• — Adrienne n’avait jamais été une femme soumise. Dans ce milieu paysan, il y avait tant de choses à partager que cela n’eut pas été concevable que l’un ou l’autre des époux fut plus autoritaire que la raison l’imposait. Elle avait néanmoins pressé son mari de changer rapidement de vêtements, car, prétendit-elle, ceux que tu portes représentent sans doute tout ce que tu dois haïr. Chez nous, rien ne doit être mis s’il ne ressemble pas à notre existence. Pendant que tu y es, prends donc un bon bain ; cela finira d’enlever ces souvenirs qui collent encore à ta peau. C’est à ce moment-là que le cœur d’Alexandre chavira. Trop d’émotions venaient d’avoir raison de sa robustesse. Je vous rassure, le malaise ne fut pas si long que l’on fût obligé d’aller déranger le docteur depuis la plaine. Mais cela avait ébranlé le pauvre homme qui ne put que dire :

    — Tu vois, mon Adrienne, je me croyais fait comme tous ces chênes qui bordent nos champs. Solides, inattaquables et bravant les tempêtes. Mais comme on le fait pour eux, il suffit que l’on soulève un peu l’écorce, gratte légèrement l’aubier pour nous apercevoir que le cœur n’est pas si loin des yeux. Et veux-tu que je te dise ? Celui que l’on prétend si dur, a lui aussi ses faiblesses.  

    C’est alors qu’il s’était confié à son épouse, profitant encore de cet instant d’intimité. De retour dans la salle principale, Adrienne recommanda aux enfants de ne pas se montrer impatients. Le père allait leur dire toute la vérité, mais pour l’heure, ce dont il avait le plus besoin, c’était d’un bon moment de repos. L’aîné s’approcha et embrassa chaleureusement ce père qui ne l’avait pas vu grandir, tandis que dans sa tête de garçon, il était déjà un jeune adulte responsable, capable de mener à bien les travaux les plus difficiles. Plus menue, la fille resta plus longuement serrée contre celui qui laissait aller ses larmes, comme si elles avaient le pouvoir d’exorciser la douleur qui lui prenait la poitrine.  

    Le premier dimanche qui suivit l’arrivée d’Alexandre, l’incontournable Louis ne proposa pas, mais imposa que tout le village se retrouve chez lui pour enfin fêter le retour des hommes soldats puis des malheureux prisonniers. De toute façon, il n’y avait que dans sa grande bâtisse que l’on pouvait réunir autant de gens. Il avait une table immense. Elle avait été taillée d’une seule pièce dans un tronc d’orme des montagnes ; les plus anciens avaient prétendu qu’il était rare d’en rencontrer une de cette importance et la travailler n’avait pas été une mince affaire, et surtout nécessité beaucoup de patience. Mais qu’est-ce que le temps pour ces gens qui en ont fait leur allié depuis l’aube du premier jour ? À propos de cette table dont personne n’avait oublié de faire des remarques ou des éloges, Louis se complaisait à dire qu’il se demandait toujours pourquoi ils la conservaient, puisque les enfants maintenant ne comptaient pas demeurer à la ferme. Alors, elle était devenue le meuble à tout faire. Certes à l’une des extrémités on y prenait les repas, mais la surface restante se transformait en établi  dès que l’hiver s’installait, ainsi que de billot de découpe au temps des cochonnailles.  

    Ce jour qui les voyait se réunir, on mit les petits plats dans les grands. Par la quantité des mets proposés, cela pouvait être tout aussi bien la fête des adultes ou des enfants, celle des moissons comme celle qui clôt traditionnellement les travaux des champs. L’étranger qui serait rentré ce jour-là, pouvait également penser qu’il s’agissait d’un mariage, peut-être d’une simple communion ou plus, mais pas nécessairement, la fin de la guerre, même après une année qui ne fut pas encore suffisante pour repousser certains souvenirs au-delà de l’horizon. Chacun avait pris place auprès de sa compagne et les jeunes occupaient le restant de la tablée, débarrassée pour l’occasion de son inventaire encombrant. Quant aux raisons véritables de la réunion, si chacun les connaissait, il ne se trouva personne pour les évoquer. Puisque Louis avait tenu à les rapprocher, après tout, c’était à lui de faire les premiers pas. Il était convenu que l’on ne parlerait pas trop de ces dernières années, car, à moins de les apprécier, ce dont tout le monde doutait, on estimait les douleurs malvenues, un jour de fête. On était d’accord pour prétendre que l’on était heureux d’être ensemble comme au bon vieux temps en un village qui aurait abrité une seule famille. Mais, on devinait aussi qu’il serait difficile de faire l’impasse sur les ans confisqués alors que le pays avait souffert jusqu’au tréfonds de ses entrailles.  

