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    L'apprenti sorcier— Dans la grande salle de la ferme où l’âtre soufflait encore son haleine de cendres refroidies, entre le père et son jeune fils le dialogue était déjà lancé, ignorant le jour qui depuis un moment frappait à la fenêtre. Le père, penché sur le foyer, tentait de ranimer des flammes qui se voulaient timides. Il n’était pas contrarié, non, tout juste surpris que ce garçon qu’il avait à peine vu grandir lui parlât de nouveautés et de méthodes modernes conduisant à révolutionner l’agriculture. Toujours au-dessus du foyer, sans se retourner il interpella le jeune homme :

    — Ton grand-père, qui se tenait toujours éloigné des apprentis sorciers, disait toujours : 

    — Surtout, ne brusque pas la terre. Laisse la décider. Elle sait mieux que nous ce qui est bon pour elle. Ce dont elle a le plus besoin, c’est qu’on la laisse respirer en paix. Il suffit de tendre l’oreille pour l’écouter vivre, et ouvrir l’œil pour voir quand elle est heureuse. L’agriculture n’est pas compliquée si l’on a compris cela, on la rendra toujours heureuse. Le secret, je peux bien te le révéler : ce qu’elle aime avant tout, c’est sentir la douceur de ta main et plus encore lorsqu’elle se laisse aller entre tes doigts.

    — Se retournant vers son fils il lui demanda : qu’aurais-tu répondu toi à cet homme qui parlait comme un ingénieur ?

    Sans même prendre le temps de réfléchir, le jeune dit sur un ton qui ne souffrait pas d’être interrompu, toutefois sans arrogance :

    — D’abord, je lui aurais dit ce qu’il avait envie d’entendre.

    — Tu as raison, grand-père ! À cette déclaration, je suis certain qu’il aurait été content. Je sais bien que la terre devine mieux que nous ce qui est bon pour elle ou non. Mais je suis sûr qu’elle ne refuserait pas un petit coup de main. Elle aussi, elle aime quelques douceurs. J’aurai continué ainsi :

    En somme, elle est comme toi, à force de vous côtoyer vous avez fini par vous ressembler. C’est sans aucun doute pour cela que vous vous entendez si bien. Tu aimes ton bon petit vin qui accompagne le repas, tu apprécies ton eau de vie de cerises avec ton café chaud et fort. À ces plaisirs s’ajoute celui de la pipe bourrée avec des gestes attentifs qui dénotent une longue habitude, assis devant la cheminée où tu finiras par sommeiller un moment.

    — En fait Grand-père, si l’on réfléchit bien, toi non plus tu n’as pas besoin de ces menus plaisirs. Mais tu les apprécies et ils te rendent serein puisque si souvent tu t’endors, même que la pipe s’éteint pour ne pas te déranger. Ce que je crois, aurai-je ajouté, c’est que la terre ne refuse jamais un petit coup de main. Elle aussi a besoin de ces bonnes choses pour souffler un peu.

    Le Père écoutait son fils en souriant. Il avait sa petite idée sur les raisons qui poussaient le fils à vouloir marquer de son empreinte le domaine sur lequel s’étaient épuisées des générations avant eux. Ils avaient tant donné les uns après les autres, qu’on ne savait plus qui de la terre ou des gens faisaient le plus d’efforts pour se ressembler. Mais le temps d’alors n’était pas aux profits.

    On restait sur la terre par amour, parce qu’on l’aimait passionnément, comme un enfant aime sa mère. Loin des esprits était le dessein de l’agriculture moderne, presque artificielle, avec des substances si étranges qu’elles empoisonnent le milieu naturel. Regardant son fils à la dérobée, le père comprit que l’on venait d’entrer dans une ère nouvelle. Des enjeux considérables étaient engagés et rien ni personne désormais ne ferait reculer le processus engagé, hormis la sagesse des hommes.

     — À l’étage, des pas incertains résonnèrent, indiquant que les sabots et les pieds qui les investissaient n’avaient pas terminé de faire connaissance.

    — Oh ! La mère, s’écria le chef de maison, alors qu’elle faisait son entrée dans la grande pièce : viens vite écouter. Dans la discrétion de la nuit, on nous a livré un nouveau « grand-père la science ». Et je peux te dire qu’à l’ancien, il ne doit rien ! Plus fort que lui, il est ! L’autre, il marchait dans le sillon de sa connaissance, le nouveau y baigne complètement.

