• – Dis-moi, papa, pourquoi marchons-nous ici ; le train ne va-t-il pas nous rattraper ?

    – Hélas ! Mon enfant, il n’en passera plus de grondant et mugissant, et nous n’entendrons plus les bruits de roues comptant les joints de dilatation, comme si elles cherchaient à évaluer les distances.

    – Mais pourquoi la locomotive ne roulera-t-elle plus, elle est cassée ?

    – Non, mon petit, elle n’est pas accidentée. Aucune de toutes celles que l’on mit à l’arrêt n’est en panne. Les grands argentiers ont estimé qu’elles n’étaient plus rentables. Alors, ils les ont rentrées dans d’immenses garages, qu’ils nomment des dépôts.

    – Tu penses qu’elles sont tristes d’être enfermées ?

    – Bien que ce soit du matériel qui n’a pas le pouvoir de s’exprimer, pour dire les choses comme si l’existence ressemblait à un nouveau et joli conte, il me semble, en effet, que l’on pourrait dire qu’elles sont amères d’être tombées dans l’oubli. Elles ont fait tant de beaux voyages, vu des panoramas magnifiques, entendu des paroles qui les flattaient, et que sais-je encore que si elles le pouvaient, il est certain qu’elles verseraient quelques larmes ! Leur destin était étroitement lié à ces rails qui n’étaient rien d’autre que leurs guides.

    – Ah ! Oui, c’est leur chemin ! Mais elles ne le quittaient jamais. Ce n’est pas comme nous, qui allons où nous voulons !

    – Tu as raison, petit bonhomme. Elles ne pouvaient jamais les ignorer, car elles étaient leur voie pour traverser les paysages qu’elles saluaient à grand renfort de sifflets. Elles étaient dépendantes des rails comme nous le sommes de l’air que nous respirons. Cependant, si elles-mêmes n’exprimaient aucun sentiment, je peux te dire qu’elles ont rendu des milliers de gens heureux. Il y eut beaucoup d’enfants, qui, lorsqu’ils prenaient le train pour la première fois, n’avaient pas d’yeux assez grands pour regarder en tous sens. Ils s’extasiaient à la découverte de choses pourtant anodines, ainsi que de celles dont ils les observaient chaque jour ; mais depuis le wagon, elles n’avaient plus le même aspect. Ils riaient de voir la campagne défiler à vive allure, sans qu’ils aient réellement le temps de tout comprendre.

    – Tu as connu ces moments que tu me racontes ?

    – Bien sûr que j’ai vécu ces émotions merveilleuses ! Pour te dire la vérité, me concernant, la joie montait en moi depuis la veille, à l’instant où l’on m’ordonnait de rejoindre le lit. Mon voyage commençait avant que je trouve le sommeil, et se poursuivait, tandis que je venais de basculer dans mes songes.

    – Tu veux dire que tu étais dans le train ? C’est toi qui le conduisais ?

    – Oh ! Non ; j’étais en effet parmi les gens, mais je ne me suis jamais vu aux commandes de la locomotive. Pour cela, eut-il fallu que j’occupe au moins une fois la place du mécanicien et celui du chauffeur qui mettait le charbon dans l’immense chaudière. Tu sais, tant que nous n’avons pas découvert quelque chose, il est très difficile de se la représenter, même en rêve. Notre cerveau a besoin de tous les éléments pour les reconstruire pendant la nuit. C’est alors qu’il nous permet de voir les images qu’il a dessiné pour nous.

    – Et où allais-tu ?

