• — Chaque jour nous croisons des centaines d’individus différents les uns des autres. En fait, qu’ils ne se ressemblent pas n’est pas le sujet de ma remarque. Au contraire, nous pourrions difficilement imaginer notre monde au reflet quasiment identique. Ce serait d’une tristesse ! Nous comprendrions mieux alors la citation qui prétendit que « de l’uniformité est né l’ennui ».

    La chose qui m’interpelle, lorsque je regarde passer tous les êtres faisant onduler la foule, ce sont leurs allures dissemblables ; et bien malin ou audacieux, serait celui qui d’un jugement rapide, s’aventurerait à mettre au jour les caractères et les singularités de tous les personnages qui défilent au long des jours dans une parfaite indifférence.

    Je suis persuadé que sous les aspects qui sont autant de trompe-l’œil, s’ils se révélaient à notre curiosité, beaucoup de gens surprendraient notre imagination.

    Certains revêtent des costumes trop larges, non parce qu’ils rêvent d’occuper un poste de la plus haute importance, mais pour exprimer leur lassitude de vivre trop à l’étroit dans une société qui les étouffe.

    Ceux qui ont la chance d’avoir le « bras long » sont parfois décontenancés par les objets auxquels ils peuvent accéder et qu’ils dérobent au nez et à la barbe des plus courts.

    Les petits sont ravis de pouvoir se faufiler en toutes situations, mais sont déçus par les choses que les grands laissent à leur portée. Bien souvent, ce ne sont que des miettes dont personne ne veut s’encombrer les poches.

    Parmi cette foule déambulant, il y a des personnes qui n’attirent jamais l’attention.

    Ce sont les débrouillards. Ils sont toujours là où personne ne les attend, ils devancent les initiatives des uns et des autres et n’ont pas d’uniformes particuliers.

    Tous les habits paraissent tailler sur mesure lorsqu’ils les enfilent et ne font jamais montre de leur capacité à survivre dans un monde où la schizophrénie arpente les rues du matin jusqu’au soir.

    Ce qui nous démontre bien que ce ne sont pas ceux qui ont la plus grosse tête qui détiennent les plus belles pensées ! D’ailleurs, ce n’est pas toujours la force qui nous permet de déplacer les obstacles qui entravent notre marche, mais notre obstination et notre volonté. Chacun des gestes que nous effectuons doit trouver sa source dans notre instinct et lui adjoindre un soupçon d’intelligence et de ruse afin que nous sortions vainqueurs de situations parfois compliquées.

    Dans notre belle Guyane, il y a un dolo (proverbe) qui nous explique très bien ce sentiment :

    Kabrit ki pas malen pas gra ! (la chèvre sotte ne sera jamais grasse)

    À l’instar de la chèvre grimpant sur le dos du cheval, les plus faibles comprennent qu’ils ont accès au bonheur quand celui-ci aura disparu de la proximité du plus grand nombre.

    Les plus rusés qui composent les rangs de notre société développent souvent une meilleure capacité d’adaptation et détiennent l’ingéniosité la plus fertile qui leur fait traverser l’existence dans un confort supérieur.

    Il est vrai que mis au pied du mur, nous ne sommes pas égaux devant les exigences de la vie. Escalader les marches du temps n’est pas forcément la chose la plus facile et si nous demandons aux amis de nous aider ne doit pas nous apparaître comme un signe de faiblesse, mais au contraire un moment d’échange.

    S’unir pour vivre mieux ! Partager le savoir et le pouvoir comme on le fait d’un bon repas empreint de convivialité sincère.

    Pourquoi ne pas prendre exemple sur la nature qui depuis toujours a compris que la solidarité rendait l’ensemble plus fort ?

    Le jour qui se lève, n’est-il pas le même pour tous ? Les rayons du soleil s’infiltrant en nous ne nous donnent-ils pas une même puissance ?

    Ne craignons plus de soulager, mais tendons nos mains à ceux qui les saisiront lorsqu’ils seront dans la détresse. Prêtons notre bras au plus faible pour lui apprendre à retrouver le rythme de ses pas. Accordons notre sourire à ceux qui ont le regard dissimulé derrière les larmes. Il fera que des jours tristes ils se transforment en une rumeur infondée.

