, elle l’interpella :

    – Vas-tu me confier à la fin ce qui te tracasse, finit-elle par demander ?

    – Certes, je vais te le porter à ta connaissance. Tu me racontes des faits qui se sont déroulés des années avant ta venue parmi nous. Dans cette maison, il n’y a que ta mère et moi qui connaissions ce qu’a vécu ton grand-père en ce jour dont il nous affirma qu’il fut l’un des plus douloureux qu’il n’a jamais supporté. Et pourtant, il avait fait la guerre et il savait ce que tristesse et souffrance signifiaient ! Nous ne vous en avions jamais parlé, car il est des émotions qui ne pourraient être partagées sans crainte de les déposséder du meilleur d’elles-mêmes. C’est un peu comme la plus belle image. Elle rayonne et reflète avec bonheur dans les yeux, tant qu’elle ne choit pas dans la boue. Si à la suite d’une maladresse cela survenait, on s’empresse de la ramasser. Hélas, même nettoyée, elle porte à jamais les stigmates de la terre qui l’a écorchée.

    – C’est à mon tour de me montrer intriguée, dit-elle avec dans la voix ce petit quelque chose qui trahissait sa curiosité, alors que l’odeur du café en profitait pour se répandre dans la cuisine, ajoutant un arôme à ceux qui s’y accrochaient depuis longtemps. J’attends tes explications, lui dit-elle en pressant plus fort sa main dans la sienne.

    Il eut mal ; oui, il éprouvait une certaine douleur soudaine et méconnue qui ressemblait plus à un déchirement qu’à une blessure. C’était la première fois qu’il allait mettre au grand jour l’un des secrets que détenait sa mémoire. Il lui en coûtait de révéler ces évènements particuliers qui se déroulèrent il y avait bien longtemps. Mais il comprit que sa fille devait savoir, car il y aurait sans doute de nombreuses nuits au long desquelles les appels ou toute autre manifestation la tiendraient éveillée et que pour trouver le repos qui sied aux ténèbres, il faut leur apporter les réponses qu’elles réclament.

    – Est-ce donc si difficile ? Le pressa-t-elle, pour qu’il te faille un si long moment pour me dire ce qui s’est passé dans notre ferme ?

    – Non, ce n’est pas si pénible que tu l’imagines, répondit-il. C’est seulement que je ne suis plus tout jeune et que j’ai besoin de plus de temps pour retrouver le fil des jours et celui des ans. Tu sais, je suis arrivé à un point de ma vie où je ressemble à une barque qui souhaiterait refaire le chemin de la rivière pour découvrir sa source. Il est si difficile de vouloir remonter le temps ! Plus tu avances et davantage il semble reculer, comme pour préserver les secrets de la vie. Nous insistons, mais à la fin, épuisés, nous reprenons le fil de l’eau qui nous conduit vers l’océan et nous nous laissons glisser.

    – Si cela doit te faire mal de parler, ne dis rien, dit-elle, avec dans la voix cet accent de générosité que seules les mères du monde possèdent lorsqu’elles s’adressent à leur enfant dont le cœur saigne.

    – Voilà, dit le père, en se lançant comme on le fait dans une aventure dont on ignore où elle va nous conduire et comment elle va se terminer.

    Je ne te dirai pas que cette journée avait débuté comme toutes celles dont les premières heures n’augurent rien de bon. Loin de moi, une telle pensée. Ces moments particuliers, il n’y a que quelques personnes qui ont le pouvoir de déterminer ce que sera le jour en lisant dans les couleurs de l’aurore, comme d’autres le font en cherchant dans les mille facettes de leur divine boule de cristal. Seulement chez nous, tu es bien placée pour le savoir puisque tu y as passé tes plus belles années, rien ne nous a jamais laissés totalement indifférents. Nous avons toujours pris un immense plaisir à découvrir l’histoire nouvelle que le jour dessine à notre intention afin que nous ne le traversions pas avec dans l’esprit la monotonie qui siège chez les gens désabusés. Cependant, en ce début d’automne, une certaine oppression pesait sur le monde, rendant l’air difficilement respirable et les personnes les plus anxieuses qu’à l’ordinaire. Il se murmurait alors des rumeurs d’une nouvelle guerre et chacun se souvenait parfaitement de l’odeur de la poudre et des bruits des canons.