    – En compagnie de ta grand-mère, nous partions à la ville. Cela se passait une fois dans l’année. Nous allions chercher ce que nous n’avions pas à notre disposition au village. Pour moi, ce jour était une véritable aventure. Avant d’arriver jusqu’au train, nous devions prendre le car. Il était alors six heures du matin. Puis nous allions  en direction de la gare, nous arrêtant presque à tous les carrefours, pour permettre aux gens de nous rejoindre. Puis, c’était le guichet où nous achetions les billets et l’attente dans la grande salle où d’autres personnes faisaient déjà les cent pas. Le responsable annonçait l’arrivée du convoi, et nous sortions sur le quai. La locomotive était impressionnante et crachait de la vapeur tel un dragon. Nous montions dans les voitures de queue, la troisième classe, nos moyens ne nous permettant pas de poser nos derrières sur des sièges rembourrés. Qu’importe, nous allions tous au même endroit, et l’excitation était à son comble, nous faisant oublier le manque de confort. Les paniers de victuailles s’ouvraient et libéraient de délicieuses odeurs de pâtés, de jambon ou de fromages. Les gens parlaient fort comme si c’était un jour de fête. Ils ne se doutaient pas que pour moi, cela en était réellement une.

    – Dis-moi, papa, tu aimerais qu’ils  reviennent, ces jours de beaux voyages ?

    – Oui et non, mon garçon.

    – Pourquoi ne choisis-tu pas ?

    – Parce que notre vie est faite ainsi, mon petit, que pour être heureux, nous avons besoin de souvenirs, mais que nous ne pouvons vivre parmi eux, en faisant comme si le présent n’existait pas. Observe les rails, ils forment un chemin droit qui te permet de voir assez loin. Toutefois, tu n’aperçois pas ce qui se cache après le premier virage, car c’est demain, et qu’il sera différent. Voilà, mon cher enfant où nos réflexions nous ont conduits. Un moment, nous avons été la locomotive, et derrière nous, nos songes se sont transformés en wagons. Dans chaque gare, un nouveau a été ajouté, et il en sera ainsi jusqu’à la fin du beau voyage de notre vie.

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    Image glanée sur le net. 


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    – Regardant s’enfuir la crique qui musarde au pied de la maison, en cette journée qui s’achève, je me souviens d’une réflexion, que l’on me faisait quand j’étais enfant. Il est vrai que j’étais curieux, beaucoup trop, me reprochait-on, voulant toujours savoir le pourquoi et le comment, et les tenants et les aboutissants. Bien des années après, j’eus la plupart des réponses à mes questions. Non qu’elles arrivèrent en retard ; mais c’est moi qui compris qu’en fait, les gens à qui je les adressais ne connaissaient pas ou ignoraient quel chemin prendre pour satisfaire ma soif d’apprendre. Donc, en l’absence d’explication, je devais me contenter des éternels « Ne t’inquiète pas de ceci ou de cela ; ce n’est pas l’heure d’y penser. Mais le plus souvent, revenait cette autre remarque ; “d’ici que tu arrives à quelque chose, ou je ne sais quoi encore, il passera de l’eau sous les ponts” !

    Ainsi, à chacune de mes sorties ou de mes escapades, je me rendais sur celui que je préférais, et pendant de longs moments, j’essayais de comprendre à quoi faisait référence l’expression que l’on me servait à longueur de temps. Boueux ou limpide, le flot roulait toujours, et parfois en si grande quantité qu’elle menaçait les habitations sur les berges. Au plus fort de l’été, il arrivait que le niveau soit si bas, que certains navires cédaient la place aux embarcations à fond plat. Cependant, le fleuve descendait sans cesse. Fort de mes observations, j’en déduisais que les aînés associaient le liquide et l’invisible, je veux dire le temps. Alors, sans plus ne jamais prendre ombrage des railleries malveillantes que l’on m’adressait, j’avançais sur mon étroit chemin de vie, et je m’arrangeais à ce qu’il passe par le pont qui vit naître en moi une envie de liberté allant grandissante.