    Louis avait maintes fois dit qu’il fallait laisser les évènements vivre leur vie. Ils finiraient par se dissoudre un jour, comme le sucre dans le café. Nous le savons, avait-il dit ; personne ne guérit jamais d’une maladie grave sans que s’en suive une longue convalescence. Mais si vous remarquez que les souvenirs s’installent à vos côtés autour de votre table, c’est qu’ils ont besoin qu’on les évoque,  tant qu’ils le jugent nécessaire, jusqu’au jour où les mots s’épuisent d’eux-mêmes.

    Mais quand l’un ou l’autre des convives s’adressaient à Alexandre, on se demandait pourquoi le passé ne se serait pas introduit. Il y avait seulement quelques jours, il appartenait encore à ce passé qui avait déshonoré tant d’hommes et tant de pays ! Alors on fit en sorte que le présent et les images vivent un moment ensemble en espérant que les uns ne fassent pas trop d’ombre au reste, notamment à la joie qui devait être la plus belle invitée de ce jour. Devinant qu’il leur était difficile de parler, Alexandre décida que l’instant était venu que chacun sache pourquoi il avait mis si longtemps à revenir parmi eux. (À suivre) 

     

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  • — Les gens du hameau devaient posséder un sixième sens. Bien que personne n’ait dit quoi que ce soit, ils avaient compris qu’une chose importante venait de se produire. Il n’était pas compliqué de deviner quel évènement mettait le bourg dans un tel état d’immense  fébrilité. Tous convergeaient vers la ferme d’Alexandre et Adrienne, les petits comme les grands, les jeunes ou les vieux. Au remue-ménage qui se passait dans sa cour, Alexandre consentit à sortir, cependant, il avait autre chose en tête.

    — Nous ne voulons pas t’ennuyer, s’excusèrent en chœur les villageois. Nous désirions seulement nous rassurer que c’était bien toi qui étais là !

    — Bon, maintenant que vous m’avez vu, soyez gentils. Vous devinez que par rapport à vous j’ai un immense retard à combler. J’irai vous rencontrer chacun chez vous, car je pense que si la ferme est dans ce bel état, vous n’y êtes pas étrangers. Mais pour l’instant, soyez assez aimables pour me laisser reprendre mes esprits.

    Derrière son mari, Adrienne ne savait que faire de ses mains et elle passa sa nervosité sur son tablier.  

    — Enfin seuls ! s’écria Alexandre en refermant la porte. Allez, ma chère épouse, raconte-moi cette année sans oublier le moindre jour, dit-il en souriant.

    — Tu ne penses pas que c’est toi qui as des choses à me dire, répondit Adrienne ?

    — Bien sûr que si ; mais pour cela, j’ai besoin d’un peu de temps. Je peux te rassurer, rien dont je puis avoir honte ne m’est arrivé, sinon que je fus victime d’une grande injustice.

    Elle osait à peine le regarder en face tellement elle avait peur de se tromper. Pourtant c’est bien lui, se persuadait-elle ?  

    — Mon Alexandre ; qu’ont-ils fait pour te rendre dans un pareil état ?

    — Je te l’expliquerai, dit-il. Pour l’instant, je crois que nous allons avoir du travail pour me redonner l’aspect qui était le mien avant la guerre !