    En donnant, nous ne perdons rien. Au contraire, nous nous enrichissons de l’amour des autres, celui qui parfois vient à nous faire défaut.

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  • – La solitude est devenue si présente dans nos sociétés que l’on se demande si elle n’en est finalement pas le poteau mitant. Elle ressemble à un train long et hideux qui siffle tout au long de son parcours afin que nul ne l’ignore, et qui accroche à chaque station un nouveau wagon. Inlassablement, l’ensemble tourne autour de la Terre, tel un serpent qui voudrait se mordre la queue. Étrangement, aux haltes qui se succèdent, jamais personne ne descend. Du moins, de son plein gré devrais-je dire, sans grande surprise. Car lorsqu’un voyageur quitte la rame, c’est qu’il ne rêve plus d’un monde meilleur. Depuis son ultime refuge, il l’a enfin rejoint, non sans laisser derrière lui des milliers de questions, auxquelles il n’avait jamais su, ou put apporter une quelconque réponse. Dès que le convoi reprend sa marche à travers les brumes qui obscurcissent et isolent les esprits, de nouveaux passagers ont encore grossi le nombre de ceux qui s’y trouvaient déjà. 

    D’aucuns prétendent que la solitude est certainement le privilège des grandes personnes ; je veux dire par cette expression nos aînés, qui ont traversé la vie sans y avoir occupé la place correspondante à leurs aspirations, ou qui en ont été éloignés par des envieux qui convoitaient la leur. Qu’ils se détrompent, tous ceux qui osent mettre un nom sur le repli, volontaire ou non, des uns ou des autres.

    D’abord, elle ignore les gens, d’où ils viennent et qui ils sont, jusqu’à l’instant, où elle choisit de s’installer en eux, comme la saison oublieuse s’abat un matin sur le pauvre monde. Sans doute y a-t-il autant de jeunes que d’anciens, parmi les nouveaux élus ; mais le plus grand nombre se refuse à le croire, ne portant sur les composantes de la société, qu’une attention relative vers les éléments qui l’intéressent au premier chef. Ce n’est qu’à la découverte d’un drame que l’on se rend compte soudainement que la solitude, ce monde à part et pesant, marchait discrètement à leurs côtés depuis toujours. Par ailleurs, et bien que l’on cherche fréquemment à le passer sous silence, beaucoup d’enfants connaissent hélas ! bien avant l’heure les heures tristes du manque de regards compréhensifs des adultes. Pour eux, la vie  ne sera qu’une lente traversée du désert, dans lequel, pistes après dunes, ils rejoindront d’autres, égarés ou délaissés. Parmi eux se trouvent des adolescents débarqués de l’existence alors remplie de promesses. Ils marcheront longtemps le long de la voie avant d’oser attraper la main tendue par la portière afin qu’il intègre le wagon des laissés pour compte.

    Au long des années, la solitude ne se lasse jamais d’investir de nouvelles victimes. Elle prend un malin plaisir à faire des crocs-en-jambe au bonheur que certains pensaient avoir acquis pour toujours. Elle sépare des âmes que l’on croyait soudées à tout jamais, éloigne des cœurs qui cependant s’étaient juré fidélité, remplis de larmes des yeux qui auparavant étaient semblables au ciel bleu dans lequel ne s’aventurait aucun nuage. Pervers, le délaissement efface de certaines mémoires les plus tendres souvenirs, ainsi que les plus belles pages que les saisons avaient écrites, transformant les jours les plus lumineux en de tenaces ténèbres dans lesquelles ne se risque aucune étoile.

    L’isolement, c’est ce sentiment qui nous empêche d’entendre le chant des cigales ou celui des oiseaux, et qui fait se lever le vent afin qu’il détourne de nous les fragrances des plus fragiles fleurs sauvages. La solitude c’est ce monde étrange qui ressemble au royaume des défunts, mais dans lequel ce sont les vivants qui cherchent, sans jamais le trouver le repos de leur âme et la quiétude de l’esprit.