    — Résigné, mais pas convaincu, il se rendit à la raison du plus jeune. La terre n’était pas seulement à lui, mais à leur famille et il serait bientôt l’heure de la transmettre. Il savait que les modifications ne concernaient pas uniquement les campagnes, il était donc inutile de vouloir résister au changement qui avançait, imperturbable, vers eux.

    — C’est entendu ! dit le père, en signe de ralliement. Allons pour les nouveaux produits. Ils nous aideront peut-être à défaut de nous enrichir.  

    La suite, nous la connaissons. Le Grand-père, bien avant eux, l’avait deviné.

     

     Amazone. Solitude.


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  • Reflets de mémoireUne vie se retire

     

    Dialogue au cœur de la nuit entre une vieille femme et un enfant

     

    — Mon petit, ce soir n’est pas un soir ordinaire. Je te demande une faveur, moi qui n’ai jamais rien réclamé à qui que ce soit, me voilà quémandeuse. J’aimerai que tu n’éteignes pas les bougies. Vois-tu, elles ont depuis tant d’années accompagné ma vie, qu’elles peuvent bien supporter ma mort, maintenant.

    — Pourquoi avoir de telles idées ? Tenta de demander le jeune garçon.

    — Je t’en prie, laisse-moi parler, ce que j’ai à te dire est de la plus haute importance. Je sais que te voilà en âge de comprendre bien des choses, même si elles ne te sont pas destinées. Et puis, il y a si longtemps que nous sommes ensemble, qu’il n’est plus temps d’avoir encore des secrets entre nous. Je ne veux pas que tu mouches les bougies, car j’aurais la sensation que c’est sur le peu de vie qui me reste que tu soufflerais. J’ai le pressentiment qu’elle arrive à son terme et qu’au plus profond des ténèbres, sans doute elle se sera enfuie vers un autre monde.

    — Mais enfin, essaya encore l’enfant, ce n’est pas raisonnable de penser de telles choses. Ce soir, précisément, je te trouve bien mieux que les autres jours !

    Je sais, mon corps ressent aussi ce changement qui se prépare. Je le connais bien, tu sais, depuis toutes ces années que je passe à l’écouter. Je sais que pour lui son chemin de souffrance va se terminer. Si je me sens mieux, c’est qu’en vérité petit à petit il me prépare au grand départ et pour se faire pardonner, il permet aux plus belles images que l’existence m’a offertes de repasser une dernière fois devant mes yeux. Elles sont comme les heures chaudes des beaux jours qui ont construit et illuminé mes souvenirs. C’est vrai qu’avant la maladie j’existais, cela, la douleur me l’avait fait oublier. En fait, c’est cela que je désire que tu dises à ma fille.

    Le garçon allait protester, mais elle l’interrompit avant qu’il ne prononce le premier mot.

    — Ne dis rien, continua-t-elle, je sais qu’elle ne t’aime guère et tu ne t’es jamais privé de lui faire savoir que tes sentiments à son égard étaient les mêmes. Mais elle doit savoir que malgré tout ce qui nous a divisés, dans mon cœur, il y a toujours eu une place pour elle, bien qu’elle pense que je ne l’avais jamais aimée. Un jour, tu comprendras que la vie nous transporte dans un tourbillon qui nous fait oublier jusqu’à nos propres personnages. Il arrive que des jours nous séparent, parfois, au contraire ils nous unissent en prenant soin de ne pas nous laisser le temps de nous confier nos sentiments.

    C’est sans nul doute la faute de notre condition de gens modestes qui a fait que les mots qui font plaisir à entendre ou à prononcer, nous éprouvons toujours de la difficulté à les prononcer. Humblement, je reconnais qu’il nous arrive même de les écarter de la main lorsqu’ils insistent pour occuper nos esprits. Tout cela, j’ai mis longtemps à le comprendre, beaucoup trop sans doute.

    C’est pourquoi nos vies semblent si injustes, si différentes, si vides d’émotions. Quand les pensées ne sont pas visitées par l’amour, d’autres sensations les remplacent. Parfois, elles sont regrettables et semblent ne jamais vouloir finir. Elles sont dans nos têtes pareilles aux matins d’hiver quand la brume n’en finit pas de s’accrocher à tout ce qui vit. Ces heures grises, je les ai maudites, mais sans cesse elles revenaient.