    Alexandre prit une chaise et s’installa devant la cheminée. Soudain, il sentait une immense lassitude le gagner. Il réalisait qu’il était enfin arrivé chez lui et de tout ce qu’il pensait pouvoir dire, il devina que de très nombreux mots resteraient coincés au fond de sa gorge. Combien de temps lui faudrait-il pour que le carcan qui l’enserrait libère son emprise ? Adrienne était à ses côtés, droite et silencieuse. Les enfants finissaient de prendre leur petit déjeuner et ils hésitaient sur la conduite à tenir. Eux aussi avaient du mal à imaginer que cet homme hirsute puisse être le père qu’ils avaient attendu et presque oublié, sans les rappels incessants de leur mère qui n’avait jamais voulu croire à autre chose qu’à un malentendu. Heureusement pour les plus jeunes, des meuglements montèrent du côté de l’étable.  

    – Si je fais confiance en mes oreilles, plaisanta Alexandre, il me semble qu’il y en a qui réclament à être traites ?

    – J’y vais tout de suite, dit le fils presque soulagé. Je te suis dit sa sœur !

    – Je ne sais pas ce qu’il leur arrive, dit timidement Adrienne. J’espérais qu’ils te sautent au cou et te souhaitent des mots de bienvenue !  

    – Ne leur en veut pas. Me concernant, parfois il m’arrive d’avoir des doutes moi aussi. Bon, si nous prenions enfin notre petit déjeuner ?

    – Tu réalises, Alexandre, qu’il est le premier ensemble, depuis six ans !

    Ils ne s’installèrent pas chacun d’un côté de la table comme par le passé. Adrienne se plaça à côté de son mari qu’elle venait de débarrasser de sa grande pèlerine. Elle devina que s’ils étaient l’un contre l’autre, il n’en demeurait pas moins qu’elle le sentit loin, très loin d’eux, en quelque lieu inqualifiable, sans doute. On aurait pu entendre voler une mouche si ce n’est qu’à cet instant un chien se mit à aboyer et fit revenir chacun sur terre, devant les victuailles qui dégageaient des arômes qu’il avait oubliés.

    – Tout cela à l’air délicieux, mais je crois que je vais devoir faire doucement. Je n’ai plus l’habitude.

    Il but un bol de café à la chicorée et se leva pour fermer la porte. Oh ! Ce n’était pas pour empêcher à la liberté et à l’avenir d’aller à leur guise, mais plus sûrement pour que le présent s’attarde aussi longtemps qu’il lui plairait, avant que la pendule sonnât l’arrivée du lendemain. Devinant que sa femme allait lui poser une question, il lui dit calmement :

    – Nous avons encore le reste de notre existence pour vivre ensemble. Donc, avec ta permission j’aimerais que nous n’en perdions pas un instant. Je sais que nous ne pourrons pas rattraper les ans que l’on nous a volés, mais laisse moi te donner le premier baiser, celui que l’absence avait essayé d’effacer, sans jamais y parvenir.

    – Oh ! Mon Alexandre, j’ai tant attendu cet instant que me voilà incapable de dire ou de faire le moindre mouvement. Si j’insistais pour faire quoi que ce soit, il me semble que je pourrai en mourir !

    – Ce n’est pas le moment ; lui répondit-il aussi vite que son esprit lui commanda. Et puis, continua-t-il en l’attrapant par la taille, je n’ai pas échappé à la misère pour venir me perdre dans le bonheur !

    Alors qu’il la serrait davantage, elle se risqua à dire :

    – Mais le repas Alexandre ?

    – Il peut bien attendre encore un peu, lui rétorqua-t-il. Pour l’heure, c’est d’un autre festin dont je rêve.

    Il lui prit la main et l’entraîna dans la chambre qui jouxtait la cuisine. Il s’écoula un long moment avant qu’ils n’en ressortent. Alors que l’on pensait les retrouver le sourire aux lèvres, c’était avec des larmes aux yeux qu’ils revinrent près des enfants qui, pour la seconde fois depuis le début de la matinée, ne reconnurent pas le père. Que s’était-il donc passé de l’autre côté de la porte qui contribua à faire chavirer le bonheur qui s’était engouffré en même temps qu’Alexandre ? (À suivre)

     

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  • — Les événements, quels qu’ils puissent être, n’ont jamais empêché le temps de s’écouler ; pas plus dans les lieux reculés que ceux qui sont les plus exposés. Dans la montagne indifférente à la vie des hommes, trop occupée à soigner sa parure, l’année avait tourné la dernière page après avoir fait l’inventaire des saisons. Près de la cheminée dans laquelle les bûches de chêne ou de hêtre s’efforçaient de donner les plus belles flammes, on se posait la question si l’an qui arrivait à sa fin n’avait pas omis de noircir quelques feuilles de sa longue histoire, tant de chapitres ne furent pas écrits. On se demandait si c’était par pudeur ou pour ne pas raviver certaines douleurs.