    Pour ceux qui errent seuls, l’angoisse a depuis longtemps pris la place des sourires ; et ils n’aspirent qu’à une chose : que ceux empreints d’amitié les serrent dans leurs bras, mais surtout pas d’une manière timide. Ils espèrent qu’ils n’hésiteront pas à le faire avec un élan sincère et fort, de sorte qu’ils ressentiront le battement de notre cœur qui aidera le leur à retrouver le rythme qui les avait abandonnés depuis le premier jour.

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  •  

    LE MONDE PEUT BIEN S’EFFONDRER  — On peut ignorer le destin, le provoquer parfois, mais nous devons lui reconnaître une force divine, une espèce de sixième sens qui lorsqu’il frappe à une porte préfère que nous le recevions sans état d’âme particulier. Quand il s’apparente à une joie, nous nous devons de le remercier, tandis qu’il se met en travers la route des pouvoirs maléfiques pour leur couper l’accès à votre maison, nous ne pouvons que le louer.  

    Mais alors, me direz-vous, quand il nous épargne des catastrophes, ne sommes-nous pas tentés de lui adjoindre une attention supplémentaire, celle qui viendrait du ciel, même si l’on feint de ne pas connaître son propriétaire ? Ne sommes-nous pas à ce moment précis à deux doigts de nous croire les obligés de cette force céleste qui étendit sa main pour nous préserver ?

     En voilà des questions ! me demanderez-vous. Si l’on est tenu à se les poser, c’est que quelque chose d’extraordinaire a dû se produire, pour soudainement, nous ramener à tant d’humilité. Je ne vais pas vous faire languir plus longtemps. Je vous présente donc les circonstances qui sont coupables du changement d’état d’esprit de certaines personnes qui, la veille encore, étaient des gens comme vous et moi.

     Elles traversaient la vie sans précaution particulière et se prétendaient heureuses de leur sort. Comme chaque soir après une journée bien remplie, le couple rejoignit la chambre à coucher où les attendaient les rêves et autres songes qui ressemblent parfois à autant de châteaux de cartes, très colorés, mais d’une fragilité extrême. La lune n’avait pas encore fini sa course ; elle semblait même s’attarder au-dessus du village dont la savane cernait pareil un tapis de verdure pour adoucir les pas.

     Soudain, alors qu’une merveilleuse histoire hantait les esprits endormis, un bruit indescriptible emplit l’espace et ébranla la maison. La secousse fut si forte que l’on crut que celle qui prêtait sa quiétude et qui sommeillait s’apprêtait à se transformer en un tas de ruines. Enlacés comme ils l’étaient, ils ne pensèrent pas à eux. Leur nid revêtait à l’instant précis plus d’importance que leur propre vie. À l’extérieur, le grondement continuait à se faire entendre, se répercutant dans les jambes du couple qui venait de sauter du lit. Le sol ne cessait de trembler, les objets sur les étagères s’entrechoquaient, mais le toit restait bien en place. Ils se précipitèrent dehors et ce qu’ils virent les glaça de craintes.

     Sous la clarté de la lune, ils ne purent que constater que la colline qui résidait à cet endroit depuis le commencement avait disparu au fond d’un gouffre, emportant avec elle des bâtisses, des familles, tout ce qui faisait jusqu’à cet instant, une existence paisible.

     Dans ces moments pénibles où les pensées vacillent autant que les derniers frissons d’une terre agonisante, s’enchevêtrent, pêle-mêle, les sentiments. Sans  que nous nous en rendions compte, les mains  partent à la recherche d’autres mains comme si elles désiraient un refuge, dans lequel elles ressentiraient un cœur palpitant qui serait la confirmation que la fin du monde vient de tourner le dos à notre maison.

     Instinctivement, les lèvres tremblantes murmurent quelques prières qui ressemblent à des remerciements, car on peut ne pas croire en une force divine, nous serions bien ingrats de ne pas la gratifier de notre reconnaissance, de nous avoir épargnés. Surtout lorsque le regard plonge vers la falaise, tentant de nous expliquer avec des images aussi terribles sont-elles que la chance reste présente en toutes circonstances ? 