    Ce fut d’abord des rêves que je laissais flotter sur l’onde, sans vraiment connaître vers quelle destination ils me conduisaient. En vérité, il m’importait peu de le savoir, pourvu qu’ils m’éloignent de la triste demeure qui nous servait de maison. Puis, observant les navires qui remontaient le courant, ou au contraire qui le descendaient, je constatais qu’ailleurs, il y avait toujours quelque chose pour remplir les flancs de ces transporteurs, à mi-chemin entre les marins de haute mer et les hommes résidants dans les villes dressées sur les berges des fleuves. En un mot, j’en déduisis que partout il y avait des gens, des matériels, des animaux et bien d’autres objets. Ces choses étaient prises d’un côté et voyageaient sur les flots, avant d’être déchargées dans un port. En imaginant ces endroits qui semblaient être des dortoirs à bateaux, à mesure que je grandis, mes rêves se transformèrent. J’eus soudain envie qu’ils se concrétisent. Néanmoins, mes désirs ne s’arrêtèrent pas aux lieux que je devinais être proches de chez nous. Après tout, me disais-je, qu’est ce qu’il en coûte à un songe de se rendre dans une ville voisine, ou d’enjamber un océan pour atterrir sur un nouveau continent, peut-être jamais visité par aucun individu ?

    À compter de ce jour où mon esprit me devança sur les routes du monde, je n’avais plus qu’une obsession : grandir vite, sauter des barrières, allonger le pas pour m’éloigner de cette maison que le temps fuyait, me semblait-il. Il n’était pas un jour qui ne me trouvait pas flânant sur celui que j’appelais désormais mon pont, comme certains disent à d’autres personnes “vous me trouverez à tel endroit, ou à mon bureau”. Laissant mes pensées tracer leurs propres sillages à la façon que l’on a d’indiquer son chemin à quelqu’un d’égaré, j’allais d’un port à une rade. Mes escales étaient toujours très courtes. Elles me permettaient d’allonger de plus grandes distances, entre la demeure ancrée sur un quai, dans laquelle s’endormaient à tout jamais, la misère et ses occupants, et ma nouvelle destination.

    Ah ! Oui, il en passa de l’eau, sous les ponts, avant que je pusse à mon tour m’embarquer ! Mais un beau matin, à force de patience, le bateau, après avoir sifflé brièvement, rejoignit le chenal, aidé par un remorqueur. Je savais l’océan immense, mais pas à ce point. Me retournant, je voyais la Terre disparaître lentement dans les flots. Devant, plus rien ; que la mer qui triait ses vagues. Tantôt, elle envoyait des petites, puis des plus grosses ; tantôt, c’était des rouleaux qu’elle jetait au-devant de la proue qui prenait plaisir à les fendre. Pendant des jours, rien que de l’eau et aucune pile d’aucun pont pour la diviser. Les jours se passaient au gré de la houle. Parfois, le navire plongeait dans des trous pareils à des gouffres, tandis que le lendemain, il semblait marcher sur la crête des vagues.

    L’aube venait de naître quand notre commandant donna l’ordre de préparer l’entrée au port. Nous nous apprêtions à toucher Terre. Certes, elle n’était pas encore un continent ; seulement des îles posées tels des diamants sur la mer. Je suivis le mouvement des voyageurs et parti à la découverte de ce lieu inconnu. C’était un matin comme celui-ci, alors que le soleil testait l’eau du bout de ses rayons, comme pour en estimer la température.

    Je versais ma première larme au spectacle qui se déroulait sous mes yeux. J’en avais tellement rêvé de cet instant, qu’il m’importa peu que le port dans lequel nous venions de nous accouder à son quai ne soit que celui de la porte d’entrée d’une grande aventure. Celle que je vécus fut immense, ayant presque toujours tenu ses promesses. Elle s’appela la vie ; rien que l’existence, avec ou sans ses ponts, mais avec de l’eau partout, comme en ce soir où la crique emporte mes mots à l’autre bout du monde.