    La nouvelle année avait recouvert les monts, comme si à sa manière elle avait tenté de faire oublier les mauvais jours, en illuminant les jours de l’éclat d’une blancheur immaculée. Puis, la neige avait fondu, parce que les choses de la nature sont réglées une fois pour toutes. Heureux de s’alléger, les rameaux des arbres vainqueurs des frimas s’étaient empressés de laisser gonfler les premiers bourgeons. Les torrents avaient repris leur course folle vers la vallée. Ils étaient, pressés de retrouver l’océan, cascadant joyeusement de rocher en rocher. Les matins plus hâtifs pour se réveiller demeuraient quelque peu frileux et les abreuvoirs dans les cours de ferme se recouvraient toujours d’une fine couche de glace. Le village avait encore de la difficulté à se débarrasser de la brume de l’aurore hésitante qui encerclait les maisons et gardait prisonnière la fumée qui s’élevait des cheminées.  

    Chez les Mazi, la traite était terminée et Louis avait déposé les bidons près du chemin, à l’intention du laitier. Il retournait vers l’étable pour distribuer quelques fourchées de foin, lorsque sa femme accourut en l’interpellant :  

    — Louis, viens donc voir !  

    En ce temps de la fin d’hiver elle quittait rarement le coin de la fenêtre, de sorte que rien de ce qui se passait de ce côté de la campagne ne pouvait échapper à son œil vigilant. De temps à autre, le rideau se soulevait, comme si le besoin de vérifier un événement précis se faisait ressentir. C’est alors que sa frêle silhouette se collait au carreau.

     — Qu’est-ce qui t’arrive qui te mette dans cet état ?

    —  Viens voir, au lieu de poser des questions ; il y a quelqu’un qui s’approche de chez nous !  

    — C’est normal, lui répondit Louis. C’est par le chemin qu’ils se rendent tous chez nous !  

    — Certes, rétorqua Ernestine, mais à cette heure-ci, ce n’est pas souvent ! Je dirais même que pour être là à cette heure, je ficherai mon billet que le gars a couché dans les buissons. 

    À l’instant où il souleva le rideau, le personnage sortait du brouillard.  

    — Qui cela peut-il bien être, demanda Ernestine, plus intriguée que jamais ?

    C’était un homme de taille moyenne, chaussé de lourds sabots ou de godillots qui traînaient sur le sol comme s’ils voulaient le débarrasser des impuretés déposées par la nuit. Il était emmitouflé dans une longue pèlerine qui le faisait apparaître encore plus petit et lorsqu’il s’approcha davantage, on distingua une barbe imposante qui semblait lui manger le visage. Dans le faux jour, on pouvait croire que c’était quelqu’un sans tête qui cherchait son chemin, car à la place de celle-ci, il n’y avait qu’un trou sombre que supportaient les épaules.  

    Louis ne put se retenir de dire que le gars savait très bien où il se rendait, car le sentier ne va pas au-delà de nos champs et il est rare que quelqu’un s’en vienne de si bonnes heures au bout du monde. Tandis que dans la maison on spéculait toujours sur le personnage, celui-ci était parvenu à la hauteur des bidons de lait.  

    C’est alors que Louis s’écria :

    — Ce ne peut être qu’Alexandre ! Oui,  je le pari, la mère !  

    Joignant le geste à la parole, voilà Louis dehors et se planta devant l’homme, l’obligeant à s’arrêter.  

    — Ne serais-tu pas l’Alexandre qu’on attend depuis un an ?  