    Dans le silence retrouvé, une voix qui se voulait ferme même si elle vacillait toujours se fit entendre :

    — Le monde vient de s’écrouler alors que nous étions enlacés. Serait-ce parce que nous étions étroitement unis que le destin nous a ignorés ? Serait-ce donc bien vrai ce que l’on dit, quand on prétend que les sentiments peuvent renverser les montagnes ? Pourtant, d’autres que nous devaient connaître le bonheur en cet instant ?

    Avec des mots qu’il voulut simples, il tenta de lui expliquer que l’amour n’est pas toujours aussi violent que nous le supposons. Certains en usent avec modération, tandis que d’autres le rejettent très loin. Des déçus, probablement ! Ils avaient espéré que cet amour serait entré en leur demeure et qu’il suffisait à fermer la porte pour le conserver. Il y a ceux qui sont nés au milieu et qui n’ont rien eu à demander. Chaque jour ils se contentent de l’effeuiller comme une éphéméride. Au contraire, certains sont allés le chercher très loin avant de le ramener au village.

    Enfin, il y a encore d’autres qui l’ont construit patiemment pierre après pierre. Ils l’ont installé sur de solides fondations. Les murs sont parfaitement joints avant d’être ceinturés et sur eux repose une large toiture pour abriter les sentiments. Les pièces sont vastes afin que l’amour ne se heurte pas aux cloisons et qu’il trouve la place de vivre sans pour autant tourner en rond.

    C’est vrai que cet attachement est long à construire, car il se montre intransigeant. Il réclame avec une exigence particulière que chaque pierre passant entre ses mains frissonne de plaisir, comme si elles étaient des cœurs qui s’installaient les uns sur les autres, qui expliquerait que c’est moins le temps qui compte que la robustesse égrenant les jours.

    Alors le « monde peut bien s’écrouler », qu’importe, il ne nous empêchera pas de nous aimer, à « en perdre la raison » jusqu’à ce que nos âmes soudées ne fassent plus qu’une.

     

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  • REFLETS DE MÉMOIRE

     

    — Qu’elles étaient belles, ces saisons d’antan qui voyaient se réunir les éléments de la nature aux hommes qui, pour elle, était des servants, plus que des valets. Il en allait ainsi chaque année ; les mêmes scènes se répétaient dans une ambiance où les sourires éclairaient des visages couverts de sueur et de poussière. Les plus jeunes attendaient avec une grande nervosité, ces journées de battages, car à travers la commune ils marchaient derrière le convoi de l’énorme machine qui circulait la nuit, afin d’être aux ordres du nouveau propriétaire dès le lever du jour suivant. C’est que dans la région, il y en avait des fermiers, qui piaffaient, au long de ce mois d’août durant lequel les orages étaient fréquents et souvent dévastateurs. Il n’était pas rare de voir la foudre s’abattre sur les gerbiers ou sur les granges, réduisant à néant une année de travail, mais aussi les espoirs de faire quelques économies, et parfois, la perte de plusieurs bêtes dans l’incendie.

    Cette année s’annonçait belle, la récolte généreuse et prometteuse, et le ciel demeurait bleu. Le jeune garçon quitta la maisonnée en compagnie de la fille aînée, ils avaient été invités à se joindre à l’équipe la semaine précédente. Ils traversaient le village toujours endormi, bien que l’horizon se barre d’un trait de lumière qui n’allait pas tarder à blanchir la campagne. Seuls quelques chiens grognaient sur leur passage, mécontents d’avoir été dérangés de songes où, certainement les os et autres nourritures abondaient. Dans ce matin qui n’avait pas encore annoncé ses couleurs définitives, ils n’avaient pas eu longtemps à marcher. La ferme dans laquelle ils se rendaient ne se trouvait qu’à deux kilomètres. Mais dans la famille, on n’aimait pas se faire remarquer en arrivant après tout le monde, d’autant plus que les meilleures places étaient dévolues à ceux présents depuis la première heure. Ils entrèrent dans la cour alors que la tension montait crescendo. Les acteurs commençaient à s’agiter, des ordres fusaient, tandis que l’on s’affairait du côté de l’énorme tracteur. Un moment plus tard, l’effervescence était à son comble. À peine le temps d’avaler un petit déjeuner sur le pouce que déjà on avait lancé le moteur de l’imposant monstre. La batteuse et lui étaient rendus solidaires par une longue lanière, comme si l’on avait lié leur destin. La machine à battre était du type « grand travail » dit de travers, car elle respectait la longueur de la paille. La poulie engrenait l’ensemble alors que la courroie sifflait. Le couple mécanique prenait de la vitesse, dans un bruit assourdissant.