    Ce matin-là, le grand-père finissait d’atteler la paire de bœufs pour le labour. Il voulait retourner une parcelle pour l’ensemencer en seigle afin que dès les premiers beaux jours revenus, les bêtes aient quelque chose de vert et de tendre pour ouvrir l’appétit, après une longue saison hivernale durant laquelle elles ne connurent que l’herbe sèche. C’est à l’instant où il venait de réunir les bœufs par le joug que son attention fut attirée par le manège de son chien, le fidèle Dick. Pour mon père, il n’avait jamais été un animal comme les autres. C’était un compagnon de tous les instants. Il était celui dont on dit souvent qu’il ne lui manque que la parole pour que d’un modeste serviteur, en faire un véritable ami.

    Il grattait le sol à une allure que ton grand-père ne lui connaissait pas. Il ne se laissait pas distraire par les préparatifs du laboureur et cela ne manqua pas d’étonner mon parent. Ordinairement, le chien était toujours le premier à emprunter le chemin qui conduit aux champs. Ce matin-là, il donna l’impression que rien d’autre que lui n’existait autour de lui. (À suivre).

    Amazone. Solitude 00061340-1

    Photo Glanée sur le net

     

     

     


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  •  

    - Ce qui la gênait plus que la chose elle-même, c’était l’ambiance dans laquelle la plongeaient ses rêves, sans qu’elle puisse ne rien faire qui aurait empêché les songes de revenir sans cesse. Il y avait aussi cet homme dont elle ne voyait pas le visage. Il se tenait assis au bord d’un immense trou. Il parlait, mais elle ne comprenait rien aux paroles qu’il entretenait avec quelqu’un qu’elle ne distinguait pas ; et pour cause, cet inconnu était au fond du gouffre. En vérité, la conversation ressemblait plus à un monologue qu’à un échange authentique entre deux personnes, tant les sons qui émanaient des profondeurs étaient lointains et incohérents. Ils étaient davantage des plaintes que des paroles. Elle ne savait pas comment interpeller son père à ce sujet. Elle imaginait que celui-ci se moquerait d’elle à l’instant même où elle ferait allusion à ses rêves. Cependant, il lui revenait en mémoire, que loin de sourire, il l’avait toujours écouté. Mieux, il lui revint à l’esprit maintenant qu’il répondait sans détour à ses questions. Elle s’amusa alors à l’évocation de ses réflexions ; il les piochait dans la nature, où tous nos problèmes nous sont expliqués en images, prétendait-il en ce temps-là. Confortée par ses souvenirs, elle se tourne vers son parent qui paraissait absent tant il était plongé dans ses pensées.

    — Père, te semble-t-il normal qu’une grande partie de la nuit j’entende des voix et que je voie défiler des images qui reviennent sans cesse ?

    Sans la regarder, il demanda :

    — Ah bon ? Et à quoi ressemblent ces échanges ?

    — Je ne crois que cela soit des paroles. L’homme, oui, il parle, en effet. Mais il le fait doucement, comme s’il essayait de calmer un enfant qui aurait fait une mauvaise rencontre. Quant aux autres bruits, ils semblent plus être des plaintes, peut-être émises par un animal quelconque.

    — As-tu vu le visage de l’homme ? demanda encore le père.

    — Non, il reste flou. Mais c’est un personnage imposant par la taille, possédant une épaisse chevelure blanche. Je dirais qu’il pourrait presque te ressembler. Oh ! Je réalise que je te parle sans que tu en sois étonné. Ce genre de songe t’aurait-il déjà visité ?

    — Cela peut te paraître étrange ; mais c’est vrai que cela ne me surprend pas. Toutefois, je te mets en garde. Il ne faut pas attacher une trop grande attention aux faits qui se déroulent dans le brouillard des ténèbres, dit-il posément. Ce n’est pas par hasard que les rêves de toutes sortes ne vivent que la nuit. Ils attendent que nous ayons sombré dans l’inconscience pour venir nous surprendre. Ainsi, ils sont certains que leurs émotions ne seront pas totalement partagées. Il en va de même pour les personnages. Nous en rencontrons beaucoup au long de notre sommeil. Ils sont pareils aux anges. Nous les confondons, car ils se ressemblent tous !

    — Pardonne-moi, papa, mais cette nuit en particulier, ce ne sont pas des anges qui m’ont rendu visite. Je peux aussi t’avouer que la voix de l’inconnu est identique à la tienne quand nous étions enfants et que tu nous racontais des histoires.