    — Nom de Dieu, Louis, si tu m’as reconnu, pourquoi fais-tu l’étonné ? Ai-je donc tellement changé que je te vois hésitant ?  

    — Ben, pardonne-moi, mais pas qu’un peu, répondit Louis. Enfin comme nous tous, j’imagine ! Ils tombèrent dans les bras de l’un de l’autre.  

    Ah ! Si tu savais, l’ami, le tracas que tu nous as causé ! Nous nous demandions où tu étais passé et ce qui t’était arrivé !

    — Ne va pas chercher d’excuses, Louis. Dis-moi plutôt que vous m’avez tous cru mort et peut-être enterré !  

    Pour toute réponse, Louis le pressa de se rendre enfin chez lui et l’accompagna jusque sur le seuil de sa maison.

    — Bon, je vais te laisser retrouver les tiens. Je ne te raconte pas ce qu’ils ont vécu depuis tout ce temps ! Adrienne te confirmera cela mieux que moi. Quand même, ça va lui faire un drôle de choc ! Pour toute remarque, Alexandre demanda :  

    — Elle n’est pas remariée, j’espère ? 

    — Tu veux rire, mon ami ! répondit Louis en souriant. Mais je crains qu’avec ton allure tu les effraies bien un peu ! Surtout les gamins ! S’ils ne te reconnaissent pas, n’en prends pas ombrage. Tu sais, pour nous, il en fut de même !

    Les volets étaient encore clos et Alexandre tambourina en criant : holà ! Il y a quelqu’un dans cette maison ? (À suivre)

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  •  

    — Si les hommes avaient compris qu’il leur serait difficile de reprendre le cours de la vie à la page qu’ils l’avaient laissée, de leur côté, les épouses n’étaient pas sans se poser de nombreuses questions. Certes, ce n’était pas un inconnu qui était revenu, mais les changements étaient profonds. Ils étaient irascibles et sensibles à la moindre remarque. Il leur fallut du temps avant de supporter les cris et plaintes des enfants et faits rarement notés avant cette fichue guerre, ils s’emportaient même lorsque les bêtes habituées aux voix douces des femmes ne répondaient plus aux commandements.

    Chez les Mazi, la Modestine souffrait de voir son mari surveiller les gestes des uns et des autres et agir comme s’il avait toujours la crainte de se faire prendre. Elle sut alors qu’il lui faudrait avoir beaucoup de patience pour l’aider sans qu’il s’en rende compte, à retrouver sa joie de vivre. Mais quand le jour semblait avoir progressé, c’était au tour de la nuit de se mettre en travers de la bonne marche de la rééducation. Il n’en était guère qui ne visitaient pas les camps, durant lesquelles le mari se levait après avoir sursauté au moindre bruit. On ne traduit qu’à moitié la douleur que les individus connaissent au cours d’évènements comme ceux dont ils avaient eu le malheur de participer. Que sont de simples mots, alors que les gens meurent rongés par la maladie ou le chagrin, les tortures et la vision de ces corps que l’on entasse comme de vulgaires marchandises à jeter ? Ils avaient eu la chance d’être libérés physiquement, mais dans leur tête, ils étaient toujours prisonniers des stalags, sans nom, avec pour identité un numéro, anonyme sur une liste qui en comportait des milliers.  

    Ernestine prenait de grandes précautions pour aborder certains sujets ; son mari étant souvent muré dans un mutisme envahissant. Elle attendait que son regard quitte l’horizon pour se poser sur la ferme et sa famille et aussi pour s’enquérir sans jamais insister quelques précisions concernant sa vie durant sa longue absence.  

    — Tu n’as pas d’idée concernant Alexandre, s’informa-t-elle un jour, avec un air presque désintéressé ?  