    Très fier de lui, le gamin allait se trouver sur la partie supérieure, appelée la table. Il pousserait les gerbes vers le servant, après les avoir déliées. Elles seraient happées par le batteur puis le contre-batteur. Le secoueur séparerait le grain de la paille ; il sera  vers le tarare ventilateur pour y être nettoyé. Le grain propre était propulsé dans la goulotte sous laquelle les sacs l’attendaient. S’il ne se produisait pas d’incident, on arriverait à une tonne et demie à l’heure. La ronde des gerbes lancées avec force et adresse puis reprises par les fourches que les bras vigoureux passaient d’un gerbier à l’autre allait bon train, alors qu’à l’opposé des travailleurs, les paillers se construisaient. À la sortie de la goulotte, le flot du grain n’en finissait pas et les sacs se remplissaient à vue d’œil. Tels des métronomes, les costauds aux carrures de déménageurs avaient entamé leurs va-et-vient incessants. Deux hommes balançaient le lourd chargement qui pesait son quintal sur les épaules du porteur qui sans lever la tête, partait en direction de la vieille échelle de bois. Les échelons, arrondis par les sabots depuis des années, en auraient des choses à raconter si on leur posait des questions. L’un après l’autre, les sacs rejoignaient le grenier, parfaitement ventilé, où la récolte finirait de sécher avant de faire connaissance avec les meules du moulin.

    Le bruit de la batteuse, le ronronnement des pistons du tracteur, le chuintement de la courroie sur les poulies et les chants des hommes, l’ensemble mêlé à la poussière donnaient à la ferme un air de fête foraine. Pour un temps, les paysans d’ordinaire rustres étaient redevenus des enfants, mais qui s’en plaindrait ? Il ne se passait pas longtemps avant que les uns ou les autres finissent par réclamer la venue de la jeune servante avec ses pichets de « piquette » bien fraîche, qu’elle remontait des profondeurs du puits. Il en irait ainsi toute la journée, et même l’ancien qui, murmurait-on, n’avait plus toute sa tête, demanderait à chaque porteur :

    — Alors, il est comment, cette année ?

    — Sans jamais s’arrêter de sourire, les hommes forts répondaient sur un ton qui se voulait jovial :

    — Il est beau, grand-père, bien rond, le grain plein et lourd. Sûr que c’est une excellente année !

    Il en serait comme cela tout le temps des battages, coupé en deux par un premier banquet, mais le meilleur moment viendrait avec la nuit, dans laquelle les chants à la gloire de la terre et de ses servants monteraient vers les étoiles.

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  • REFLETS DE MÉMOIRE

     

     

    — En silence, ils contournèrent la maison et soudain, il la découvrit. Elle était debout au pied des trois marches de pierres qui, croyait-on, avaient supporté le poids du ciel toute une vie, et qui invitaient à pénétrer à l’intérieur de la bâtisse.

    Il se dit que la femme n’avait pas tellement changé. Certes, elle était bien menue, mais il ne l’avait jamais connue différemment. Les cheveux avaient blanchi ; quand il était parti, ils n’étaient que quelques fils d’argent dans une brune chevelure. Elle était habillée de noir, comme elle le fut toujours. Elle appartenait à cette génération qui s’était accommodée du temps sans s’y arrêter. Parce qu’on avait perdu plusieurs membres de sa famille, on avait passé définitivement des vêtements sombres, sans jamais songer à leur joindre des plus clairs. Ils étaient devenus vieux avant même d’avoir été adultes. La vie ne leur avait jamais offert de douceur ni de faveur ; mais en avaient-ils demandé seulement une ?

    La jeune fille annonça :

    — C’est Robert !