    Le père devint soudain pensif et même plus intéressé. Il finit par dire en soupirant presque :

    — Ainsi, te voilà rattrapée par le passé, toi aussi ! N’as-tu rien distingué d’autre, cette nuit ?

    — Si, bien sûr, répondit-elle. Des roues bloquées soulevant une poussière importante, des cris de personnes et des hurlements de chiens.

    Tu entends ce que je viens de dire, demanda-t-elle encore en voyant que le visage de l’interpellé s’était refermé. Il était maintenant plus grave et son regard se posa sur une chose dont il était sans doute le seul à savoir ce qu’elle représentait. Il tardait à répondre à sa fille, car il venait de réaliser qu’elle lui rapportait un fait douloureux que son propre père lui raconta ; mais c’était bien des années avant qu’elle agrandisse la famille ! Et lui, il n’avait jamais parlé de cet épisode pour ne pas impressionner ses enfants. Le temps passa, engrangeant ses instants de vie et de surprises, qu’ils fussent agréables ou non. Les souvenirs des jours avaient fini par trouver naturellement leur place. Ils dormaient tranquillement aux côtés de nombreux autres, beaucoup plus anciens, et qu’à l’inverse des nouveaux, personne ne réclamait. Or, voilà qu’en ce matin, elle en parlait comme si elle avait assisté aux évènements.

    — Aurait-elle le don de remonter le temps, se demanda-t-il ?

    Il était vrai qu’il lui arrivait aussi de revoir ce triste épisode. Mais c’était toujours en certaines circonstances, notamment la veille d’un jour au cours duquel il se passerait quelque chose d’important. Cependant, les jours derniers, la vie n’avait pas été particulièrement exaltante. Il y avait bien eu le retour de la petite, mais là ce n’était rien d’autre qu’une part de bonheur, une sorte d’immense bouffée d’air frais. Il se poussa, puis invita sa fille à prendre place à ses côtés, tout en lui servant un bol de café bien fort et bien chaud comme elle l’avait toujours apprécié.

    — Tu n’es pas mon enfant pour rien, lui dit-il. Tu es curieuse de tout, aimant les bonnes choses et voulant détenir tous les secrets qui sont enfouis dans nos terres ! (À suivre).

    Amazone. Solitude 00061340-1

     

    Tableau : paysage du rêve, de Jacob, vers 1691


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  • – Pour confirmer les dires de ces hommes rustres et sans doute un peu bourrus, mais ô combien logiques tout au long de leur existence, il n’était qu’à poser les yeux sur l’évier qui se trouvait en bonne place sous la fenêtre ! Il était fait de gros blocs de pierre, dont celui de droite et de gauche surplombait un troisième qui avait été creusé et dont l’écoulement se faisait directement à travers le mur de la maison. Sur chacun des pavés supérieurs, il y avait toujours un seau d’eau. L’imagination des hommes les avait poussés à concevoir un ustensile ressemblant à une grosse louche. Posé en travers du récipient, le manche, légèrement courbe, était creux afin de permettre au liquide de tomber en un filet suffisant pour réaliser les travaux désirés. Cet instrument d’un autre temps, dans la maison, on l’avait toujours appelé la cassotte. Sur cet évier, on ne comptait plus les bidons de lait qui s’y étaient retrouvés pour être rincés ni les marmites et encore moins les chaudrons, dont les culs si noircis par le feu de la cheminée, que depuis longtemps on avait renoncé à les faire briller. Ce n’est pas la peine de chercher à les percer, donnait-on comme excuse pour expliquer que l’on ne les frottait plus.

    – Ce qui cuit se trouve dedans et non dehors !

    Celui ou celle qui y travaillait ne perdait rien de ce qui se passait dans les prés voisins ni de ceux qui s’aventuraient sur le chemin menant à la ferme. On pouvait dire que l’évier et la fenêtre avaient un destin commun avec les tours de garde des châteaux qui ourlaient les sommets des collines avoisinantes, sur lesquelles ils finissaient de mourir après avoir connu les plus beaux jours des vallées qu’ils surplombaient.

    Lorsque la demoiselle pénétra dans la cuisine après avoir poussé la porte dont on ne songeait jamais à huiler les gonds et après avoir laissé la dernière marche d’un escalier qui semblait souffrir de mille maux à chaque fois qu’on l’empruntait, ses yeux se posèrent sur le vaisselier. Le meuble, avait, lui aussi connu d’autres temps. Résigné, il avait fini par abandonner à la fumée et à l’existence le soyeux de son bois agrémenté de nombreuses sculptures dont la main habile d’un ébéniste l’avait revêtu. À son sujet, la jeune fille avait demandé si les habitants de la demeure s’apprêtaient à déménager bientôt, car le meuble semblait en effet prêt à partir. S’approchant de lui, elle questionna non sans respect, son père qui ne cessait de l’observer :

    – Sont-ce tous vos trésors qui se trouvent réunis en si peu de place ?