    — Pas la moindre, répondit-il. Nous avons été séparés dès les premiers jours. Je me demande même comment nous trois on a pu rester ensemble ! Aucun de nous n’a jamais appris vers quelle direction il a été transporté. Quant à la jambe de François, malgré son malheur, il a eu de la chance que les Américains arrivent aussi rapidement ; sinon, ce n’est pas que la jambe qu’il aurait perdu le pauvre ! Il a été bien soigné. Dans quelque temps, il pourra mettre une en bois, lui ont-ils dit. Ce n’est pas ce qui est le mieux, mais cela lui permettra de vivre presque normalement. En attendant les jours meilleurs, nous avons convenu, avec les copains, que nous aiderons sa famille dans les travaux les plus difficiles, ainsi que Adrienne, jusqu’à ce que l’Alexandre revienne parmi nous. Il était comme cela le grand Louis. Il aimait à décider et prendre les devants afin de faire en sorte que les autres ne soient pas dans la peine.  

    Ce caractère-là, au moins ne l’avait-il pas perdu en route ; se félicitait sa femme ! Par le passé, on l’avait fréquemment sollicité pour être à la tête de la mairie. Mais il avait toujours refusé. Souvent, disait-il, on voit mieux quand on est dehors que lorsqu’on est assis dans le fauteuil !

    De son côté, Adrienne s’était fait accompagner à la gendarmerie, pour, avait-elle dit, en avoir le cœur net. Après plusieurs jours d’une interminable attente, on lui confirma qu’il avait bien été libéré. Il se trouvait du côté russe et l’on savait peu de nouvelles venant de leur part.

    Les jours passèrent et les mois leur succédèrent ; le pauvre Alexandre ne revenait toujours pas. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’on ne parlait jamais de lui et parfois les cancans qui circulaient blessaient profondément son épouse. Il se murmurait alors que certains prisonniers étaient restés en Allemagne après leur libération et avaient pris à leur compte certaines propriétés ainsi que les fermières. Comme toujours, on avait lancé une rumeur et elle s’était répandue à la vitesse du sanglier que l’on aurait lâché dans une réserve. Il se trouvait même quelques mauvaises langues pour affirmer la surface de l’exploitation et il s’en fallait de peu que l’on révèle le nom de l’heureuse élue. C’est bien connu ; ce n’est pas parce que certains individus ne savent rien, qu’ils se privent de raconter. Pour peu que des oreilles viennent à se tendre, les informations se font plus nombreuses et plus précises.

    Au village, la vie reprenait enfin ses droits et ses habitudes. Il était devenu agréable   d’entendre les voix fortes des hommes interpeller un attelage capricieux. Les femmes essayaient à leur façon de rassurer la pauvre Adrienne, mais elle leur répondait à peine, sinon en hochant la tête. Un jour, elle confia au grand Louis qu’elle aurait préféré que son mari soit mort. Au moins, je pourrais prier. Mais dans le doute, que faire, alors que les raisons d’espérer s’amenuisaient de jour en jour ? (À suivre). 

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  • — Il ne fallut pas longtemps pour qu’Adrienne comprenne et se retire du groupe. Son Alexandre n’était pas là ! Il était vrai que les autres avaient changés au point que l’on dut regarder à plusieurs fois avant d’être certain d’avoir identifier clairement chacun des arrivants, mais concernant Alexandre, on ne pouvait pas se tromper. Il était le plus petit des amis ! Mais pourquoi avait-on caché à Adrienne qu’il ne serait pas du voyage ? Que lui était-il arrivé de si grave que personne n’eut d’information ? À quoi bon rester plus longtemps avec les voisins, assister à leur bonheur sans pouvoir le partager, alors que vous sentez au fond de vous le chagrin vous envahir comme l’océan recouvre les rivages pendant de la marée haute ?

    Elle n’ignorait pas que le village verrait avant la nuit couler de nombreuses larmes, mais elle devinait qu’elles seraient celles de la joie, alors que les siennes seraient amères et brûlantes. Les enfants n’avaient pas voulu la suivre. Ils n’avaient pas encore l’âge ni les mêmes raisons de se lamenter. Ils la rejoindraient plus tard, lui dirent-ils en chœur. Il n’est rien de plus douloureux que de fausses allégresses pour soudain faire basculer une vie. Du rêve à la réalité, on prétend souvent qu’il n’y a qu’un pas à faire ; mais celui-ci, parfois, doit enjamber un véritable gouffre dont on hésite à évaluer la profondeur lors du franchissement. Cet après-midi-là, Adrienne sentit vraiment le ciel se poser sur ses épaules. Pour se donner du courage, elle se dit que demain sans doute, elle apprendrait les raisons de l’absence de son homme et qu’enfin, on pourrait lui apporter les nouvelles concernant le mari. Elle ne voulait pas croire qu’on ait pu lui mentir.  