    Dis-moi, y a-t-il une fenêtre d’ouverte par où le vent viendrait faire trembler la flamme des bougies, ou dans ce silence de la nuit est-ce ma vie qui vacille à la vue de l’inconnue ? Peut-être est-ce le vent de l’enfer qui souffle son air maudit, pour me punir de n’avoir jamais pu dire la vérité. Toujours est-il mon enfant que voilà mes souffrances éteintes. À l’instant, je ne sens plus mon corps. C’est comme s’il flottait dans l’air.

    Je voudrais que tu me fasses une dernière faveur, mon petit. Avant que la maison se réveille, j’aimerai que ce soit toi qui me fermes les yeux, si à ton réveil ils sont encore ouverts. Ainsi, ma fille pensera que je me suis enfuie de ce monde pendant mon sommeil. Crois-moi, cela sera mieux pour tout le monde. 

    Il te faudra, plus tard, lui dire autre chose aussi. Quand tu sentiras qu’en ton cœur la douleur s’apaisera, que les souvenirs prendront quelques distances, il sera l’heure pour lui révéler que jamais je n’ai cessé de penser à elle. Je l’aimais, cependant, mais je devine que nous étions trop fières pour échanger cet amour ; nous n’étions que des orgueilleuses qui ne daignèrent un jour, avouer nos faiblesses et accepter que l’une se réfugie dans les bras de l’autre. La vie est courte, elle ne nous a pas donné le temps de nous rapprocher.

    La nuit poursuivit son chemin sans que le jeune homme trouve le sommeil qui l’aurait coupé de la réalité. La flamme s’est éteinte ; la vie aussi, comme si l’une dépendait de l’autre.

    L’enfant non plus n’eut pas le temps de dire la vérité à la marâtre. Pris à son tour dans la spirale infernale de l’existence, il partit trop tôt à travers le monde, pressé de vivre les années que la vie lui promettait.

     

    Amazone. Solitude  


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  • Le lavoir de mon village  

     

    Reflets de mémoire— Il y a bien longtemps, le monde n’était pas parcouru comme aujourd’hui par des fils invisibles tissant une immense toile. Internet n’était pas encore dans les cartons de projets, et pour téléphoner, nous nous rendions à l’établissement des postes et télécommunications, où l’on nous attribuait une cabine, après que la préposée ait composé le numéro demandé. Cependant, dans chaque village existait une forme de forum, un précurseur de MSN et autres liaisons qui ne souffraient pas encore de l’indifférence du virtuel. Parmi les moyens de communication les plus sûrs, il y avait l’indestructible lavoir que les plus anciens connaissent bien.

    Celui de mon village, je le reverrai toujours, même si un jour, dans ma tête il fera sombre, car en mon oreille, résonneront encore les coups de battoirs, assénés avec force vigueurs et parfois même avec rage, sur des lins à la trame solide et des coutils rebelles.

    Il était en contre bas de la route, accoudé à la petite rivière qui s’écoulait depuis la sortie du village. Une petite digue en ralentissait le cours et lui donnait l’allure d’une indiscrète tendant l’oreille aux propos échangés.

    Il faut bien comprendre qu’en ce temps-là, rien de ce qui se passait dans les foyers des environs, y était-tu. Le lavoir était ce lieu sacré où se faisait et défaisait l’évènement. En souriant, on y mariait quelquefois les jeunes gens, et on prétendait aussi faire se rencontrer des étrangers qui ignoraient qu’il puisse exister une âme sœur en ce lieu plus connu pour ses médisances que les talents de poétesses des laveuses. En secret, il arrivait même que l’on y démariait des couples chez qui, parait-il, l’orage grondait en se fichant bien des saisons.

    Curieuses, les laveuses ? Non, elles tenaient seulement à être informées des évènements qui se passaient chez les autres, et elles n’avaient pas leur pareil pour obtenir en premier les informations qui n’avaient pas encore passé les portes des maisons. Si les nouvelles étaient jugées un peu minces, elles n’hésitaient pas à en rajouter une ligne ou deux, histoire d’entretenir une belle conversation.

    Chez nous, nous appellerons Aline, celle qui venait deux fois par semaine. Le dimanche, si nous avions reçu quelqu’un inconnu des environs, le lundi matin nous connaissions la question qu’elle prononcerait dès son arrivée.