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    Photo d’Edouard Boubat  - Le pont des arts

    Paris 1955

     

     


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    UN CONTE DE NOËL 3/3 – C’est alors que le temps décida que le moment était venu de changer d’orientation. On pensa même un instant qu’il s’était arrêté, suspendu dans les houppiers des jamblongs. À moins qu’il ait demandé à l’alizé de s’apaiser afin que les érudits puissent percevoir les paroles de gens rencontrés en un autre siècle, que personne n’aurait pu entendre et encore moins surprendre.

    Les regards se tournèrent vers les ramures, comme s’ils recherchaient les visages de ceux dont ils devinaient les voix. Elles comprirent que dans celles-ci ne se résidaient pas seulement le vent ou le temps.

    La fuite des trogons, cependant connus pour être familiers, en disait long sur les événements qui se déroulaient sur et autour de leurs perchoirs. Les tyrans kikiwi d’ordinaire curieux et bavards se tenaient à l’écart. Les pigeons s’abstinrent de roucouler et la buse préféra diriger son vol au-dessus de la sylve voisine. Ne comprenant rien à ce qui se passait sous l’allée, les toucans n’osèrent pas traverser l’espace déboisé pour rejoindre la lisière d’en face. Parmi les herbes hautes, quelques départs précipités attirèrent l’attention des visiteurs. À cet instant, ils admirent qu’ils ne seraient pas salués, n’étant pas les bienvenus. D’ailleurs, le concierge de la forêt fit entendre son appel retentissant afin que ses hôtes restent sur leurs gardes.

    C’est le moment que choisit Robert pour se concentrer, espérant ainsi recueillir quelques bribes des échanges qui avaient lieu sous l’ombrage des fruitiers. Il aurait pu traduire les paroles des uns et les pensées des autres.

    – Dis-moi, Yves, dit-il comme s’il répondait à une question qui ne fût toutefois pas posée ; pourquoi avoir attendu un demi-siècle pour venir à notre rencontre ? Depuis longtemps, nous souhaitions, mon cher, te voir mettre le pied sur cette partie de la Terre. Cependant, elle conduit le visiteur vers ses premières émotions ainsi que ses meilleurs désirs et parfois aussi vers ses principales désillusions. Depuis que tu arpentes ce lieu, ne sens-tu pas la sérénité retrouver le chemin de ton âme ?

    – Si, je le ressens, mon cher Robert. J’éprouve à présent une fraîcheur bienfaitrice ; elle prend possession de mon corps. Elle est bonne  comme un verre d’eau humidifiant le gosier asséché du marcheur. Ah ! Mon ami ; si le destin ne nous avait pas séparés, avec tes mains habiles et mes projets foisonnants, nous serions devenus de grands bâtisseurs ! Mais les générations sont ainsi faites. Elles aiment se rencontrer et partager, mais en veillant à ce que leurs chemins restent parallèles et ne viennent qu’à se croiser quelques fois au hasard de la vie.

    – J’imagine ma marraine, fidèle à ses habitudes, se tenant non loin de toi, mon cher cousin !

    – En effet, comme elle le fut  là-bas, elle est toujours présente.

    – Alors, dis-lui que je conserve encore le goût de son sakafo (repas) ainsi que le timbre discret de sa douce voix emprunte de sa grande sagesse.

    Francine marchait, mais elle était éprouvée par la chaleur humide. Elle ne dit rien, mais elle profita de ce que les hommes bavardent entre eux pour s’éloigner vers un bosquet important de bambous. S’apercevant de son absence ils partirent à sa recherche. L’ayant retrouvée, elle leur avoua :

    – Continuez sans moi, j’ai besoin de reprendre mes esprits.

    Toutefois, ils n’allèrent pas jusqu’à la grande crique.

    – Nous devrions la rejoindre, proposa Robert. Nous aurons bien d’autres occasions de revenir vers la forêt.

    Ils se dirigèrent vers la maison qu’ils ne voyaient plus depuis longtemps, mais sans rencontrer Francine. Du côté de Robert, l’inquiétude se faisait présente.