    Pendant ce temps, les voisins, comme pour exorciser les ans qui avaient permis la cruelle séparation, avancèrent les un vers les autres, les plus jeunes enfants toujours accrochés au tablier de leur mère. C’est que lorsque le père était parti, ils n’étaient pas très hauts, les garnements ! Maintenant qu’il était de retour, il fallait laisser aux yeux le temps de s’habituer à voir en cet homme celui qu’on lui recommandait d’appeler papa.  

    Sur l’aire poussiéreuse ou boueuse selon la saison qui servait de place publique, sans pudeur, les bras s’étaient refermés sur les corps de ces hommes qui sentaient encore la souffrance. Quand elle a trouvé une proie, elle ne le quitte qu’à regret et lorsqu’elle accepte de s’éloigner, ce n’est qu’en prenant ses aises. Les maris subitement ne disaient plus rien, comme s’ils avaient perdu leur voix à chanter à tue-tête. S’ils se taisaient, c’était pour une tout autre raison et surtout pour savourer l’instant auquel ils avaient rêvé tant de fois, sans toutefois y croire, tandis qu’autour d’eux, chaque jour la misère faisait de nouvelles victimes. Le grand jour enfin arrivé, on pouvait bien dire d’eux qu’ils étaient des bourrus et même des ours, ils n’en appréciaient pas moins les bras de l’épouse. Ils juraient alors qu’à ce jour, on n’avait rien inventé de plus doux que ceux des mères pour se sentir les plus heureux. Sans pudeur, bien que cela ne leur arrivât que peu de fois dans la vie, les mains de femmes partaient à la découverte du corps de leur compagnon, comme si elles avaient eu besoin de toucher pour se persuader qu’elles ne rêvaient pas, que c’était bien leurs maris qui étaient devant elles. Peu habitués à de telles effusions, les enfants, plantés là comme des échalas s’agitèrent d’impatience, revendiquant leur part de plaisir.  

    Alors que personne n’en avait sifflé le signal, le groupe se disloqua et chacun gagna sa demeure.  

    Les hommes pensèrent sans même s’être préalablement concertés, que si les bêtes avaient attendu jusqu’à ce jour, elles pourraient bien le faire encore une nuit avant qu’on leur rendît une visite. Chez les Mazi, on avait oublié de fermer la porte donnant sur l’étable et une bonne odeur de vaches et de fumier s’était précipitée à la petite réunion. Pour l’heure, on ne se disait pas grand-chose. Les uns et les autres se regardaient sans se voir distinctement à cause des larmes qui coulaient, sans qu’on les y ait invitées. Chacun se demandait par quel bout il fallait commencer pour raconter son histoire. Ce qui paraissait évident, c’est qu’elle serait très longue et que sans doute, volontairement, on passerait sur certaines précisions. Nul n’ignorait que les jours qui suivraient celui-ci seraient difficiles à vivre. On n’efface pas des années de privations, de cruautés et d’avilissements d’un revers de la main. Après avoir côtoyé la bassesse et la mort au quotidien, il fallait redécouvrir la vie en famille. Ils savaient aussi qu’apprivoiser à nouveau la liberté ne serait pas un exercice facile et que seraient douloureux les jours qui les verraient chercher des automatismes, retrouver la bonne odeur de la terre et rejeter au loin celle de la pourriture et du mépris. Ils devinaient que pendant un temps dont ils ignoraient la durée, il leur faudrait apprendre comme l’enfant qui fait ses premiers pas et surtout garder leur sang-froid si telle chose ou telle autre venait à leur échapper.

    Difficile également sera la réappropriation du regard. Il leur faudra le conditionner à ne plus être fuyant ni méfiant, mais le laisser fixer droit devant lui sans avoir à le baisser, se souvenant que l’homme est fait pour être heureux et fier et le demeurer le rester en toutes circonstances. (À suivre)

     

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