    — Je ne suis pas curieuse, mais je voudrais bien savoir qui était chez vous hier. Oui, la bonne dame ne tournait pas autour du pot ; elle était pressée, donc elle attaquait la question dès le seuil franchi.

    — Comme personne n’avait vraiment de secret à garder, avec un malin plaisir on lui répondait en faisant durer le plaisir, afin, disait la maitresse de maison, qu’elle en ait vraiment pour son argent afin qu’elle puisse alimenter la conversation. Le lavoir, à coup sûr, n’aurait jamais supporté une laveuse trop discrète.

    Par tous les temps, ces dames étaient sur la route, ignorant les caprices du climat. Elles allaient, vieilles femmes menues, dans leurs habits noirs, traînant les pieds chaussés de sabots qui claquaient sur le chemin. Elles poussaient la brouette fine, presque élégante que le menuisier construisait à l’identique pour chacune d’elle. La panoplie était complétée par la planche à laver qui aurait pu raconter bien des douleurs des genoux, et d’un battoir sous les coups desquels aucune trace ne faisait mine de résister.

    L’aube n’avait pas fini de suspendre ses couleurs, qu’elles partaient, les unes derrière les autres vers leur lieu de souffrance.

    Inlassablement, elles allaient et venaient. Il n’y avait guère qu’au plus fort de l’hiver, alors que la rivière s’ennuyait prisonnière de la glace, que les lieux restaient déserts. Ces jours-là, c’était à elles qu’elles pensaient. De leurs doigts déformés et noueux comme des ceps de vignes ayant connu un siècle, elles ravaudaient leur linge. Il est bien connu que c’est toujours la couturière la plus mal habillée, disaient-elles en souriant.

    Aux beaux jours, quand le linge séchait sur les ronciers et autres mûres, elles s’accordaient quelques instants de détente durant lesquels les rires l’emportaient sur les coups de battoirs. Dans un coin abrité du lavoir, il y avait un renfoncement pour le feu sur lequel le repas frugal patientait, ou pour faire bouillir le linge dans les grandes lessiveuses.

    Parfois, il n’était pas utile de tendre l’oreille pour comprendre qu’un personnage de leurs connaissances avait quitté les siens.

    Les genoux calés dans le logement de la planche, le dos plus voûté qu’à l’ordinaire, c’était sur le linge que l’on battait le plus fort, comme si ce jour-là il était plus sale que d’habitude.

    C’était un peu surprenant, mais il y avait aussi des larmes qui s’enfuyaient dans la rivière en se logeant dans les bulles de savon, comme si elles voulaient quitter les yeux dans les meilleurs délais.

    C’est que ce jour triste, les lèvres ne se desserraient guère pour exprimer la colère et surtout on s’abstenait de toute médisance.

    Demain serait un autre jour, disait-on, comme pour s’excuser et il sera toujours temps de faire l’inventaire du cortège qui suivait le corbillard tiré par l’infatigable cheval blanc.

     

     

    Amazone. Solitude 


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  • — Dans un village perdu du bout du monde, j’observais un brave homme qui, de son ouvrage, jamais ne levait son regard. Timidement, je m’approchais et osais lui demander :

    — Dis-moi beau tisserand, voilà des jours que je t’observe et il me semble que de ton métier, jamais tu ne te relèves. Chez nous, vois-tu, depuis toujours il est dit : « Chaque jour sur le métier remet ton ouvrage », pour faire comprendre qu’une chose n’est jamais finie. Mais sur le tien, ton travail jamais ne le quitte. Me dirais-tu la raison qui fait que ton ouvrage n’est jamais terminé ?

    — Je te trouve bien curieux, ami étranger, sillonnant nos terres. Chez nous, comme sans doute tu l’auras compris, rien ne se fait dans le secret. Chacun doit voir à tout moment ce qui se passe dans le village, ce qui s’y dit et nul refrain de nos chants, tristes ou enchanteurs ne doit être murmuré.

    Pour en venir à ta question, puisque ton regard n’a pas quitté mon métier, en toute simplicité je me fais un plaisir d’y répondre.

    Au dernier Conseil des Anciens, nous avons décidé que le moment était venu pour que chacun des habitants de notre village fasse quelque chose qui ravirait nos ancêtres, afin qu’ils entendent nos prières. Toi qui marches depuis des jours, n’as-tu pas remarqué combien nos contrées sont devenues tristes ? Elles se vident de leur jeunesse comme l’animal blessé, perdant son sang, goutte après goutte, jusqu’à une mort certaine. C’est cela qui nous attend si nous ne réagissons pas rapidement.