    – Sans doute est-elle rentrée, dit Yves. Je la connais bien, c’est ce qu’elle a dû faire ne se sentant pas au mieux de sa forme.

    Robert pensa que la traversée de l’allée avait été trop pénible et que les anciens ne s’étaient pas privés de lui faire quelques reproches. De retour à la maison, ils la trouvèrent allongée sur le canapé de la terrasse, buvant un verre d’eau bien glacée. Elle se remettait d’un épisode relativement court, mais particulièrement éprouvant, confia-t-elle aux arrivants. Elle expliqua alors qu’elle s’était dirigée vers les bambous, sachant que ceux-ci se développaient en terrain humide.

    – Je pensais que la fraîcheur me serait bénéfique. Au retour, j’ai repris l’allée des ancêtres et je leur ai demandé de m’accompagner jusqu’à la case de nos cousins. Ils l’ont fait, je le reconnais ; mais il était temps que j’arrive, car j’allais sans doute tomber aux pieds des escaliers sans le secours de Jojo. Tu avais raison, mon cousin, les anciens sont bien auprès de vous. C’est grâce à eux que je suis revenue ! Qu’ils en soient remerciés. L’instant fut intense, mes amis et riches d’émotions. Merci d’avoir pensé à eux en créant ce merveilleux chemin. Je peux vous dire qu’ils sont heureux d’être avec vous.

    Durant leur séjour, ils firent connaissance avec le pays, en compagnie de leurs enfants qu’ils rejoignirent l’après-midi même. Est-ce à cause du climat, de l’ambiance, des retrouvailles ou de l’allée de Mahazoarivo ? Toujours est-il que promesse fut faite : ils reviendront plus souvent, mais non pour ne passer qu’un seul petit mois. La décision est prise, ce sera plusieurs fois par an !

     

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  • Moins expansif, découvrant le paysage il ne put se retenir de dire :

    — Je sais ton imagination fertile, ma chère, et je pensais que tu exagérais quelque peu. Mais je suis agréablement surpris de constater qu’il n’en est rien. Tu as parfaitement raison. Il y a beaucoup de ressemblance avec chez nous.

    S’adressant à son mari, elle lui confia qu’elle n’avait pas pu empêcher les larmes de couler devant un aussi beau spectacle.

    — Mais non, le rassura le cousin. Ce n’était que quelques perles de bonheur. Elles sont venues toutes seules, comprenant qu’il était important d’effacer les derniers souvenirs métropolitains afin de faire place nette pour accueillir de nouvelles images.

    Le premier petit déjeuner dans le pays de la famille eut un goût de miel, et aux couleurs emmêlées, traîna en longueur. Les exclamations succédaient aux émotions tandis que le soleil se pressait de rejoindre son observatoire au-dessus de la forêt.

    Robert se tourna vers le cousin et lui dit :

    — N’êtes-vous pas trop fatigués ?

    Accepterais-tu de faire la découverte du terrain ? Vous ne pouvez pas venir à la ferme du pois sucré sans vous rendre vers l’allée de Mahazoarivo !

    — Qu’est-ce que c’est que cette histoire, questionna-t-il avec étonnement ?

    Non pas qu’il n’eut jamais entendu prononcer ce mot ni cet endroit, mais il le savait à des lieues de là, et surtout, il appartenait depuis longtemps au passé.

     Mahazoarivo était un autre monde, et sur ce continent, il ressemblait plus à celui disparu de L’Atlantide qu’à une civilisation contemporaine. Se reprenant, il demanda encore :

    — Vous avez dans votre coin une allée qui porte le nom de la propriété de tes parents ?

    — C’est comme on te le dit, mon cher ; affirma la cousine, propriétaire des lieux du pois sucré.

    — Vois-tu, continua l’hôte, si personne ne prend soin de protéger les souvenirs, ils finissent par s’envoler !