    C’est vrai qu’elle n’avait pas eu à forcer son imagination pour énumérer tout ce qui ceétait exposé à la vue de tout un chacun. Il y avait là un échantillonnage de tout ce qui faisait la vie d’une famille. Aucun endroit n’était disponible ! À la poussière qui recouvrait les objets, on devinait que beaucoup n’étaient plus utilisés depuis des lustres, et qu’il y avait encore plus longtemps qu’il n’y avait pas eu de banquet à la maison. Les traditions se seraient-elles perdues, que l’on invitait plus les gens du village à sa table ? À moins que la poussière présente sur toutes les choses ne fût là que pour éviter aux souvenirs de s’envoler à l’instant où la porte s’ouvrait ? La vie s’écoulait ainsi depuis des générations et nul n’aurait songé à compromettre l’équilibre formé par l’existence et les gens.

    Il aurait été difficile de croire que les senteurs qui émanaient de la maison étaient nées seulement du présent matin. Non, personne n’était dupe. Dans le volume qui avait trouvé son harmonie, le temps avait créé une alchimie dont il était le seul à en détenir les secrets et la composition.

    Finalement, les odeurs et les bruits qui gravitaient autour des habitants des lieux avaient un côté rassurant. C’est comme si l’on était certain que les âmes des anciens n’avaient jamais migré vers le pays que ne visitent pas la lumière ni l’amour. Il n’était sans doute pas innocent que personne ne songeât jamais à déplacer quoi que ce soit, afin de ne pas déranger l’esprit auquel les choses appartenaient. On allait d’une pièce à une autre en étant conscient qu’on se heurtait involontairement aux souvenirs. Mais jamais, au grand jamais, on n’aurait osé les changer de place. Il n’était pas une image ni un objet qui ne rappelaient pas une histoire commencée, mais hélas, jamais achevée, puisque personne n’avait su imaginer les mots pour clore un chapitre. Ils appartiennent qu’à ceux qui les prononcent, car ils sont les seuls qui ont ressenti les émotions qui les ont fait naître. En fait, c’était à ce sujet que la jeune femme désirait s’entretenir avec son père. De cette ambiance qu’elle avait toujours connue et qu’elle pensait qu’il suffisait de s’éloigner quelques années pour que les ressentis disparaissent. Or, il n’en était rien.

    Depuis son retour, certains phénomènes se renouvelaient chaque nuit. Non qu’ils l’effrayaient ; mais elle jugea que le temps était enfin venu, qu’on lui donnât les explications qu’elle attendait. Parfois, il suffit de connaître les tenants et les aboutissants des choses dites mystérieuses pour qu’elles ne le soient plus.

    Et puis, quand on vit le jour à la campagne qui semble avoir été oubliée du reste du monde, rien ne peut vraiment vous étonner. (À suivre).

    Amazone Solitude 00061340-1

     

     

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  • Bref ! On l’aimait bien, même si parfois on le critiquait un peu. Il y en avait quelques-uns qui faisaient un détour pour venir au plus près de ses terres devant lesquelles ils se signaient comme le font les femmes le dimanche en pénétrant dans l’église du village. D’autres, longeant le corps de ferme, posaient la main sur les vieilles pierres comme si elles avaient le pouvoir de conjurer le mauvais sort, attirant ainsi la bonté et le bonheur sur leurs familles.

    Le père ne broncha pas lorsqu’il entendit sa fille descendre l’escalier. Il se trouvait dans cette salle aux dimensions importantes, à la fois la cuisine où tous les évènements passant par la ferme faisaient une halte obligatoire. Mais elle était aussi la chambre des parents, comme elle l’avait toujours été depuis que les générations s’y étaient succédé. Au milieu de la pièce était une table dont on se doutait qu’au temps où elle fut transportée là, ce ne pouvait être que grâce à quelques costauds. Elle était longue et massive et l’on savait que sur son tour, bien des descendances s’y étaient renouvelées.