    Tu as remarqué comme moi que les temps ont changé. De nos jours, les chimères rodent dans la savane et autour de nos cases et notre jeunesse succombe à leurs charmes. Ils n’ont rien dans les mains, rien dans la tête, rien dans la vie, mais ils partent cependant grossir les rangs des malheureux dans les capitales. D’autres encore, plus téméraires, préfèrent abandonner le continent, ignorant les jours et les évènements qui les attendent, de l’autre côté des mers.

    Tout cela, cher ami, j’en suis intimement persuadé, ne peut conduire qu’au désastre. L’homme n’est pas un oiseau pour décider que le temps est venu de partir vers d’autres horizons. Contrairement à eux, nous sommes incapables de lire dans le ciel si demain sera différent d’aujourd’hui et si ailleurs quelqu’un nous y attend.

    De mon temps, nous ne quittions le village qu’une fois. C’était le jour qui suivait la visite de nos ancêtres. Ils étaient venus dans la discrétion de la nuit, annoncer que l’un de nous devait sans tarder les rejoindre. Discrètement, l’homme désigné partait vers la forêt, en direction de notre site sacré. Il n’est pas très éloigné, car nulle âme ne doit se perdre en chemin. N’oublie pas que si le corps retourne au lieu de la création, l’âme, elle, est indispensable pour ceux qui restent. Parce que, vois-tu, quand l’âme a été heureuse, elle revient toujours au milieu de ceux qu’elle a aimés et elle choisit une personne jeune de préférence, qu’elle guidera au fil des jours. C’est comme si nous étions immortels !

    — Mais, dis-moi, bel artisan, je t’écoute avec la plus grande attention, cependant, je ne saisis toujours pas quel est le lien avec ce que tu fabriques depuis des jours.

    — Sans le vouloir, étranger, tu viens de citer le mot le plus important ; le lien !

    Nous savons que non loin de nos contrées, rôdent les âmes de ceux de nos enfants qui se sont perdus en chemin. Inutile de les chercher, tu ne peux les apercevoir si tu n’es pas un initié, et encore moins, toi qui es étranger. C’est le soir, alors que la nuit nous isole du reste du monde, que l’on peut les entendre geindre et se lamenter. Oui, ils se lamentent, car ignorants qu’ils étaient au milieu de nous, davantage ils le sont devenus dans un autre monde. Ils étaient partis chercher ailleurs ce dont ils rêvaient de posséder ici. Il est vrai que nous n’avons pas grand-chose, mais ils refusèrent de croire que pour exister, nous avons la vie, l’espoir et la liberté.

    C’est suffisant pour rendre un homme heureux. Ceux qui ne l’ont pas compris ont préféré quitter la lumière pour se perdre dans l’ombre. Beaucoup le regrettent, car ils y ont perdu leur dignité. Un jour, en un lieu que nous ignorons où il se trouve, le ciel les a vu tomber et depuis, leur âme erre dans l’éternité.

    Tu comprends maintenant pourquoi je tisse ce lien. Il doit ressembler à un chemin. Je ne m’arrêterai que lorsqu’il fera le tour de la terre. Il doit être reconnu par tous et il doit les conduire jusqu’au village où les attend leur dignité et où leur âme doit se repentir avant d’investir l’esprit d’un innocent.

    Nous savons qu’il y aura des voyages difficiles, car des âmes, il y en a partout, égarées autour du monde. Les plus fortes devront accompagner les plus faibles, qui pour la première fois seront libres, même si leurs corps, eux, sont morts entravés dans les bras des chimères, tandis que les plus anciennes devront se défaire définitivement des chaînes dont tes ancêtres les avaient affublés.

    — Merci, tisserand, de me le rappeler ; et en leurs noms, je te demande de me pardonner.

    — Nul n’est tenu de s’agenouiller pour des fautes qu’il n’a pas commises, mais nul ne peut et ne doit oublier ce qui s’est passé, si un jour il veut trouver la paix de l’âme.

     

    Amazone. Solitude 


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  • Un bonheur Simple— S’il vous arrive de passer non loin de la forêt, n’hésitez pas à emprunter la piste en terre rouge. Elle vous conduira à la lisière et sans plus de manière, apercevant l’un ou l’autre des habitants, vous demanderez à être reçu.