    — Pour que rien ne vienne à tomber dans l’oubli, reprit son épouse, il n’a pas trouvé mieux que d’associer nos deux pays et plus encore les lieux afin que les anciens ne s’égarent pas dans l’espace. Là-bas ou ici, ils sont effectivement chez eux !

    Il ne te faudra pas être surpris par la variété d’arbres qui borde et ombrage l’allée. Eux aussi sont chez eux des deux côtés. Ce sont des jamblongs !

    Ainsi, comme tu peux le constater, en quelque endroit que ce soit autour du monde, nous sommes toujours chez nous ! À ce jour, il ne manque plus qu’une chose pour que les images se confondent : les bassins où maman aimait tant se rendre pour y pêcher nos délicieux poissons.

    Alors que la brume finissait d’étirer ses dentelles, Yves demanda :

    Dis-moi Jojo, quelles sont les limites de chez vous ?

    — Tu vois l’étage supérieur de la sylve, là-bas au fond, répondit-elle ?

    Tu t’enfonces encore un peu sous la forêt et c’est chez nous. Une crique fuyante nous sert de frontière naturelle.

    — Vous êtes équipés, s’informa Robert ? Alors en route pour la première aventure en terre guyanaise.

    Sous l’insistance des rayons sans pitié d’un soleil qui avait décidé de tout brûler en ce jour de retrouvailles, l’humidité remontait du sol, rendant l’air suffocant et emprisonnant les promeneurs d’une ambiance poisseuse, mettant les organismes à mal.

    — Attention où vous posez les pieds, annonça le chef de file. Il y a parfois de grands trous creusés par les tatous ou par d’autres bestioles !

    L’expédition prenait son rythme de croisière, entrecoupé de nombreuses haltes durant lesquelles on s’extasiait devant un arbre ou son voisin, les voyageurs étant désireux de connaître tout de leur histoire. Satisfaits des réponses apportées, l’équipe avançait de quelques pas et ainsi de suite jusqu’à l’entrée de l’allée.

    — À partir de ce pied de fruitier, mes chers amis, vous n’êtes plus en Guyane, claironna Robert, le cousin et la pièce rapportée de la famille, ainsi que l’hôte. Il n’est pas utile de nous presser. Nous allons remonter le temps. Je ne dirai plus rien, afin que votre imagination vous dicte vos remarques et fasse ressurgir des émotions éprouvées il y a  plus d’un demi-siècle.

    Je vous souhaite la bienvenue dans l’allée des anciens. Elle nous conduit vers vos souvenirs, et parmi eux, une vie qui vous parut douce et heureuse, puisqu’elle ne vous laissa pas indifférents ; celle que Jo et toi aviez connue.

    Bien que personne n’en parle, on devinait qu’une certaine oppression pesait de tout son poids sur les épaules des uns et des autres.

    À peine quelques questions furent elles posées et sans que personne ne l’ait vraiment imposé, le silence reprenait ses droits. (À suivre)

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  • UN CONTE DE NOËL 1/3

    À l’intention des cousins, Yves et Francine.

     

    – Lorsqu’elle s’éveilla, toutes affaires cessantes, elle se précipita sur la terrasse. Les rideaux baissés protégeaient les lieux d’une pluie menaçante, les transformant en une bulle particulière qui voudrait isoler les habitants d’un univers hostile. Les yeux de la belle jeune fille trahissaient son impatience de découvrir le monde de la forêt qui, à son insu, pénétrait déjà son âme et investissait son corps entièrement. Les fragrances tropicales exhalaient leurs trésors comme pour saluer la nouvelle arrivante.