    — Ah ! C’est toi, dit-elle simplement, comme s’il eut été naturel qu’il fût là, quand il fut plus près. Excuse-moi, mais tu sais, je n’y vois plus grand-chose.     - Aurait-elle dit : approche donc mon garçon, que je distingue tes traits ? Mais cela aussi, il devinait qu’elle ne le dirait pas. D’ailleurs, à quoi bon s’attarder sur un visage dont on est certain que sa présence est éphémère ?

    — Puis-je t’embrasser ? demanda-t-il.

    — Mais oui, j’allais justement te le proposer, dit-elle en mentant naturellement ; car entre eux, des accolades, il n’y en avait jamais eu beaucoup. Le monde dans lequel ils avaient évolué ne permettant pas à certaines effusions d’envahir les cœurs.  Cependant, en ce début de journée, un baiser sur chaque joue suffit à effacer des années d’absence. Chez les gens ordinaires pensa-t-il, on traverse la vie comme on le fait d’une rue. Un regard rapide d’un côté puis de l’autre, voilà qu’en deux enjambées l’on se retrouve sur le trottoir d’en face.

    – Ne reste pas dehors, lui dit-elle. Tu prendras bien un café avec nous ? Tu dois en avoir besoin, car j’imagine que tu viens de loin.

    – En effet, répondit-il, j’ai roulé toute la soirée et toute la nuit. Il est le bienvenu.

    Il rentra à la suite de la femme. De la petite cuisine, où rien n’avait changé de place, une porte donnait sur une chambre où il reconnut la vieille armoire avec ses quatre battants recouverts de miroirs. Son regard s’attarda sur l’un d’eux comme si le passé pouvait en surgir, mais rien de tel ne se produisit. Après tout pensa-t-il, quoi de plus naturel que les souvenirs restent où ils ont l’habitude d’être ? C’est moi qui suis parti et il me revient donc de raconter ce que j’ai vu en chemin ! Sans même ouvrir le meuble, il devinait qu’à l’intérieur, tout était placé comme dans l’ancien temps. Dans l’existence, il ne faut rien déranger, qui pourrait distraire le déroulement des jours. Elle ne lui posa guère de questions ; non pas qu’elle n’était pas curieuse, mais parce que rien de ce qui se passait hors de chez elle n’éveillait un quelconque intérêt en son personnage que l’on aurait pu croire absent. Rien ne sût l’attendrir, encore moins l’émouvoir. Il lui dit l’essentiel en conservant par-devers lui les détails. Ce faisant, il s’aperçut qu’en quelques mots on pouvait faire plusieurs fois le tour du monde sans même se lever de sa chaise. Ils échangèrent quelques phrases, puis il comprit que jusqu’à son départ on ne se dirait plus rien ou presque.

    C’est alors qu’il se demanda quel serait le comportement d’une vraie mère envers son enfant. L’aurait-elle reconnu ? Aurait-elle eu des émotions ? L’aurait-elle gratifié de sourires, évoqués de regrets et de ses craintes, et plus sûrement de ses espoirs ? Quelle importance, se dit-il encore, nous traversons la vie et tous les éléments qui la composent, sans pour autant se souvenir de chacun d’eux ! Il m’appartient donc de l’imiter et de profiter de l’instant sans imaginer qu’il soit unique à ce point qu’il encombrera ma mémoire.

    Il mentit un peu à l’instant où il dit qu’il ne pouvait rester bien longtemps. Mais quelle importance revêtait l’évènement ? On l’avait accueilli comme s’il était parti de l’avant-veille et l’on était conscient qu’avant la fin du jour il serait à nouveau envolé. Mais n’en avait-il pas été ainsi depuis toujours ? La vieille femme aurait répondu comme elle avait l’habitude de le faire dans le temps, quand on lui demandait où était Robert :

    – Je n’en sais rien ! Tout ce dont je puis vous dire, c’est que le toit de la maison ne lui tombera pas sur la tête, il n’est jamais là !

    Quand dans le soir, il repartit, un simple au revoir suffit. À les observer, on n’aurait pu croire qu’il serait de retour sans doute le lendemain,  ou la semaine suivante ; on ne se posait pas toutes ces questions. Parfois, on se surprenait à imaginer que s’il était revenu une fois, c’est qu’il le ferait à nouveau.

    Ce fut... jamais.

     

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