    Mais sans doute n’aurez-vous pas à le demander, car chez nous, il se trouve toujours quelqu’un qui devine votre arrivée. C’est que dans chaque arbre habillant la forêt il y a un concierge qui lance son trille particulier pour annoncer qu’un voyageur marche vers le village et qu’il nous faut prévoir de quoi le rafraîchir et même le restaurer. Surtout, ne soyez pas surpris par la taille de nos demeures. Elles sont sobres, car elles nous ressemblent. Je vous rassure, la sobriété n’a rien à voir avec des moyens que vous qualifiez être financiers.

    N’allez pas non plus vous imaginez qu’elles sont ainsi parce que nous manquons d’ambition. En ce domaine, nous n’avons rien à envier aux autres peuples. Il y a longtemps que le mot ambition a disparu de notre vocabulaire. Sans doute vais-je vous décevoir, mais pour nous, vivre est déjà la plus belle récompense que l’existence a déposée le long de nos pistes poussiéreuses ou boueuses selon la saison. Voilà bien longtemps que nous avons compris que vivre pleinement la vie se présentant à nous est en soi une belle, même très belle ambition quand on a décidé de la mener à son terme.

    Vous le voyez, c’est un désir tout simple, mais je puis confirmer qu’il se suffit à lui-même, comme peut l’être n’importe laquelle des histoires qui laissent sur les visages un sourire, la dernière page à peine fermée. Vivre intensément, le jour, le mois puis l’année et toutes celles qui lui succèderont est pour nous comme une belle route sur laquelle nos pas ne se lasseraient jamais d’avancer, en soulevant derrière eux non pas de la poussière, mais la plénitude allant se nicher dans le cœur des hommes.

    En quelque sorte, c’est comme si nos poumons nous recommandaient de les remplir sans aucune modération, depuis notre plus tendre jeunesse jusqu’à notre belle vieillesse.

    Pour ajouter à notre bonheur, aucun artifice d’aucune sorte n’est requis. Un enfant avec son sourire et ses mots innocents comble notre joie. S’il doit avoir un ou plusieurs frères et sœurs, il nous suffit d’agrandir notre case, quand ce n’est pas une nouvelle que l’on construira.

    Elle ressemblera à la précédente. Elle sera simple comme notre bonheur et sans meuble particulier, car nous n’avons aucune richesse autre que la vie à cacher.

    Les vraies richesses sont en nous, réfugiées depuis toujours dans nos cœurs.

    Il n’est pas innocent que notre nid se situe à deux pas de la futaie, avec en contrebas, une rivière qui paresse. Ils sont notre garde-manger. La rivière élève le poisson qui accompagne la poignée de riz, tandis que la forêt nous offre le bois qui alimente le feu.

    Les palmiers sont nombreux à nous donner leurs fruits à huile, et les cocotiers nous font don de noix dont l’eau éloigne chaque jour le docteur.

    Nos volailles ne s’ennuient pas dans un poulailler ; elles vivent autour de nous, picorant de-ci de-là, en maintenant les insectes indésirables à bonne distance.

    Les grands bois nous procurent le gibier qui se transforme en fricassées, tandis que les fruitiers tout au long de l’année nous gavent de leurs fruits juteux et savoureux.

    Oui, notre cuisine est à l’extérieur ; nous estimons inutile d’enfumer notre proche environnement, sauf en cas d’invasion de moustiques ou autre insectes ailés et bourdonnants. Chez nous, les casseroles n’ont jamais le temps de s’impatienter le ventre vide. Ce n’est pas que nous soyons plus gourmands que les autres, mais nous savons que le bonheur parfois habite aussi les ventres.

    Chaque jour, le ciel nous dispense la lumière pour travailler et admirer les gens heureux, alors que la nuit nous prête sa douceur pour y déposer nos rêves.

    En dehors de l’amour qui nous accompagne et qui parfois déborde de nos cœurs, je ne vois pas ce qui pourrait bien ajouter à notre bonheur.

    Si, je le devine, ce sont vos regards et vos sourires, mais puisque vous êtes là, nous les acceptons et en échange nous vous offrons notre amitié que je vous charge de partager avec ceux que vous aimez.

     

     

     Amazone. Solitude 


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