    Soudain, elle sentit courir dans ses veines ces parfums merveilleux, à l’instant où ils rejoignirent les rivières de son pays aux flots fougueux qui transportaient la vie, en faisant une pose sur le rebord de son cœur. Son hôte ne voulut pas la faire attendre plus longtemps devinant qu’elle était prête à toutes les folies pour apercevoir cette terre étrangère qui, prétendait-elle, l’appelait discrètement. L’un après l’autre, il releva les rideaux. On se serait cru au théâtre, alors que dans la salle, l’anxiété mêlée au plaisir arrivait à son apogée quand, doucement, les spectateurs impatients enfin voyaient les acteurs se pavanant devant les décors. L’instant où la jeune fille découvrit l’environnement qui semblait s’approcher d’elle jusqu’à la toucher restera à tout jamais indescriptible.

    D’abord, elle ne dit rien. Puis on ne sut lesquels des ah ou des ho étaient les plus nombreux. Il n’était pas nécessaire de la serrer contre soi pour entendre son cœur battre la chamade. Il secouait son corps avec tant de force que l’on était en droit d’imaginer que la forêt venait de la posséder. L’hôte ne voulut pas troubler l’instant magique où la nature procédait tel un peintre délicat, par petites touches successives. Elle était là, debout, presque tétanisée, tandis que ses yeux s’embuaient d’une brume qui imita étrangement celle qui emprisonnait le décor.

    Elle ne fit rien pour retenir les larmes heureuses d’être enfin libérées. Son corps allait même les chercher au plus profond d’elle-même, devinant qu’en ce jour qui ne ressemblait à aucun autre, elles n’étaient que les témoins d’un intense bonheur.

    Un passant ayant eu l’audace de marcher sur le sentier qui menait vers les grands bois n’aurait pas manqué d’être surpris en entendant l’élégante dame s’écrier d’un timbre puissant : Brickaville ! Brickaville !

    – Je suis chez moi, à Brickaville !

    Bien qu’émue, la voix exprima clairement les accents métis appartenant à sa belle famille, prouvant ainsi qu’elle était bien une citoyenne du monde. Prenant soudain conscience qu’elle n’était pas seule, elle se retourna vers son hôte. Elle ne put lui adresser qu’un immense merci pour avoir insisté afin qu’elle se joigne au voyage de son époux.

    – Je t’en prie, lui dit-il simplement. Ton bonheur est suffisant au mien et je suis heureux d’avoir participé à un moment magique. Mais cet instant est le tien et tu ne dois pas le partager, sinon avec l’élu de ton cœur.

    À ce moment précis du jour qui finissait d’installer son décor et ses surprises, elle n’était plus aux côtés de ceux qui les accueillaient. Elle venait de s’envoler par-delà les continents pour rejoindre son île natale qu’elle avait abandonnée sur un autre océan.

    – Mon cousin, tu me fais le plus magnifique de tous les cadeaux, dit-elle. Elle n’eut aucune honte à laisser rouler quelques larmes jusqu’au sol. Elle ajouta encore qu’elles étaient de bonheur et qu’il était indispensable que la terre de ce beau pays en connaisse le goût, afin qu’il n’oublie jamais l’émotion qui avait pris possession d’elle.

    Son cousin lui dit alors :

    – Si l’endroit où elles sont tombées était un sillon nouvellement ouvert, je devine qu’à cet endroit serait éclose la plus merveilleuse des fleurs en ce matin de décembre.

    À grandes enjambées, elle allait d’une extrémité de la galerie à l’autre. On pouvait être certain qu’elle embrassait le décor naturel avec la même passion qui anime ceux qui retrouvent des parents perdus de vue depuis longtemps.

    Prenant conscience qu’elle ne pouvait plus garder pour elle seule ce bonheur particulier, elle admit qu’elle se devait de le partager avec son époux qui sommeillait encore dans la chambre voisine. Se retournant en direction de la pièce, elle cria :

    – Grand dormeur de mari, réveille-toi !

    Viens vite, nous sommes à Brickaville !

    Alerté par tant d’exclamations, il fit ses premiers pas en direction du chahut. (À suivre)

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