    Pareillement au temps dont chacun s’accordait à dire qu’il était immortel, on devinait que le mobilier présent avait été conçu pour durer des siècles. Même les coudes appuyés lourdement sur le bois de la table n’avaient jamais réussi à l’entamer ni laissé de traces qui auraient témoigné de la lassitude des hommes après une longue journée de labeur. Il n’y avait que les vieux planchers pour affirmer par les empreintes de sabots que les ans pesaient de plus en plus lourd sur les épaules des individus. Observant ces sillons qui s’approfondissaient dans le bois, il était aisé aux esprits émoussés par la vie d’en conclure qu’ils menaient directement au cimetière où il était facile de trouver la place du propriétaire de sabots.

    Les murs de la pièce avaient sans doute connu l’éclat et l’odeur d’une couche de chaux. Mais il y avait si longtemps, que l’existence mêlée à la fumée s’était installée à sa surface, que nul n’aurait su dire qui, de la famille avait fait la dernière mise en peinture.

    Regardant de plus près, on était cependant surpris de trouver quelques emplacements plus clairs. C’était l’endroit du calendrier que l’on n’avait pas jugé utile de remplacer lorsque l’an nouveau avait frappé à la porte.

    On remarquait aussi un carré ou un rectangle qui, en son temps, avait dissimulé l’emplacement à la lumière. Il était facile de deviner que c’était l’œuvre d’une reproduction d’une scène de la vie de tous les jours, ou de travaux des champs, afin que nul n’oublie les raisons pour lesquelles il était présent en ces lieux. Puis, le tableau, constatant que les yeux ne se posaient plus sur lui, persuadé qu’il avait disparu des esprits et des regards, un jour s’était laissé tomber. Il avait fini par rompre la vieille cordelette qui le retenait depuis des lustres à un clou rouillé qui lui aussi penchait la tête vers le sol. De toute façon, de mémoire d’habitant, on ne savait même plus qui l’avait planté là !

    Entre le vaisselier semblant avoir été oublié à l’amarre sur un quai désolé tel un vieux gréement désarmé et la fenêtre donnant sur la cour de la ferme, s’époumonait l’antique horloge qui se prenait les aiguilles dans la marche du temps. Elle n’avait jamais connu d’autres répits que ceux qui signifiaient le départ d’une âme de la maison. C’était sa manière à elle de prendre part à la tristesse qui s’installait dans la demeure, mais qui pour des raisons évidentes de survie, ne s’éternisait jamais. D’ailleurs, tout juste de retour du cimetière, une main aux doigts noueux avançait les aiguilles et un coup sur le balancier donnait à la pendule le signal que la vie venait à l’instant de reprendre. Il n’y aurait alors que dans les moments où un ange passe, c’est-à-dire l’heure du jour ou de la nuit durant laquelle bêtes et gens sont assoupis, qu’elle ferait entendre son tic-tac monotone qui décompte les instants de la vie. On aurait cru deviner le souffle des disparus, murmurer aux habitants : « dormez tranquilles ; nous veillons sur le domaine ».

    Regardant l’épaisse poutre qui surmontait la cheminée, l’actuel occupant des lieux, si on lui avait posé la question, aurait été heureux de répondre que c’était sans doute la seule chose nouvelle qu’il vit installer, alors qu’il était enfant.

    L’hiver précédent, on avait abattu un châtaignier plus que centenaire et l’on avait passé un temps fou à le transformer en une énorme poutre, à grand renfort de coups de hache et d’herminette. Il se souvenait avec précision des efforts qu’avait produits la paire de bœufs pour sortir la grume de la forêt. Oui, cela avait été une belle journée !

    En ce temps-là, les hommes ne ménageaient pas leur peine. Il était clair que quoi qu’ils construisent, c’était dans l’intention que la chose dure le restant de leur vie et, par mesure de précaution, ils y rajoutaient celle de leurs enfants.

    — Refaire ce qui a été fait est du temps de perdu, prétendaient-ils. Il y a tant à faire au cours d’une existence d’homme, qu’il est parfaitement inutile de gaspiller nos forces.

    Pour s’en convaincre, il n’est qu’à regarder se lever les jours. Sont-ils les mêmes qui reviennent ? Non, affirmaient-ils ; chaque matin est nouveau. Notre vie doit être calquée sur la nature. Notre sauvegarde viendra de ce que notre imagination nous aura murmuré de bâtir pour avancer à la même allure que notre modèle ! (À suivre).

    Amazone Solitude 00061340-1

     

     

     

     

     


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